Par Reuters - Date: il ya 45 minutes 3 réactions
MALI - L'opération de reconquête du nord du Mali pourrait fournir l'occasion à l'armée malienne et aux milices communautaires de se venger contre les civils touaregs, assimilés indistinctement aux djihadistes et aux rebelles.
Peuple berbère, les Touaregs vivent dans cinq pays de la bande sahélo-saharienne. Minoritaires, les "hommes bleus", autrefois totalement nomades, sont aujourd'hui marginalisés. Au nord du Mali, outre la présence d'islamistes armés, les civils craignent de subir des représailles de l'armée de Bamako.
Ils se dénomment eux-mêmes avec fierté Kel Taggelmoust, "ceux qui portent le voile", Kel Tamachek, "ceux qui parlent le Tamachek" ou encore Imajeren, les "hommes libres". Leur long turban teinté d'indigo, qui déteint sur la peau, leur vaut en Occident le surnom d'"hommes bleus". Mais tout le monde les appelle Touaregs -les "isolés"- terme que les conquérants arabo-musulmans ont attribué, à partir du VIIe siècle, à ce peuple qui préférait se réfugier dans le désert plutôt que se soumettre.
Ils sont aujourd'hui au moins 1,5 million, répartis entre cinq pays: Niger (800 000), Mali (500 000), Libye, Algérie et Burkina-Faso (de 30 000 à 50 000). Les Touaregs, d'origine berbère, sont l'un des derniers peuples sahariens pratiquant l'élevage nomade. Pendant des siècles, ils ont aussi régné, avec les Maures, sur le commerce caravanier transsaharien. Ils opéraient des razzias sur les voyageurs et commerçants traversant leur territoire. Les tribus se regroupaient en un système de confédérations politiques régionales: Kel Ahaggar (ceux du Hoggar, en Algérie), Kel Ajjer, Kel Adar (Mali), Kel Aïr (Niger), etc.
La société touareg traditionnelle, très hiérarchisée, s'est organisée en tribus nobles, tribus vassales (imrad) et lignées religieuses. Ces hommes libres, clairs de peau, possédaient des esclaves, noirs. Cette pratique, indéniable et systématiquement reprochée aux Touareg, a pourtant existé chez quasiment tous les peuples de la région...
Les Tamachek préservent aujourd'hui encore des traditions originales: les femmes, qui ne se voilent pas le visage, bénéficient d'une liberté inégalée dans le monde musulman. La monogamie est de règle et, en milieu nomade, la mariée reste propriétaire de sa tente et de ses chèvres. Mais, à cause des sécheresses récurrentes (1973-1974, 1984-1986, 2010) et de la mort des troupeaux, le nomadisme est devenu minoritaire.
Pourtant, la vie itinérante, au pas du dromadaire, les nuits passées sous la tente ou à la belle étoile, restent un idéal de vie pour les Tamachek. Dès qu'une occasion se présente, on saute dans les 4x4, on enfourche les motos pour passer une journée "en brousse" ou le temps de faire un boeuf à la guitare électrique.
Nomades, "chômeurs" et rebelles
Le monde touareg, profondément ébranlé durant la période coloniale, a été morcelé par les indépendances africaines, dans les années 1960. Divisés par le tracé rectiligne des nouvelles frontières, les nomades sont devenus Nigériens, Maliens, Algériens, Libyens... Ils se retrouvent alors rejetés aux marges désertiques des Etats naissants: des territoires immenses, difficiles à contrôler, très éloignés des capitales.
De plus, les Tamachek font souvent face à des fonctionnaires venus d'autres régions pour installer l'autorité du pouvoir central. "Au nord du Mali, notamment, beaucoup de Touaregs ont eu, à l'époque, le sentiment d'être recolonisés par des gens qu'ils ne connaissaient pas, explique Pierre Boilley, historien spécialiste du Sahara. Pour le régime socialiste de Modibo Keïta, les Touaregs étaient des "féodaux" qu'il fallait mettre au pas. "En 1963, les tribus de l'Adrar des Ifoghas, dans la région de Kidal, se révoltent. La répression de l'armée malienne contre les "peaux rouges" (ou "oreilles rouges") est terrible: humiliations, empoisonnement des puits, exécutions sommaires...
Cet épisode tragique est resté dans les mémoires. Sur fond de frustration économique et de tensions intercommunautaires, le nord du Mali, ainsi que le nord du Niger, s'est embrasé à plusieurs reprises: 1990-1992, 1994-1996, 2006... janvier 2012. "A chaque sortie de crise, les accords de paix prévoyaient des programmes accrus de développement et une plus grande autonomie régionale, poursuit Pierre Boilley. En fait, cela s'est souvent résumé à une gestion clientéliste: des pouvoirs accordés à quelques obligés de Bamako et de l'argent envoyé pour calmer tel ou tel groupe trop remuant."
Ces trente dernières années, la société touareg a connu de nombreux bouleversements. Après la perte de leur bétail, beaucoup de nomades se sont sédentarisés dans les villes sahariennes ou ont échoué dans les bidonvilles des métropoles subsahariennes. Des milliers d'autres, désoeuvrés, ont pris le chemin de l'exil, attirés notamment par les salaires de l'industrie pétrolière en Libye.
Durant les années 1980-1990, la génération des Ichoumar -du français "chômeur"- a ravivé le vent de la fronde. Cela d'autant plus que feu le colonel Kadhafi n'a eu de cesse d'instrumentaliser la cause touareg pour déstabiliser ses voisins. C'est ainsi que des contingents de Kel Tamachek, enrôlés dans la Légion islamique, ont appris le métier des armes. Un exemple: Iyad ag Ghali, qui dirige aujourd'hui le groupe islamiste Ansar ed-Dine ("Défenseur de la religion"), a notamment combattu, sous commandement libyen, au Liban, en 1982, et au Tchad.
2012: l'embrasement et l'occupation du nord du Mali
Ces "vétérans" ont joué un rôle crucial dans les événements tragiques au début de 2012. Revenus lourdement armés dans le nord du Mali, après l'effondrement du régime de Kadhafi, des centaines de combattants aguerris ont fait basculer le rapport de force vis à vis de Bamako. De plus, des unités d'élite touareg de l'armée malienne, formées par les Américains et les Français, ont déserté pour rejoindre la rébellion relancée par le Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA), en janvier 2012.
Pour chasser les militaires maliens, ce mouvement séparatiste, "laïc", s'est tout d'abord rapproché de son rival, Ansar ed-Dine, groupe islamiste majoritairement touareg, allié à Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi). Le 6 avril 2012, le MNLA proclame unilatéralement l'indépendance de l'Azawad, territoire qui recouvre les deux tiers nord du pays. Une annonce aussitôt rejetée par la communauté internationale. Et, rapidement, le MNLA se fait dépasser, puis chasser des villes de Kidal, Tombouctou et Gao par les groupes islamistes: Ansar ed-Dine, Aqmi et le Mouvement pour l'Unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest (Mujao).
Depuis, ces trois mouvements appliquent la charia et terrorisent les populations locales. Le MNLA, lui, a renoncé à ses ambitions d'indépendance, pour tenter de revenir dans le futur jeu des négociations. Il a même proposé ses services aux forces de l'opération Serval, pour combattre les djihadistes sur leur terrain, dans le grand nord du Mali. En vain, pour le moment. Quant à la frange modérée d'Ansar ed-Ddine, elle vient d'annoncer sa scission avec Iyad ag Ghali, pour créer le Mouvement islamique de l'Azawad (MIA), qui affirme désormais rejeter "toute forme d'extrémisme et de terrorisme" et "s'engage à les combattre".
Les civils fuient la guerre et craignent des représailles
D'ores et déjà, les combats et les exactions des djihadistes ont fait fuir des centaines de milliers de personnes, toutes communautés confondues. Les ONG dénombrent environ 230 000 déplacés à l'intérieur du pays et près de 150 000 réfugiés dans les pays voisins: Mauritanie, Niger, Burkina... Ces derniers jours, l'ancien maire de Kidal affirmait à L'Express que des milliers de Touareg de la région se réfugient à la frontière algérienne, fermée depuis le 14 janvier dernier. "Ils craignent des bombardements, les réactions incontrôlables des djihadistes, mais aussi les bavures des soldats maliens s'ils reprennent les territoires", explique-t-il.
Car, pour beaucoup d'observateurs, le déclenchement de l'opération de reconquête du nord du Mali peut fournir l'occasion à l'armée malienne et aux milices communautaires de se venger contre les civils Arabes et Touareg, assimilés indistinctement aux djihadistes et aux rebelles. Des exactions ont d'ores et déjà eu lieu le 19 janvier dernier, à Sévaré, comme l'a révélé, sur place, la correspondante de L'Express.
Rapportée par Le Monde, une déclaration récente du chef du Ganda Koy ("fils de la terre"), principal groupe d'autodéfense de la communauté Songhaï, fait froid dans le dos: "Nous considérons tous les Tamashek comme des MNLA [rebelles]. Il n'y a personne qui ne soit pas complice." L'Etat-major français, qui encadre les opérations militaire, est conscient de ces risques. Sur le plan des droits de l'homme, mais aussi en ce qui concerne les enjeux politiques régionaux.
Certes, au Niger -qui envoie 500 soldats au Mali pour combattre les djihadistes - la communauté touareg est aujourd'hui bien intégrée. "Mais si les opérations tournaient au massacre de nos frères, nous ne pourrions pas rester les bras croisés, avertit un ancien membre d'un mouvement rebelle nigérien des années 1990. Et cela concernerait tous les Touareg..." Au-delà de l'intervention militaire en cours, une résolution durable de la crise au Sahel ne pourra avoir lieu sans de véritables progrès sur la délicate "question touareg".
Par Boris Thiolay, publié le 25/01/2013 à 12:41, mis à jour à 14:12
REUTERS/Florin Iorganda
Source: Reuters
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