LE MONDE | Hubert Bonin (professeur d’histoire économique à Sciences Po Bordeaux et à l’UMR GRETHA – université Montesquieu-Bordeaux-IV)
La boucle du Niger séduit les états-majors parisiens depuis plus d’un siècle, l’actualité la plus récente en est une illustration. Si à l’origine des intérêts économiques « impérialistes » inspirent le mouvement militaire, les enjeux géopolitiques dominent, avec « la course à l’Afrique » : dans le sillage du congrès de Berlin (1885), expéditions des géographes et des militaires dessinent la carte des empires français, britannique, belge et allemand.
Parmi les royaumes autochtones a émergé celui de Samory, avec quelques dizaines de milliers de soldats plus ou moins organisés et armés. Entre 1886 et 1889, depuis le Sénégal, le général Gallieni (1849-1916) conquiert le Fouta-Djalon et la Guinée, puis se porte vers le Niger : Bamako (1883) et le Soudan français (Mali), colonie en 1892 ; c’est un succès du parti colonial, qui fédère hommes politiques, hommes d’affaires et cercles de hauts gradés. Samory Touré et 25 000 soldats résistent entre 1892 et 1895 ; après une progression à sauts de puce en 1895-1897, des colonnes attaquent Samory Touré dans les montagnes des Dioulas ; sa sortie dans la savane permet de le capturer en septembre 1898.
Ainsi pacifiée, la boucle du Niger devient un enjeu économique pour le Comité de l’Afrique française créé en 1890 et l’Afrique occidentale française instituée en 1895. Un accord signé en 1898 entre la France et le Royaume-Uni institue une vaste zone de libre-échange dans l’espace du Niger, du Nigeria et de la Côte d’Ivoire, jusqu’en 1936.
OFFENSIVE ÉCONOMIQUE
Les maisons de commerce rivalisent : CFAO, SCOA, des dizaines de sociétés individuelles et Le Niger français, la filiale d’un groupe anglais (UAC puis Unilever), installent leurs « factoreries » puis des succursales sur les places d’échanges. Depuis le chemin de fer Dakar-Bamako-Koulikoro à l’ouest (650 km construits par l’armée en territoire malien en 1888-1904) ou par les pistes, les besoins des administrations, des troupes, des colons, des entreprises ou des autochtones dotés d’un pouvoir d’achat suffisant sont satisfaits par ces courants d’importations minimes : le Mali n’est pas « central » dans l’économie ultramarine française !
L’offensive économique prend une autre dimension, utopique ! « La plus grande France », suivant l’idéologie des années 1920-1930, lance un programme de mise en valeur systématique. L’espace de la savane peul et touareg reçoit comme mission de développer son élevage, ce qui conduit à l’installation de stations vétérinaires et à l’arrivée de conseillers : modernisé, il exporte des cuirs et des peaux vers la métropole. Surtout, du Tchad et de la Centrafrique au Mali, on construit un empire du coton français, afin d’alléger la dépendance vis-à-vis des Etats-Unis ou de l’Egypte.
Un rêve surgit en 1920 : faire de la Haute-Volta et surtout du Haut-Niger un eldorado, de Bamako à Tombouctou, sur un million d’hectares. Des barrages (Sansanding- Markala, construit de 1934 à 1945, large de 1 813 mètres), des lacs de retenue, des canaux d’alimentation, des réseaux d’irrigation, des écluses de régulation, des digues, des fermes produisant du coton, du riz, de la canne à sucre et des produits vivriers sont prévus par un immense programme, qu’on identifie à l’ingénieur hydraulicien Emile Bélime (1883-1969), responsable de l’Office du Niger créé en 1932, qu’il dirige jusqu’en 1944. On mobilise des dizaines de milliers de Noirs dans les savanes de l’est, surtout dans le cadre du paiement en nature de l’impôt individuel ou familial, du travail forcé, ou grâce à des campagnes auprès de volontaires, surtout dans le pays mossi.
COOPÉRATION
De la Guinée à Ségou et, plus en aval, entre Mopti et Tombouctou, se multiplient les zones irriguées, le long du fleuve, avec des sociétés privées ; 6 000 colons s’installent autour de Bamako et du canal de la Sotuba. Au milieu, entre Sansanding et Mopti, le « delta central nigérien » (des marigots correspondant à d’anciens lits du Niger) devient un territoire de colonisation publique. Des dizaines de milliers de Noirs pourraient s’y implanter et devenir des colons agricoles, en reproduisant le modèle de la « France des petits paysans », ce qui conduit à l’installation de 5 000 colons en 1944, qui sont 42 000 en 1961. La réalité de « l’or blanc » cotonnier est sombre : beaucoup de Noirs retournent chez eux, car le travail est dur, le paludisme règne, les ressources vivrières manquent.
Les travaux se déploient dans les années 1930, reprennent après la guerre avec l’argent du plan Marshall et du Fonds d’investissement pour le développement économique et social (Fides). Des fermes de petits paysans et des fermes mécanisées avec des salariés se côtoient. On réduit la voilure à 180 000 puis 100 000 hectares et, en 1960, seuls 35 000 hectares sont en culture… Nombre d’entreprises privées françaises (BTP, fabricants d’équipements, de ciment, puis de camions et tracteurs) sont associées au processus. Plus à l’ouest (Kita) et au sud (de Fana à Sikasso), le monde du coton-graine brille.
A l’indépendance, on repart sur de nouvelles bases : coopération avec la France et l’Europe, mais aussi avec la Chine (pour des usines textiles) et l’URSS, économie socialisante pendant vingt ans (hors zone franc jusqu’en 1967), sociétés d’Etat pour le commerce extérieur (Somiex) et pour la mise en valeur agricole. La Compagnie française pour le développement des fibres textiles (1949) est le partenaire technique de l’Office du Niger (10 000 paysans en régie, 30 000 en fermage) au sein d’une « Françafrique » de coopération, en direct puis par la société mixte Compagnie malienne des textiles (1974), d’où le bond des exportations de coton (41 000 tonnes en 1975).
LIBÉRALISATION
Le Mali est entraîné par le mouvement de libéralisation et de privatisation prônées par la Banque mondiale dans les années 1990. Les réseaux d’irrigation se détériorent faute d’entretien de la part d’un secteur public mal géré. Hors des structures étatiques, nombre de Maliens assimilent une sorte d’esprit d’entreprise agricole et marchand ; ils s’approprient l’irrigation à modeste échelle ; le riz l’emporte sur le coton dans la boucle du Niger, et des cultures vivrières, comme le maraîchage, les oignons se développent, ce qui alimente les circuits des marchands Diaoula.
Loin des schémas planificateurs, « le progrès » se diffuse de façon large et discrète, avec 630 000 exploitations familiales et une forte filière coton (600 000 tonnes en 2006). Cette prospérité (relative) explique le rebond de la CFAO (seule survivante), qui s’est recyclée dans le négoce technique (véhicules, équipements) et la percée de sociétés de commerce privées. Si le Mali connaît des taux de croissance élevés, il n’est pas une chasse gardée des intérêts économiques français.
Hubert Bonin (professeur d’histoire économique à Sciences Po Bordeaux et à l’UMR GRETHA – université Montesquieu-Bordeaux-IV),http://abonnes.lemonde.fr/economie/article/2013/05/24/la-boucle-du-niger-dans-la-plus-grande-france_3416887_3234.html
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