vendredi 27 juin 2014

Comment l’Afrique devient un narco-continent

Jean-Pierre Bat-libeafrica4.blogs.liberation.fr
L’Afrique n’est plus seulement un lieu de transit intercontinental, elle est devenue un espace de production et de consommation. Bref, un nouveau marché de la drogue. Depuis 2009 et l’atterrissage en pleine zone désertique, dans le Nord Mali, d’un Boeing 727 chargé de drogue venu d’Amérique latine on connaît la place de l’Afrique dans les réseaux mondiaux de stupéfiants. Mais, si la collusion entre crime organisé et organisation terroriste habite les esprits, de nouvelles questions se posent sur la place de l’Afrique dans le trafic de drogue.
CARTE DROGUE AFRIQUE V5
Cette cartographie est réalisée par Tangui Pennec (Institut français de Géopolitique)
sur les bases de l’enquête menée en Afrique par Nicolas Courtin (Université Paris VII) et Jean-Pierre Bat.
Tous les regards se sont tournés, depuis l’atterrissage raté d’«Air Cocaïne», vers le crime organisé latino-américain : l’Afrique de l’Ouest est devenue la porte d’entrée de la cocaïne à destination de l’Europe. Si la corruption n’est pas apparue avec Air Cocaïne, elle l’a décuplé dans les services des douanes, dans les ports, dans les milieux militaires, sécuritaires et politiques. Mais, dans le même temps, elle a perturbé la corruption traditionnelle car elle a entraîné un véritable dumping qui «fausse» les prix. Si quelques dignitaires (tel le fils du président guinéen Lansana Conté, accusé d’être un «baron de la drogue») en profitent, les trafiquants de l’espace saharo-sahélien se sont contentés d’ajouter cette marchandise à leur catalogue. Mieux, ils évitent de procéder à une inflation trop forte des bakchichs qui susciterait des rivalités.
Quant à des organisations terroristes telles qu’AQMI, elles n’ont initialement pas eu besoin de cette plus-value fournie par les stupéfiants : le trafic de cigarettes et les rançons d’otages ont fait leur fortune, à l’image de Mokhtar Belmokhtar, surnommé «Mister Marlboro» en raison du succès de ses trafics de cigarettes. En revanche, les différentes organisations terroristes de la région bénéficient du désordre et de la recrudescence de réseaux informels de plus en plus connectés entre trois territoires dujihad (Nord-Mali, Sud Libye et Nord-Nigeria).
Au fond, ce sont en premier lieu les États qui ont payé le «prix de la cocaïne» et d’abord le Mali. Derrière l’affichage démocratique du régime ATT, les institutions étatiques —à tous les échelons— ont été profondément vérolées par la corruption liée au trafic de drogue. De sorte que les institutions internationales ont jeté sur certaines républiques africaines l’accusation de «narco-États» : la Guinée Bissau fut la première à recevoir cette étiquette dès 2009, lorsque les masses d’argent générés par la «coke» auraient dépassé le PIB national. Mais aux yeux de nombreux spécialistes, cette étiquette risque de faire basculer dans l’excès inverse, en aggravant la crise de l’État en Afrique – à l’image du cas béninois. La drogue a été, certes, un amplificateur des corruptions ; mais aucun État africain ne vit, comme en Colombie, au rythme des cartels de la drogue. En outre, les États d’Afrique de l’Ouest étant de plus en plus intégrés les uns aux autres, aucun «narco État» n’existe sans un voisin «propre» où l’argent de la drogue se trouve blanchi.
La «coke» masque cependant deux autres trafics, non moins prospères.
Historiquement, la plus ancienne production est la résine de cannabis notamment au Maroc –évaluée à près du tiers du PIB réel du pays. Exportée en Europe via Gibraltar et les célèbres go fast, elle est aussi (et surtout ?), exportée via la Mauritanie et la bande saharo-sahélienne, vers le Golfe arabique. Ce trafic alimente incontestablement les organisations criminelles locales (sans doute plus que la cocaïne), au point que le régime du général Mohamed Ould Abdel Aziz, le président mauritanien depuis 2009, fidèle allié militaire de la France dans la lutte anti-AQMI, a décrété «zone militaire» le tiers Nord-Est de la Mauritanie. Les trafics interafricains —et c’est un point clé— se font désormais en suivant les grandes pistes traditionnelles, comme la «route de l’espoir». Ce quadrillage «routier», aussi bien Nord/Sud qu’Est/Ouest en l’Afrique de l’Ouest n’a, pour les historiens, rien d’inédit.
Le dernier trafic est plus inédit : pour la première fois, en 2013, est identifié le premier laboratoire africain de méthamphétamine. Il est entre les mains de la mafia Yorouba (Ouest-Nigeria), qui a capitalisé sur la base d’une expérience «chimique» vieille de plus de deux décennies avec le trafic de faux médicaments, connus sous le nom populaire de «kapsol» – une mine d’or et un danger sanitaire ignorés. Le tramadol fut un produit phare de ce trafic. Avec la création de ce premier laboratoire africain de transformation de drogue de synthèse, la mafia Yorouba s’est invitée dans le monde du grand crime organisé. L’influence de cette organisation pèse lourdement sur le fonctionnement de l’État nigérian, mais aussi de son voisin béninois. Connue et redoutée pour son extrême violence dans toute l’Afrique de l’Ouest, la mafia Yorouba modifie profondément lesproblématiques de la drogue. L’une des hypothèques les plus importantes s’avère la potentielle connexion avec des organisations du crime organisé d’Amérique et d’Europe… A fortiori à l’heure se multiplient les insécurités, propices au développement d’organisations criminelles.

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