samedi 7 juin 2014

chronique bibliographique

Claudot-Hawad, Hélène. – Éperonner le monde. Nomadisme, cosmos et politique chez les Touaregs

Aix-en-Provence, Édisud, 2001, 199 p., bibl.
Edmond Bernus
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Texte intégral

1On peut remercier Hélène Claudot-Hawad d’avoir rassemblé des articles publiés entre 1980 et 2000 dans des revues diverses, ce qui jusqu’ici rendait leur confrontation difficile. Sous un titre évocateur, ce livre veut montrer le dynamisme d’une vision nomade du monde « dont le mouvement doit être infatigablement relancé par l’éperon de la marche nomade ». Le premier article, « Honneur et politique, les choix stratégiques des Touaregs pendant la colonisation française », veut montrer que, contrairement aux idées reçues sur le monde touareg, en particulier celle d’une société inorganisée et sans cohésion, il convient d’analyser la conception touarègue du politique et de montrer comment elle s’est incarnée dans la résistance à la colonisation et dans les révoltes récentes.
2Les différents niveaux de la construction de la société sont analysés, de la tente au campement, du campement à la tribu, de la tribu à la confédération, tous ces termes se référant à un vocabulaire qui utilise des analogies sémantiques avec l’organisation du corps humain : « poignet », « cuisse », « bassin ». Une notion plus large, celle de temust,définit les contours les plus vastes du monde touareg, groupe humain possédant les mêmes références culturelles : temust a pu être traduit par « nation ». Sans entrer dans les détails, il apparaît qu’à tous les niveaux « cette classification établit une relation d’homologie entre les unités humaines, territoriales et politiques ». Un schéma, sous forme d’un triangle, montre les niveaux de structuration politique. Au sommet de la pyramide se trouve la notion de temust : ce terme, nom verbal du verbe être, signifie,stricto sensu, « le fait d’être », « l’essence » (toumast)1. Certains2 ont contesté le sens de « nation » et l’interprétation donnée par H. Claudot-Hawad, élargie à l’ensemble du pays touareg. Lors de la révolte touarègue des années 1990, certains groupes au Niger s’emparèrent de ce terme, comme par exemple « le front de libération temust » dirigé par Mano Dayak. La controverse sémantique devint politique : c’est pourquoi, la réédition de cet article est particulièrement bienvenue.
3C’est ensuite une analyse de la résistance à l’arrivée des troupes françaises, et H. Claudot-Hawad montre que bien des attaques touarègues, considérées par les autorités coloniales comme des pillages, « apparaissent chargées d’une signification pleinement politique ». Dans cette lutte, les uns veulent résister sur place, d’autres préfèrent l’exil. Suit une longue analyse de la guerre de Kaosen, avec un portrait original de ce chef qui réussit à regrouper les Touaregs en organisant la résistance et en introduisant de nouvelles tactiques avec des armes modernes. L’échec de Kaosen et de la révolte n’empêche pas que les Touaregs ont tenté d’opposer des stratégies politiques cohérentes et nouvelles.
4Si on peut discuter une analyse de la société touarègue qui montre une cohérence qui se poursuit, s’adapte et se transforme au fil des affrontements avec l’ordre colonial, cet article apporte des faits nouveaux sur la personnalité et la politique de Kaosen.
5Le second article, « Histoire d’une bévue coloniale, le “sultanat” de l’Aïr », montre comment l’autorité coloniale a donné à une chefferie touarègue urbaine, un rôle nouveau en l’appelant « sultanat » de l’Aïr. D’après H. Claudot-Hawad, le pouvoir donné au sultan le fut aux dépens des chefs touaregs, et son autorité fut relayée par l’armée coloniale pour percevoir les impôts et recruter dans les tribus. Le rôle du chef d’Agadez, qu’on l’appelle sultan ou amenokal, a été un peu occulté du fait qu’il a reçu l’appui de l’autorité coloniale.
6Il me semble qu’il aurait fallu parler de l’action du sultan Tegama auprès de Kaosen au cours de la révolte et de son assassinat par des militaires français en 1920, comme l’a prouvé André Salifou3. Enfin, l’anastafidet et le sultan Umaru, au moment des indépendances, ont pris parti pour l’autonomie des Touaregs vis-à-vis des nouveaux États et auraient écrit une lettre de protestation au Général de Gaulle (information non contrôlée) : pour cela, ils ont été emprisonnés4. D’autre part, il ne faut pas oublier la continuité de cette chefferie depuis le xve siècle qui s’incarne dans un rôle politique et religieux comme le montre, au centre d’Agadez, la présence de la grande mosquée aux côtés du palais.
7L’article suivant met en cause les métamorphoses du politique chez les Touaregs, et en particulier chez les Ikazkazen de l’Aïr. Dans l’étude historique de cette tribu, le chef se dégage « comme un représentant capable de cristalliser le consensus autour de sa personne – il est par définition révocable – plutôt que comme un dirigeant autoritaire [...]. C’est plutôt à un rétrécissement et à une fragmentation extrême de l’espace politique contemporain qu’on assiste. Pas plus les chefs touaregs officiels dits “coutumiers” que les rebelles des fronts armés ne paraissent aujourd’hui avoir la capacité de représenter davantage qu’une tribu ou une région ».
8Les pèlerinages aux lieux saints donnent lieu à une analyse remarquable d’un phénomène particulièrement vivant dans l’Aïr sous le titre « Ordre sacré et ordre politique ». La définition des termes désignant ces pèlerinages, puis la description des étapes qui se succèdent dans des mosquées, des oratoires (tamezgedda), des sites centraux avec des points d’eau et des tombes : « D’étape en étape, le cortège est censé relier les centres des différents territoires – familiaux, tribaux, confédéraux – et de cette manière reconstituer le “toit” ou le “corps” de la société [...]. Dans ce parcours, se distinguent les étapes simples, où l’on se contente de faire une halte rapide, et les lieux de séjour, où les pèlerins vont s’arrêter trois ou quatre jours, invités et accueillis par les détenteurs du territoire et les responsables de la tamezgedda, attributions qui ne coïncident pas nécessairement. » Ces pèlerinages représentent, selon la vision nomade cyclique du temps, un retour à l’origine « qui marque la fin d’un parcours et le début d’un nouveau cycle. »
9Dans l’article suivant, la cosmogonie touarègue est abordée en se référant à un « entre-deux », intervalle spatio-temporel où rien n’est encore défini et où tout est possible. Plusieurs personnages, différents mais possédant un rôle de médiateur dans des ordres différents, appartiennent à cet « entre-deux » ; et on peut dire que dans ce sens il apparaît que l’Aïr est soufi.
10Après que les guerriers touaregs eurent été défaits par l’armée coloniale, de profondes transformations s’opérèrent dans la société. La résistance à l’ordre colonial s’exerça de plusieurs manières : résistances armées individuelles, refus de l’école en y envoyant les enfants débiles ou ceux de ses serviteurs et un refus général associant les registres politiques et religieux.
11L’identité touarègue est analysée avec cette dualité entre l’intérieur et l’extérieur, bref entre soi et l’autre. Les populations extérieures sont désignées dans des termes différents selon leur éloignement ; certaines, avec lesquelles les rapports sont rares, ont une réputation de sauvagerie5. On distingue les populations qui amalgament des caractères de cultures différentes en les recomposant ou les grands commerçants qui vivent à la croisée de plusieurs cultures et ceux – scolarisés, militaires, fonctionnaires, prostituées, nomades réfugiés dans les villes – qui, par mimétisme, copient le modèle occidental.
12C’est ensuite une étude de la société des Touaregs de l’Aïr que l’on peut analyser selon deux axes : un axe horizontal, sur un mode égalitaire au sein d’une assemblée entre des tribus et un axe vertical, selon un ordre hiérarchique. La définition de la notion d’esclave, leur statut juridique et les tâches qui leur sont réservées, sont successivement analysées. L’affranchissement et les différentes étapes vers une liberté qui s’accompagne d’une dotation en bétail. H. Claudot-Hawad pense que l’affranchissement dans la logique traditionnelle est bien différent de celui effectué dans le cadre colonial qui possède une vision statique et raciale de la société. Plusieurs mouvements reprennent les thèmes anti-esclavagistes américains et la révolte favorise la représentation de Touaregs esclavagistes, en exonérant les sociétés voisines – songhay, peules, haoussa – de ce procès. On aurait aimé savoir, pour la période qui a précédé la colonisation, à quelle occasion les affranchissements avaient lieu, le nombre des affranchis dans une génération, et les conditions d’affranchissements collectifs pour les « tribus » portant le nom d’iderfan. Il faut cependant ne pas oublier que, quel que soit le nom donné à ces hommes libérés (iderfan, ighawelan), le terme indique d’une manière indélébile un passé servile. On regrette que le mouvement récent timidrya, regroupant au Niger les Touaregs de souche noire, ne soit pas analysé : il s’est signalé dans les revendications publiées au moment de la révolte et plus récemment par la publication d’articles dans des revues françaises.
13L’ouvrage se termine sur le nomadisme, la nécessité d’être nomade « lorsque chaque unité sociale est associée à un territoire, inclus dans un autre territoire plus vaste, sur lequel elle a des droits d’usage prioritaires bien que non exclusifs ».
14Cet ouvrage, très dense, dont nous n’avons pu que tenter de résumer l’essentiel, analyse l’organisation d’une société pastorale. Il apporte sur les Touaregs en général, et ceux de l’Aïr en particulier, des contributions nouvelles à partir d’enquêtes précises. On reste cependant sur l’impression d’une analyse qui ne laisse paraître aucune ombre au tableau. La société touarègue décrite ici a su créer une organisation parfaite, sachant régler les problèmes politiques et sociaux, la gestion des parcours et le maintien des ressources naturelles : bref on découvre un paradis terrestre que le choc colonial a bousculé et perverti. La constitution d’États a fait éclater le monde touareg ; la scolarisation, l’émigration, la recherche et l’exploitation de ressources minières ont concouru à la perte de l’identité touarègue ; les politiques d’hydrauliques pastorales ouvrant à tous des stations de pompage et des puits profonds, l’augmentation formidable des troupeaux ont provoqué la désorganisation des territoires et des parcours. Au total, on reste sur une impression d’une société analysée au microscope, mais sans que soit apporté un espoir sur son avenir : aucune proposition n’est faite. N’y a-t-il pas moyen, dans le contexte actuel, d’éperonner le monde touareg dans une voie nomade nouvelle ?
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Notes

1 Charles de Foucauld, Dictionnaire touareg-français, dialecte de l’Ahaggar, Paris, Imprimerie Nationale, 1951-52, III : 1239.
2 André Bourgeot, « Les rébellions touarègues : une cause perdue ? », Afrique contemporainno 180, Paris, La documentation française, oct.-déc. 1996 : 99-115.
3 André Salifou, « Kaoussan ou la révolte senoussiste », Études nigériennes, no 33, 1973 : 152.
4 Hélène Claudot-Kawad, « Des États-nations contre un peuple : le cas des Touaregs », in H. Claudot-Hawad (dir.), Les Touaregs. Portrait en fragments, Aix-en-Provence, Édisud, 1993 : 107 ; Hélène Claudot-Kawad, « La coutume absente ou les métamorphoses contemporaines du politique chez les Touaregs », in H. Claudot-Hawad (dir.), Le politique dans l’histoire touarègue, Aix-en-Provence, Édisud, 1993 : 80-81.
5 Voir Edmond Bernus, « Les Touaregs et les autres », in À la croisée des études libyco-berbères. Mélanges offerts à Paulette Galand-Pernet et Lionel Galand, Compte-rendu du GLECS, supplément no 15, Paris, Geuthner, 1993 : 568-573.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Edmond Bernus, « Claudot-Hawad, Hélène. – Éperonner le monde. Nomadisme, cosmos et politique chez les Touaregs », Cahiers d’études africaines [En ligne], 172 | 2003, mis en ligne le 15 décembre 2003, consulté le 07 juin 2014. URL : http://etudesafricaines.revues.org/1544
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Droits d'auteur

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