Al Qaida au Sahara et au Sahel. Contribution à la compréhension d’une menace complexe
Publié le 4 Août 2012 par rédaction
À l’initiative d’une entité terroriste islamiste algérienne, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat-GSPC (intégré dans la nébuleuse Al Qaida en 2007 sous l’appellation Al Qaida dans les pays du Maghreb islamique-AQMI), les violences se multiplièrent dans l’espace saharo-sahélien à partir de 2003.
Alors que les centres de pouvoir se trouvent au nord, le déplacement au sud du pays qui donna naissance à cette organisation criminelle – et hors de ses frontières – semble a priori surprenant.
Pourtant, l’analyse géopolitique montre combien ce choix est, hélas, judicieux. En premier lieu, il s’inscrit dans un espace géographique propice, véritable sanctuaire dédié aux activités illégales. Ensuite, une partie de la population locale peut apporter, directement ou indirectement, une précieuse assistance. En outre, il existe de multiples contentieux qui entretiennent de profonds ressentiments aisément manipulables. Enfin, la région suscite les convoitises de nombreux acteurs extérieurs, étatiques ou non, ce qui accroît la valeur des enjeux et multiplie les manœuvres.
AU CŒUR D’UN IMMENSE DÉSERT.
AU CŒUR D’UN IMMENSE DÉSERT.
L’ESPACE géographique où sévit AQMI s’insère dans un espace gigantesque : le Sahara couvre 8 000 000 km2, auxquels il convient d’ajouter les 3 000 000 km2 du Sahel. Ces contrées, comparables en cela à des étendues maritimes, se montrent difficilement contrôlables.
AQMI en utilise une partie car la configuration du terrain lui offre de multiples avantages : les conditions de vie très difficiles écartent la plupart des hommes, il existe de nombreux axes de communication hormis les routes transsahariennes répertoriées et des ressources importantes se trouvent dans la région.
Un relief accidenté
Contrairement à un lieu commun répandu, les dunes n’occupent que 20% du territoire du Sahara. La majeure partie de ce désert se compose de plateaux profondément entaillés et percés de multiples grottes, ainsi que de massifs montagneux – cristallins ou volcaniques – aux altitudes certes relativement modestes (le point culminant, l’Emi Koussi, au Tchad, s’élève à 3 415 mètres, tandis que plusieurs sommets du Hoggar avoisinent les 3 000 mètres) mais aux formes déchiquetées. Le Sahel comprend de vastes étendues sableuses parsemées de reliefs gréseux peu vigoureux, mais découpés et troués par l’érosion.
La région saharo-sahélienne est donc propice au camouflage de petits groupes mobiles, offre aux populations qui la parcourent une multitude de refuges (canyons, grottes, rochers en surplomb) et fournit des sites de repli quasiment inexpugnables. Or, l’une des règles de la guerre dans le désert stipule que « la rébellion doit avoir une base inattaquable, un lieu à l’abri non seulement d’une attaque mais de la crainte d’une attaque».
La reconnaissance aérienne devient aléatoire et l’accès aux colonnes motorisées s’avère impossible. Ces avantages tendent à étayer l’information selon laquelle AQMI aurait son sanctuaire dans la région montagneuse du Timétrine, au nord-ouest de l’Adrar des Ifoghas, au Mali. Cela gêne considérablement le repérage d’unités armées mobiles réduites et/ou d’otage(s), ainsi que toute action militaire. D’autant que le contrôle des points hauts offre d’excellents postes d’observation d’où détecter toute colonne gouvernementale en mouvement. Bref, il paraît très difficile de réussir une opération surprise, terrestre et/ou héliportée.
Plus généralement, l’administration, la surveillance et le contrôle de ces contrées excèdent les possibilités des États pauvres et instables dont elles font juridiquement partie. Cependant, la volonté politique revêt une part plus importante qu’il n’est souvent admis. En effet, les contraintes géographiques (obstacles du relief, absence d’eau, par exemple) restreignent les points de passage des frontières et le contrôle de ces derniers n’est pas hors de portée, si l’on veut s’en donner ou si l’on en reçoit les moyens.
Une immense zone aride
Le Sahara (“pays aux teintes fauves“ c’est-à-dire le territoire stérile) est un désert chaud (donc sans hiver froid) qui reçoit moins de 150 millimètres d’eau par an en moyenne. Mais ses plateaux et ses montagnes sont relativement plus arrosés, ce qui permet à des groupes peu nombreux de disposer localement des quantités d’eau nécessaires pour survivre.
Le Sahel reçoit de 150 à 600 millimètres de pluies par an, mais l’irrégularité domine : selon les mois d’une même année (il y a une saison des pluies, l’été, mais, même à ce moment-là, les précipitations ne sont pas uniformes), ainsi que d’une année sur l’autre. Dans les deux régions, des nappes souterraines sont connues et utilisées depuis fort longtemps.
Il en résulte des conditions de vie très difficiles. L’accès à l’eau ainsi qu’aux pâturages qu’elle fait pousser se trouve au cœur des accords et des conflits qui trament la vie des populations de l’espace saharo-sahélien. Les relations entre les groupes s’en trouvent particulièrement compliquées et fluctuantes. Dans cet environnement inhospitalier, les oasis, espaces de vie et d’échanges, constituent des points d’appui stratégiques essentiels, d’une valeur comparable à celle des îles dans les immensités maritimes. Leur contrôle revêt donc une importance cruciale. La “cure salée“, grande transhumance annuelle des troupeaux à la fin des pluies (septembre) vers des pâturages verdoyants et des réserves d’eau naturellement salées, est vitale. Aussi, toute entrave génère des affrontements, comme ceux, récurrents, qui surviennent dans le nord du Niger lorsque l’accès s’en trouve limité, voire interdit, autour des sites uranifères. De même, lors des grandes sécheresses de 1973-1974 et 1983-1984, des troubles éclatèrent. Ces calamités naturelles furent utilisées par les dirigeants du Mali et du Niger pour obtenir une aide internationale accrue qui, semble-t-il, fut intégralement (?) détournée. Les Touaregs accusèrent même les gouvernements malien et nigérien de tenter de les éliminer en les affamant. Bref, les populations de cette zone pratiquent en permanence des stratégies de survie pour contrer leur constante vulnérabilité. Elles constituent un vivier potentiel pour toutes sortes d’instrumentalisations.
Un espace de communication
Les cartes montrent l’enclavement du Mali et du Niger. Mais, depuis des temps immémoriaux, un axe est-ouest relie l’océan Atlantique et la mer Rouge, ce qui fait du Sahel un véritable couloir entre l’océan Atlantique et l’océan Indien, tandis que des axes nord-sud joignent l’Afrique tropicale et la mer Méditerranée, assurant donc des liaisons avec l’Europe. La métaphore maritime appliquée au Sahara trouve ici tout son sens : il s’agit bien d’un espace qui, tout à la fois, sépare et unit, dont le Sahel constitue le “rivage“ méridional.
Hormis les grandes routes transsahariennes (largement investies par les marchands arabes venus d’Algérie durant la colonisation française) et les pistes cartographiées (plusieurs milliers de kilomètres rendus praticables à la circulation automobile à partir de l’Entre-Deux-Guerres), il existe de nombreux parcours repérés uniquement par les tribus vivant dans le désert. Les nomades ont une connaissance intime de la zone dans laquelle ils déplacent leur campement et des fragments de pistes qui la traversent. Parmi un grand nombre de possibilités, seuls sont utilisés les tracés jugés, à un moment donné et en fonction du contexte local ou régional, les plus pratiques et les plus sûrs. Ce qui signifie qu’il en existe beaucoup d’autres disponibles pour des usages exigeant la plus grande discrétion. De plus, chaque groupe ne connaît, ne contrôle et n’exploite qu’un segment du trajet, ce qui entretient la fragmentation territoriale et complique encore l’éventuel relevé des parcours. Les déplacements et les trafics s’en trouvent très difficilement contrôlables, notamment aux confins Algérie-Libye-Niger-Mali, où opère et stationne AQMI.
Dans les années 1990, la zone devint la frontière migratoire de fait du Maghreb et de l’Europe. En effet, dans l’espace saharo-sahélien circulent des migrants venus de l’ensemble de l’Afrique subsaharienne. Des réseaux extrêmement complexes drainent ces flux humains, dont l’immense majorité des acteurs ne quittent pas le continent africain, contrairement à une idée reçue.
Les États, comme les groupes mafieux, participent à ce mouvement, qui constitue une ressource tant pour les populations locales et les représentants des “autorités“ que pour les organisations criminelles.
Les États, comme les groupes mafieux, participent à ce mouvement, qui constitue une ressource tant pour les populations locales et les représentants des “autorités“ que pour les organisations criminelles.
Un espace de ressources
Le Sahara et le Sahel recèlent un certain nombre de richesses, ce qui permet d’y (sur)vivre.
En premier lieu, des ressources naturelles : l’eau, qui, savamment utilisée, permet l’élevage nomade ou sédentaire (chameaux, vaches, chèvres, moutons, ânes), ainsi que des cultures dans les oasis (dattes). Les nomades, tout autant que les sédentaires, connaissent et utilisent avec une grande rationalité les arbres et les herbes (en particulier les plantes médicinales) que ces milieux naturels rudes mettent parcimonieusement à leur disposition. Le sous-sol contient du sel (Mali, Niger), des phosphates, des minerais divers (fer en Mauritanie, or au Mali, cassitérite, cuivre et étain au Niger, par exemple), du charbon (Niger), de l’uranium (Mali, Niger) et des hydrocarbures (Algérie, Mauritanie, Mali, Niger). Certains gisements demeurent inexploités. Un consortium mené par des entreprises allemandes envisage même une production massive d’électricité solaire (projet Desertec). Les pistes, reliant des régions aux ressources complémentaires, servent depuis toujours au commerce sur toutes les distances (intra-sahariennes et transsahariennes), et de support à toutes sortes de trafics. L’attrait des paysages et d’un mode de vie très particulier avait suscité une forme spécifique de tourisme, certes marginale au regard des séjours de masse organisés sur certaines zones littorales, mais rémunératrice pour une partie des populations locales. L’insécurité actuelle a tari cette source de revenus, ce qui mécontente les fractions concernées, à moins qu’elles ne reçoivent des compensations, licites ou illicites.
En premier lieu, des ressources naturelles : l’eau, qui, savamment utilisée, permet l’élevage nomade ou sédentaire (chameaux, vaches, chèvres, moutons, ânes), ainsi que des cultures dans les oasis (dattes). Les nomades, tout autant que les sédentaires, connaissent et utilisent avec une grande rationalité les arbres et les herbes (en particulier les plantes médicinales) que ces milieux naturels rudes mettent parcimonieusement à leur disposition. Le sous-sol contient du sel (Mali, Niger), des phosphates, des minerais divers (fer en Mauritanie, or au Mali, cassitérite, cuivre et étain au Niger, par exemple), du charbon (Niger), de l’uranium (Mali, Niger) et des hydrocarbures (Algérie, Mauritanie, Mali, Niger). Certains gisements demeurent inexploités. Un consortium mené par des entreprises allemandes envisage même une production massive d’électricité solaire (projet Desertec). Les pistes, reliant des régions aux ressources complémentaires, servent depuis toujours au commerce sur toutes les distances (intra-sahariennes et transsahariennes), et de support à toutes sortes de trafics. L’attrait des paysages et d’un mode de vie très particulier avait suscité une forme spécifique de tourisme, certes marginale au regard des séjours de masse organisés sur certaines zones littorales, mais rémunératrice pour une partie des populations locales. L’insécurité actuelle a tari cette source de revenus, ce qui mécontente les fractions concernées, à moins qu’elles ne reçoivent des compensations, licites ou illicites.
Bref, de l’élevage des chameaux ou de la culture des dattes à l’exploitation minière en passant par les diverses formes d’échanges, les multiples trafics ou l’organisation de méharées (voire le controversé rallye Paris-Dakar entre 1979 et 2008), l’espace saharo-sahélien représente un enjeu économique pour de nombreux acteurs. Observons, d’une part, l’exemple des activités extractives : leur exploitation intéresse, notamment, l’État producteur, l’État ou les États consommateurs, les entreprises multinationales, une main-d’œuvre recrutée sur place (dans un périmètre plus ou moins vaste, selon des procédures très variables) et/ou venue d’autres régions du pays, les commerçants et autres prestataires de services, les groupes d’origine de ceux qui exercent ces activités. Prenons, d’autre part, le cas du trafic de cocaïne : l’on y trouve, entre autres, les cartels latino-américains, les mafias italiennes, nigérianes et ghanéennes, des membres de la diaspora syro-libanaise, certaines fractions de tribus maures, arabes et touarègues du Sahara, des ressortissants des diasporas africaines en Europe, des éléments appartenant à toutes les strates des appareils étatiques.
Mais des anomalies existent, suscitant ressentiment et tensions : les régions agricoles du sud constituent depuis longtemps la zone “utile“ des actuels États de la bande sahélienne, ce qui contribue à limiter l’intérêt des gouvernements pour les régions dépourvues et peu peuplées du nord . Compte tenu de l’impossibilité d’augmenter les disponibilités hydrauliques et alimentaires, l’accroissement démographique des populations de la frange saharo-sahélienne engendre ou aggrave des pénuries. Les ressources limitées et aléatoires des Touaregs privent ceux-ci de toute possibilité de dégager des surplus leur permettant d’accumuler des capitaux, donc d’investir et de bâtir une économie plus efficace.
Mais des anomalies existent, suscitant ressentiment et tensions : les régions agricoles du sud constituent depuis longtemps la zone “utile“ des actuels États de la bande sahélienne, ce qui contribue à limiter l’intérêt des gouvernements pour les régions dépourvues et peu peuplées du nord . Compte tenu de l’impossibilité d’augmenter les disponibilités hydrauliques et alimentaires, l’accroissement démographique des populations de la frange saharo-sahélienne engendre ou aggrave des pénuries. Les ressources limitées et aléatoires des Touaregs privent ceux-ci de toute possibilité de dégager des surplus leur permettant d’accumuler des capitaux, donc d’investir et de bâtir une économie plus efficace.
L’échange est en permanence inégal entre les Touaregs et les marchands du sud (Mali, Niger), au détriment des premiers. La rente des matières premières fait l’objet d’une redistribution insuffisante ou inexistante en direction des populations locales. Les trafics et les activités terroristes accréditent les discours visant à criminaliser tout ou partie des habitants de la région.
Surtout que ces derniers ne sont pas réellement intégrés dans les États dont ils sont les ressortissants.
Surtout que ces derniers ne sont pas réellement intégrés dans les États dont ils sont les ressortissants.
LE DOMAINE DES TOUAREGS
La superposition des cartes montre clairement que la zone d’action d’AQMI recouvre approximativement celle peuplée par les Touaregs.
Les Touaregs Berbères en partie “négrifiés“, les Touaregs occupent le Sahara central, où ils commencèrent à s’infiltrer à partir du Xe siècle. Ils voisinent les Maures, à l’ouest et les Toubous, à l’est. Nomades en cours de sédentarisation forcée, ils se distinguent par une forte tradition guerrière et une organisation sociale complexe. Répartis en tribus elles-mêmes regroupées en grandes fédérations, ils connaissent une forte différenciation de statut, mais assortie d’une grande mobilité, ce qui n’empêche toutefois pas l’existence d’une hiérarchie, notamment entre les tribus aristocratiques et les tribus de dépendants.
Les Touaregs Berbères en partie “négrifiés“, les Touaregs occupent le Sahara central, où ils commencèrent à s’infiltrer à partir du Xe siècle. Ils voisinent les Maures, à l’ouest et les Toubous, à l’est. Nomades en cours de sédentarisation forcée, ils se distinguent par une forte tradition guerrière et une organisation sociale complexe. Répartis en tribus elles-mêmes regroupées en grandes fédérations, ils connaissent une forte différenciation de statut, mais assortie d’une grande mobilité, ce qui n’empêche toutefois pas l’existence d’une hiérarchie, notamment entre les tribus aristocratiques et les tribus de dépendants.
De multiples dissensions entre chefferies, des rivalités de pouvoir au sein des fédérations, et l’existence de larges marges autonomes à la périphérie des zones d’influence de chaque fédération, entretiennent parmi les Touaregs un état de division endémique. Ils se distinguent également des groupes contigus par la liberté plus grande dont bénéficient les femmes. Ils ont élaboré, au fil des siècles, un mode de fonctionnement économique adapté aux conditions de vie précaires du milieu désertique.
Éleveurs, chasseurs et artisans (cuir, bois, métal) nomades, ils récoltent également du sel et du minerai de cuivre au cœur de leur domaine. Ils recourent aussi, directement ou indirectement, aux activités sédentaires (culture, élevage) et relient par le commerce caravanier des régions aux ressources complémentaires. Le tout fluctue en fonction des variations climatiques et des aléas politiques.
Il s’agit d’une population à la fois peu considérée et mal contrôlée par les États qui l’englobent. Les défaillances, volontaires et involontaires, de ces derniers expliquent que les Touaregs demeurent fidèles à leurs formes traditionnelles d’allégeance, celles du système tribal. Seul ce dernier régule efficacement et dans l’ensemble de ses dimensions (politique, économique, sociale, culturelle) la vie précaire de ces groupes. Mais il est incompatible avec l’acceptation de l’autorité étatique, ce qui explique en partie ce que les dirigeants maliens ou nigériens appellent le “problème touareg“. En outre, ces nomades entretiennent depuis toujours avec les sédentaires des relations complexes qui combinent conflictualité et complémentarité. Au-delà des rivalités pour l’eau et les pâturages, il convient de considérer les échanges de biens et de services, indispensables à la survie des deux catégories : viande et/ou sel contre céréales, herbe contre fumure des parcelles lors du pacage après les récoltes, par exemple. Il n’existe pas d’incompatibilité radicale entre les deux modes de vie, lesquels, parfois, s’interpénètrent dans des systèmes hybrides d’agro-pastoralisme. Mais il survient ponctuellement une concurrence pour l’accès aux ressources vitales.
Il s’agit d’une population à la fois peu considérée et mal contrôlée par les États qui l’englobent. Les défaillances, volontaires et involontaires, de ces derniers expliquent que les Touaregs demeurent fidèles à leurs formes traditionnelles d’allégeance, celles du système tribal. Seul ce dernier régule efficacement et dans l’ensemble de ses dimensions (politique, économique, sociale, culturelle) la vie précaire de ces groupes. Mais il est incompatible avec l’acceptation de l’autorité étatique, ce qui explique en partie ce que les dirigeants maliens ou nigériens appellent le “problème touareg“. En outre, ces nomades entretiennent depuis toujours avec les sédentaires des relations complexes qui combinent conflictualité et complémentarité. Au-delà des rivalités pour l’eau et les pâturages, il convient de considérer les échanges de biens et de services, indispensables à la survie des deux catégories : viande et/ou sel contre céréales, herbe contre fumure des parcelles lors du pacage après les récoltes, par exemple. Il n’existe pas d’incompatibilité radicale entre les deux modes de vie, lesquels, parfois, s’interpénètrent dans des systèmes hybrides d’agro-pastoralisme. Mais il survient ponctuellement une concurrence pour l’accès aux ressources vitales.
Les difficultés économiques et sociales fournissent un argument (un prétexte ?) pour présenter le recours à des activités illicites comme une stratégie de survie et donc tenter de rendre ces dernières acceptables sinon légitimes.
Une terre musulmane
AQMI agit dans une zone de culture musulmane. Les Touaregs pratiquent un islam sunnite modéré, rattaché à l’école malékite, largement ouvert au soufisme (confréries Tidjanyia et Kadryia) et plus ou moins mâtiné d’animisme. Cela les rendit toujours suspects aux yeux des musulmans arabes du Maghreb, qui en prirent parfois prétexte pour mener des opérations militaires de prédation ou de conquête sous couvert de “guerre sainte“ (djihad). La plupart d’entre eux ignorent la langue arabe, ce qui limite le nombre de lecteurs du Coran et accroit le prestige de ces derniers, comme le montra l’importance de Tombouctou. Le village fondé par les Touaregs devint une ville phare de l’enseignement et de la diffusion de l’islam en Afrique subsaharienne. Les collections de manuscrits (en arabe et en peul) rassemblées par les riches familles de la ville étaient réputées dès le XIVe siècle. Les tombeaux de marabouts y font l’objet de pèlerinages depuis des siècles.
Cette modération et ces pratiques étrangères à l’islam des origines rendent a priori la population touarègue allergique au salafisme professé par AQMI. Mais il faut compter avec l’influence de la Sanoussiya, cette confrérie d’inspiration wahhabite créée en Cyrénaïque en 1835 par Mohammad Ibn Ali al-Sanoussi (1787-1859). Son influence s’étendit le long des pistes caravanières, atteignant le Sahara central pendant la Première Guerre mondiale. Dans cet espace, la Sanoussiya incarna la résistance à la colonisation européenne et mena, durant la Première Guerre mondiale, la guérilla contre les Italiens, les Français et les Anglais. Les auteurs de l’assassinat du Père Charles de Foucauld, le 1er décembre 1916, appartenaient à la Sanoussiya. Celle-ci laissa l’empreinte, encore perceptible de nos jours, d’une tradition rigoriste dans le Hoggar, l’Aïr et le Damergou. De plus, la colonisation engendra une multiplication des contacts avec les Arabes musulmans du Maghreb, ce qui accrut progressivement l’emprise d’un islam plus exigeant.
Depuis les années 1960, le prosélytisme wahhabite, au moyen de la construction de mosquées, de l’envoi d’imams et de l’octroi de bourses pour suivre des études théologiques en Arabie Saoudite, fait qu’une partie de la jeunesse, désœuvrée et sans perspectives, peut se trouver séduite. Au total, le discours d’AQMI ne tombe probablement pas dans des oreilles unanimement hostiles.
L’insécurité permanente
Les cartes des frontières le montrent à l’envi : le domaine saharien à coup sûr, voire le domaine sahélien dans certains cas, est périphérique pour tous les États, à l’exception de la Mauritanie. Cela tient largement à l’absence endémique de sécurité dans ces régions, mais, en retour, cela entretient, voire amplifie l’insécurité.
Les aléas hydrauliques font planer en permanence les spectres du manque d’eau et, par voie de conséquence, de la pénurie alimentaire. Les rivalités – traditionnelles ou conjoncturelles – entre les différentes fractions de la population suscitent de multiples affrontements, que la diffusion massive d’armes légères du type AK-47 (notamment par M. Kadhafi tout au long de sa dictature, entre 1969 et 2011) rend de plus en plus meurtriers. La sédentarisation forcée, assortie de discrimination (ou de ce qui est ressenti comme telle) et de précarisation, que mènent les gouvernements, entretient un vif mécontentement, source de troubles. De plus, l’émigration (dès les années 1950 sur les chantiers de grands travaux en Afrique du Nord, puis à partir de la sécheresse de 1973) a généré, particulièrement en Algérie et en Libye, une diaspora touarègue, celle des ishumar, qui parsème le Maghreb de noyaux offrant des opportunités pour la création de réseaux affiliés à AQMI.
Les aléas hydrauliques font planer en permanence les spectres du manque d’eau et, par voie de conséquence, de la pénurie alimentaire. Les rivalités – traditionnelles ou conjoncturelles – entre les différentes fractions de la population suscitent de multiples affrontements, que la diffusion massive d’armes légères du type AK-47 (notamment par M. Kadhafi tout au long de sa dictature, entre 1969 et 2011) rend de plus en plus meurtriers. La sédentarisation forcée, assortie de discrimination (ou de ce qui est ressenti comme telle) et de précarisation, que mènent les gouvernements, entretient un vif mécontentement, source de troubles. De plus, l’émigration (dès les années 1950 sur les chantiers de grands travaux en Afrique du Nord, puis à partir de la sécheresse de 1973) a généré, particulièrement en Algérie et en Libye, une diaspora touarègue, celle des ishumar, qui parsème le Maghreb de noyaux offrant des opportunités pour la création de réseaux affiliés à AQMI.
L’espace saharo-sahélien ressort comme celui de la marginalisation, de la paupérisation et de la rébellion. Faute tout autant de moyens que de réelle volonté politique, les États ne parviennent pas à y établir leur autorité et à y faire régner la loi et l’ordre. Ajoutons la scissiparité des mouvements armés, processus camouflant, en partie au moins, des rivalités pour contrôler des territoires et des routes utilisés pour la contrebande et/ou pour bénéficier des programmes accompagnant les accords de pacification. Cela ne signifie pas pour autant l’anarchie : il existe dans cette zone de multiples régulations an-étatiques. En sus des règles tribales traditionnelles, s’appliquent les normes spécifiques aux réseaux omniprésents : commerciaux, mafieux, miliciens, terroristes, notamment. Nous nous trouvons en présence d’une “zone grise“ de plusieurs millions de kilomètres carrés, régie selon ses propres “lois“.
Cette fragmentation et cette instabilité obèrent toute politique publique unificatrice.
DES PROJETS ANTAGONISTES
Le destin de l’espace saharo-sahélien dans lequel évolue AQMI est appréhendé de manière contradictoire par les acteurs locaux, ce qui offre aux djihadistes un vaste champ de manœuvre politique.
L’identité touarègue
La culture riche et originale portée par la langue tamasheq, le farouche esprit d’indépendance encore entretenu par une partie d’entre eux, le rapport fusionnel au désert et leurs qualités guerrières fondent l’identité des Touaregs. Mais leurs querelles intestines, profondément ancrées dans leur passé et qu’il n’est souvent nul besoin d’instrumentaliser de l’extérieur, les ont empêché jusqu’à nos jours de s’affirmer comme nation. Ils ne constituèrent jamais un État unitaire et, jusqu’à ce jour, ils s’avèrent incapables de dégager un projet politique commun, un “vouloir vivre ensemble“ transcendant leurs divisions. Ces dernières facilitèrent, durant la période coloniale, et facilitent, aujourd’hui encore, les manipulations, comme celle des Lamhar et des Imghad (dépendants) par le gouvernement du Mali pour affaiblir les Ifoghas (aristocrates), fer de lance des révoltes dans la région de Kidal.
En dépit de leur valeur au combat, les Touaregs se trouvèrent longtemps exclus des armées “nationales“ du Mali et du Niger. Aujourd’hui, ces dernières en incorporent un petit nombre, mais dans le cadre de programmes de pacification et non sans susciter des sentiments mitigés parmi les autres militaires qui les ont parfois combattus durant des années. Ceci ne favorise guère leur sentiment d’appartenance, donc leur identification et leur allégeance à la nation malienne ou à la nation nigérienne.
Dès les années 1960, les gouvernements contestèrent, voire nièrent les spécificités des Touaregs, d’où la frustration de ceux-ci et leurs révoltes, assorties d’une revendication d’indépendance ou d’autonomie, à partir de 1974. La structure hiérarchique de leur société, déjà ébranlée par la colonisation, entra en contradiction avec les idéologies socialisantes en vogue après les indépendances, par exemple au Mali sous la présidence de Modibo Keita (1960-1968). Elle se pervertit dans les dérives consécutives aux démocratisations introduites dans les années 1990 : l’intégration d’une partie des notables touaregs dans le système parlementaire créa de nouvelles rentes de situation et suscita de nouvelles insatisfactions. Ignorant la propriété privée, les Touaregs ne détinrent jamais de titres garantissant la possession des terrains qu’ils parcouraient, ce qui entraîna des spoliations durant la période coloniale, puis après l’indépendance. Les terres réputées inexploitées devinrent propriété de l’État.
Autre obstacle à l’osmose nationale : en tant que descendant des razzieurs d’esclaves, tout Touareg, même s’il a la peau foncée, s’estime supérieur à un Noir. Or, il se retrouve (ou estime se retrouver) en situation de citoyen de seconde zone, ce qu’il supporte d’autant plus mal que les programmes de sédentarisation plus ou moins forcés que l’on tente de lui imposer l’humilient profondément. De son point de vue, cette déchéance morale et sociale résulte, pour partie au moins, d’une trahison dont se serait rendue coupable la France lors de la décolonisation. Selon la logique du système tribal, la soumission et le paiement du tribut obligeaient la France à protéger les Touaregs, ce qu’elle fit partiellement durant la période coloniale : respect de leur mode de vie (même s’il était soigneusement encadré), soins médicaux, aide alimentaire en cas de disette. Mais le processus de décolonisation ne s’accompagna d’aucune garantie de pérennisation de cette assistance. Il en résulta un sentiment d’abandon qui explique peut-être pourquoi les Touaregs semblent éprouver aussi peu de scrupules que possible à s’en prendre à des ressortissants ou à des intérêts français, ou à laisser faire. Or, le programme d’AQMI dénonce et cible explicitement la France. Une convergence ou une passivité complice s’avèrent donc possibles en dehors de toute proximité idéologique.
Les Noirs, entre crainte et ressentiment
Dans la mémoire collective des populations noires, domine une image négative et conflictuelle des Touaregs. Oubliant un peu vite la part très active qu’y prit l’empire Songhaï (VIIe-XVIe siècles), elles leur reprochent la pratique de l’esclavage et la participation à la traite négrière vers le monde musulman avant la période coloniale. Les Noirs considèrent, à tort ou à raison, comme du racisme à leur égard le sentiment de supériorité nourri chez les Touaregs par leur passé de razzieurs.
Ignorant la dureté de la conquête française et du contrôle auquel les nomades furent soumis, les Noirs jugent, parce que les Touaregs purent conserver leur mode de vie moyennant l’abandon de la traite esclavagiste, que ceux-ci surent s’assurer un sort meilleur que le leur durant la colonisation. De même, parlant de “trahison“, ils soulignent l’absence des Touaregs durant les luttes menées pour l’indépendance, voire leur engagement au service de la France. Celle-ci, en effet, les favorisa dans les années 1950 pour pallier la défection d’une partie des recrues arabes, ralliées au Front de libération nationale-FLN algérien. Les chefs tribaux craignaient de perdre leurs prérogatives et la liberté de déplacement. Les unités méharistes touarègues bloquèrent efficacement la wilaya 7, par exemple.
Elles-mêmes démunies, les populations noires estiment trop importants les modestes efforts faits depuis l’indépendance en faveur d’hommes et de femmes dont elles dénoncent l’“ingratitude“ à l’occasion de chacun de leurs soulèvements. Elles ressentent de la frustration lorsque, dans le cadre des accords de réconciliation, des postes sont attribués à des Touaregs qui, déjà sous-scolarisés à l’époque coloniale (à l’exception des aristocrates Kel Ansar du Goundam, ils refusèrent d’envoyer leurs enfants à l’école française, ce qui explique le manque dramatique de cadres parmi eux lors de l’accession à l’indépendance et depuis), demeurent aujourd’hui moins qualifiés ou pas qualifiés du tout. Elles passent en revanche sous silence le fait qu’une meilleure qualification leur permet d’accéder plus aisément à des emplois, comme le montre l’embauche de nombreux Haoussa et Djerma de préférence aux Touaregs sur les sites miniers du nord du Mali, par exemple. Bref, les populations noires n’éprouvent guère de sentiment de proximité avec les habitants du Nord. La notion de destin commun, indispensable composante du sentiment d’appartenance nationale, fait nettement défaut.
Dans ces conditions, les dirigeants maliens ou nigériens peuvent compter sur l’indifférence, voire l’antipathie de la majorité noire vis-à-vis de la minorité touarègue. Ils ne risquent guère d’être contredits lorsqu’ils imputent à cette dernière des activités criminelles de droit commun et/ou un soutien à AQMI. Cela autorise des politiques discriminatoires et répressives, tout comme cela contribue à entretenir les préjugés négatifs à l’encontre des Touaregs. L’incompréhension, les tensions, les mécanismes d’exclusion et d’affrontements semblent avoir encore de l’avenir… pour le plus grand bénéfice d’AQMI.
L’héritage colonial
Dans la mesure où les limites et les découpages des possessions africaines découlèrent des intérêts des métropoles et des traités (notamment : Berlin, 1885 ; convention franco-anglaise sur le Sahara et le Soudan, 1899 ; Entente cordiale France-Grande-Bretagne, 1904 ; accord franco-allemand sur le Maroc, 1911) ou des rapports de force établis entre elles, l’administration coloniale légua des frontières inadaptées à l’ensemble des États de l’Afrique contemporaine. Afin d’éviter l’embrasement généralisé du continent, l’Organisation de l’unité africaine se rallia, par la résolution du Caire (juillet 1964), au principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Les signataires s’engagèrent à « respecter les frontières existant au moment où les États [avaient] accédé à l’indépendance nationale ». Cette décision paraissait d’autant plus nécessaire que la “guerre des sables“, qui venait d’opposer l’Algérie au Maroc (octobre-novembre 1963), portait précisément sur un litige frontalier né du partage colonial et faisait prendre conscience du caractère hautement belligène de toute tentative de redécoupage.
Pour les États de la zone saharo-sahélienne, outre l’éloignement des centres de décision (situés très au sud du Sahara), l’héritage comportait, entre autres inconvénients, des frontières qui entravaient le mode de vie nomade et ignoraient la répartition spatiale des ethnies. Il résulte de tout cela qu’il n’existe pas d’État touareg. Plus grave, les États nés de l’indépendance sont dirigés par des non-Touaregs et, nous l’avons vu plus haut, ne placent pas les (ex-)nomades du Nord au cœur de leurs priorités. Cela entretient une immense frustration.
D’autant que la France avait conçu, dans les années 1950, le projet d’une Organisation commune des régions sahariennes-OCRS. L’Assemblée nationale créa celle-ci par une loi adoptée le 10 janvier 1957. Cette instance, destinée à définir et conduire une politique commune à l’ensemble du “Sahara français“, devait englober les départements sahariens d’Algérie (des Oasis et de Saoura, créés en août 1957), les régions saharo-sahéliennes du Soudan (devenu le Mali, en 1960), du Niger et du Tchad. Dès février 1959, le champ fut restreint aux seuls départements algériens car le statut d’autonomie des territoires d’Afrique subsaharienne adopté en 1956 interdisait d’interférer dans l’administration de leur bande saharo-sahélienne. L’entreprise fut rejetée par le FLN qui, conformément à la ligne définie au Congrès de la Soummam, en août 1956, refusait toute amputation du territoire de l’Algérie indépendante pour laquelle il combattait. Cette dernière devait recouvrir l’ensemble des territoires de l’Algérie coloniale. Les militaires français souhaitaient conserver les hydrocarbures, les centres d’essais nucléaire d’In Ekker et balistique d’Hammaguir. Toutefois, pour ne pas compromettre les pourparlers de paix, de Gaulle abandonna publiquement le projet, lors de sa conférence de presse du 5 septembre 1961 : « il n’y a pas un seul Algérien, je le sais, qui ne pense que le Sahara doit faire partie de l’Algérie, et [...] il n’y aurait pas un seul gouvernement algérien, quelle que soit son orientation par rapport à la France, qui ne doive revendiquer sans relâche la souveraineté algérienne sur le Sahara ».
Tandis que certains Touaregs approchaient – en vain – le FLN pour lutter en commun pour leurs indépendances respectives, les (des ?) chefs des grandes fédérations avaient écrit, en 1960, au Président de la République française une lettre destinée à demander un statut politique au sein de l’OCRS : « Puisque vous quittez le pays touareg, rendez-nous notre bien tel que vous nous l’avez arraché [...] Nous ne voulons pas que les Noirs ni les Arabes nous dirigent […] Puisque l’indépendance s’annonce et que vous la donnez, alors nous les Touaregs nous voulons nous diriger nous-mêmes et rassembler notre société tout entière là où elle se trouve, dans notre pays. Nous voulons que notre pays soit un seul pays ». Mais leur appel demeura sans écho. L’OCRS constitue encore, aujourd’hui, la référence nourrissant l’espérance d’un État touareg. Elle alimente aussi, de la part des Noirs, les procès d’intention sécessionniste au profit de la France. L’exil s’imposa comme l’une des réponses à ceux qui souffraient ou estimaient souffrir d’une intolérable discrimination. Ils donnèrent ainsi naissance à une diaspora peu nombreuse mais active, restée très liée à son territoire et à sa communauté d’origine. Eux aussi peuvent, le cas échéant, épauler les djihadistes.
Le califat saharo-sahélien envisagé par AQMI peut séduire certains Touaregs, comme moyen de réaliser leur rêve d’émancipation vis-à-vis d’une domination rejetée. Mais le mode de vie salafiste leur conviendrait-il et, surtout (?) les acteurs extérieurs laisseraient-ils faire ?
LA FOIRE AUX CONVOITISES
L’espace saharo-sahélien apparaît comme particulièrement convoité, tant par des États que par des entités non-étatiques, légales ou non.
Les États riverains
La Mauritanie, le Mali et le Niger veulent mieux contrôler leur espace saharo-sahélien. Il s’agit tout à la fois pour eux d’affirmer leur souveraineté sur l’ensemble de leur territoire national, d’assurer leur sécurité et de tirer parti des ressources naturelles (hydrocarbures, minerais : l’uranium, localisé dans le nord du pays, assure 90% des recettes du Niger à l’exportation, par exemple). Mais les moyens leur font cruellement défaut, particulièrement aux deux derniers. Même s’il manque les preuves formelles, ce dénuement étaye l’hypothèse d’un pacte – tacite ou formalisé – de non-agression conclu par Bamako et/ou Niamey avec AQMI. La France et les États-Unis combattent ce penchant en fournissant une aide. Mais alors une autre tentation risque de se faire jour : celle de la rente stratégique. Les États peuvent chercher à entretenir la situation, afin de continuer à en percevoir les dividendes. Ajoutons que ces trois États, qui eurent à pâtir des menées libyennes auprès des populations sahariennes, se méfient également des ambitions régionales de l’Algérie, ce qui obère la coopération antiterroriste, au grand dam de Paris et de Washington.
Le Maroc, outre la rivalité de puissance au Maghreb qui l’oppose, depuis 1962, à l’Algérie, surveille très étroitement les 266 000 km2 du Sahara occidental (ex-colonie espagnole du Rio de Oro et de Saguia el-Hamra). Annexé de fait entre 1976 et 1979, ce territoire, dont l’indépendance est revendiquée par le Front Polisario (soutenu par Alger), connaît un calme précaire depuis le cessez-le-feu négocié par l’ONU en 1991. Selon des sources invérifiables, une coopération opérationnelle existerait entre les (des ?) indépendantistes sahraouis et AQMI qui, par ailleurs, tente de s’implanter dans le royaume chérifien. Mais la monarchie marocaine n’a-t-elle pas intérêt à discréditer les Sahraouis tout en percevant sa part de la rente stratégique assurée par sa participation à la lutte contre le terrorisme ? Cela jette la suspicion sur l’enlèvement de trois coopérants européens, le 23 octobre 2011, dans le camp de réfugiés sahraouis d’Hassi Rabuni (près de Tindouf, en Algérie). En effet, comment ne pas s’interroger sur la coïncidence qui fait qu’un groupe inconnu, le “Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest“-MUJAO, présenté comme une dissidence d’AQMI, agisse précisément là où se trouve le siège du gouvernement de la République arabe sahraouie démocratique. Rabat entretient depuis l’indépendance (1956) de très étroites relations avec la France et les États-Unis, notamment en matière de défense et de sécurité. Cela contribue à entretenir la méfiance d’Alger à son encontre et ne facilite pas la coordination régionale des actions contre AQMI.
Pour les mêmes raisons que le Niger, le Mali ou la Mauritanie, l’Algérie, berceau d’AQMI, entend mieux contrôler la partie saharienne de son territoire. La caste qui accapare le pouvoir et les richesses du pays depuis l’accession à l’indépendance (1962) cherche en priorité à perdurer, ce qui constitue sa principale motivation pour mener une lutte impitoyable contre ceux qui veulent la renverser. C’est parce qu’il s’agit de l’assurance-vie de cette faction qu’Alger peut être considéré comme un partenaire fiable dans la lutte contre le terrorisme par les États-Unis et l’Union européenne. Cela importe d’autant plus que le pays joue un rôle essentiel puisqu’il se situe géographiquement en position intermédiaire entre les cibles occidentales et le sanctuaire saharo-sahélien d’Al Qaida. À cela s’ajoute la volonté d’affirmer sa prépondérance régionale. Tout comme l’implication dans la question touarègue, la présence d’une filiale de la SONATRACH, la compagnie pétrolière nationale, dans la prospection au sud du Sahara s’inscrit dans cette logique. Notons que des liens historiques se nouèrent avec le Mali durant la guerre d’indépendance (1954-1962). En 1958, après la mise en place par la France de barrages efficaces aux frontières du Maroc et de la Tunisie, le Sahara devint une zone de transit essentielle pour les renforts et le ravitaillement de l’armée de libération nationale-ALN. La wilaya 7 ou “wilaya des sables“, sous le commandement d’Abdelaziz Bouteflika (basé à Gao), couvrait l’Adrar des Ifoghas, le Hoggar et l’oasis de Tindouf à partir de Tessalit, Kidal et Gao. Cela crée un contexte a priori favorable à une action concertée, en particulier pour contrôler les turbulences touarègues. Mais cela peut également jouer en faveur d’AQMI : ses membres n’ont-ils pas réactivé des itinéraires et des filières hérités de la guerre d’indépendance ? Cela rendrait encore plus nécessaire une coordination de l’action antiterroriste des États confinant la bande saharo-sahélienne. Or, ce n’est guère le cas, Alger, soutenu semble-t-il par Washington, voulant en assurer la direction, alors que le Mali et le Niger préfèrent un pilotage français. Le rapprochement s’avère donc laborieux. Il fallut attendre avril 2010 pour la mise en place d’un Comité opérationnel conjoint (Mauritanie, Mali, Niger, Algérie), basé à Tamanrasset, et septembre de la même année pour le lancement d’un Comité central du renseignement des pays saharo-sahéliens, sis à Alger.
La Libye du colonel Kadhafi (1969-2011) nourrissait également des ambitions régionales. Elle joua sur tous les registres : politique, avec le panafricanisme étayant le projet de création d’ États-Unis d’Afrique, économique avec des investissements (y compris dans la prospection pétrolière dans la bande sahélienne) et une aide au développement. Sans oublier la dimension militaire : malencontreusement dépourvue d’hommes, elle recruta des mercenaires dans l’ensemble de l’Afrique subsaharienne et recourut à tout l’arsenal de la stratégie indirecte, du terrorisme au soutien à diverses rébellions. Notamment, Kadhafi usa, non sans sinuosités, de la carte du soutien actif aux divers soulèvements touaregs (en septembre 1980, le premier congrès des mouvements de résistance touaregs se tint à Homs et Kadhafi parlait de la Libye comme de la “patrie d’origine“ des Touaregs). Sur le terrain politique, il lança dans les années 1990 le projet d’États-Unis du Sahara, qui recoupait les limites de l’OCRS, mais aussi de la zone d’influence de la Sanoussiya. Pour flou qu’il fût, le projet saharien du tyran de Tripoli le posa en rival régional de l’Algérie. Celle-ci, en toute discrétion et avec l’accord tacite des puissances occidentales semble-t-il, contra systématiquement et brutalement ses entreprises. Alger ne veut, en effet, à aucun prix d’un État touareg, par crainte d’un réveil de la revendication d’indépendance des Berbères en Kabylie. Confrontée dans les années 1990 à une guérilla islamiste, Tripoli avait très durement réprimé les noyaux se réclamant d’Al Qaida et demeura en alerte constante. La guerre civile (février à octobre 2011) puis l’effondrement de la dictature permirent la résurgence de groupes armés islamistes (notamment autour de l’ancien djihadiste Abdelhakim Belhaj) dont la modération affichée demandera confirmation dans un proche avenir. De plus, les affrontements qui marquèrent les derniers mois de la dictature, se soldèrent par le pillage de multiples dépôts d’armes de toutes sortes qui ont pris diverses directions, notamment celle de la bande saharo-sahélienne. Ainsi, les milliers (?) de mercenaires recrutés par le dictateur aux abois revinrent très bien équipés dans leurs pays d’origine. Première conséquence observable, une “rébellion touarègue“ s’est rallumée, en janvier 2012, au Mali et le pouvoir en place à Bamako semble débordé. Certains observateurs craignent qu’il ne s’agisse que du signe avant-coureur d’un embrasement généralisé.
Le Soudan se trouve soumis à un régime islamiste, qui offrit l’hospitalité à Ben Laden entre 1992 et 1996. Il serait étonnant qu’il n’en reste pas quelques traces, notamment sous forme de cellules plus ou moins dormantes, susceptibles de relayer AQMI. D’autant que le rôle joué par les États-Unis (en dépit d’une coopération antiterroriste présentée comme efficace) et l’Arabie Saoudite, voire Israël, dans les conflits locaux qui le déstabilisent (Darfour, Sud) peut l’inciter à fermer les yeux sur les menées d’Al Qaida, sinon y prêter la main.
Souvent cité, notamment comme base de départ de plusieurs enlèvements, le Burkina-Faso intrigue. L’activisme régional de son président, Blaise Compaoré, amène à lui attribuer, à tort ou à raison, une part de responsabilité dans tous les foyers d’agitation ou de conflit de son voisinage. Soucieux de préserver le calme chez ses propres Touaregs, il encourage les négociations des gouvernements du Mali et du Niger avec leurs minorités du nord. Le jeu pour le moins ambigu et les relations pour le moins éclectiques du conseiller (d’origine mauritanienne) du président, Moustafa Ould Liman Chaafi, entretiennent la suspicion au sujet d’un accord tacite de non-agression entre Ouagadougou et AQMI.
Les États lointains
Plusieurs pays extérieurs à la région se trouvent impliqués dans la zone saharo-sahélienne : la France, les États-Unis et la Chine. Tous trois détiennent dans cet espace des intérêts économiques (accès aux matières premières, recherche de débouchés commerciaux, ventes d’armements) et stratégiques (garantie de points d’appui et/ou lutte antiterroriste). Les deux premiers interviennent donc très activement dans la lutte contre AQMI.
Ancienne puissance coloniale, la France poursuit une politique de coopération remontant, avec des hauts et des bas, aux indépendances, proclamées en 1960. Ses intérêts demeurent considérables. Le Niger assure un tiers de son approvisionnement en uranium. Le fer de Mauritanie, l’étain et l’or du Mali, demain peut-être les hydrocarbures du sud saharien, sont autant de ressources qui ne laissent pas Paris indifférent et font l’objet d’une âpre concurrence avec les États-Unis et la Chine, notamment. Les bases de Libreville et de N’Djamena forment, non loin du sanctuaire d’AQMI, les deux premiers maillons d’un dispositif militaire qui se prolonge à Djibouti et Abou Dhabi. La veille de l’inauguration de cette dernière installation (26 mai 2009), le Président de la République déclarait : « Avec cette base, notre première au Moyen-Orient, la France montre [...] qu’elle est prête à prendre toutes ses responsabilités pour garantir la stabilité de cette région essentielle pour l’équilibre du monde ». Hormis l’Iran, parmi les menaces pesant sur cet équilibre, figure Al Qaida… dont AQMI est une composante. Moustapha Setmeriem Nasser, alias Abou Mossab Al Souri, idéologue d’Al Qaida, déclarait en 2005 : « il est de notre droit légitime de frapper la France car nous sommes en guerre contre ce pays ». Et il invoquait le soutien à Israël (y compris l’aide à l’accession à l’arme nucléaire décidée par Guy Mollet), l’inscription du Hamas et du Djihad islamique sur la liste des organisations terroristes, la politique menée à l’encontre de la Syrie, la participation aux intervention en Bosnie-Herzégovine et en Afghanistan, la présence militaire dans des pays musulmans d’Afrique, l’appartenance à l’OTAN et l’interdiction du port du voile islamique. D’autres documents ajoutent le passé colonial et le soutien de Paris à l’interruption du processus électoral algérien qui empêcha l’accession au pouvoir du Front islamique du salut-FIS, en décembre 1991. Mais l’action de la France dans la région saharo-sahélienne se heurte à la méfiance de l’Algérie. Celle-ci, d’une part, instrumentalise, pour des raisons de politique intérieure, la thématique du néocolonialisme afin de se forger une légitimité “nationale“, discréditer les adversaires de la faction au pouvoir et tenter de rallier une partie des sympathisants de l’islamisme. D’autre part, les dirigeants algériens veulent écarter la France de la zone sahélienne pour affirmer dans la région leur puissance à la place de la sienne. Quant à Paris, certains analystes lui prêtent le projet de constituer avec le Mali et le Niger, peut-être le Maroc et la Tunisie, un “bloc contre-hégémonique“ face à l’axe Washington-Alger.
Depuis la fin de la Guerre froide, les États-Unis ont jeté leur dévolu sur le continent africain. Puissance mondiale, ils se devaient d’y affirmer leur présence et ce d’autant plus que leur rival chinois s’y implantait en force. En vertu de l’African Growth and Opportunity Act-AGOA, ils dispensent une aide économique régionale spécifique depuis 2000. Ils seraient désormais parmi les (sinon les) principaux pourvoyeurs d’aide internationale en zone de peuplement touareg. En quête de matières premières et de diversification de leurs approvisionnements en hydrocarbures, les Américains multiplient leurs investissements, par exemple en Algérie, pivot du North African Partnership for Economic Opportunity conclu en 2009. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 et la montée en puissance de leur lutte contre le terrorisme, couplée à la lutte antidrogue, ils augmentent de manière significative leur coopération et leur présence militaires en Algérie et en Afrique subsaharienne. Dès 2002, ils formèrent laPan Sahel Initiative avec la Mauritanie, le Mali, le Niger et le Tchad. En 2005, ils mirent en place la Trans-Saharan Counterterrorism Initiative avec l’Algérie, le Burkina-Faso, la Libye, le Maroc, la Tunisie, le Tchad, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Nigeria et le Sénégal. Parallèlement, ils lancèrent l’exercice annuel Flintlock. En 2007, ils ont créé au sein de leurs forces armées un commandement militaire régional spécial, l’AFRICOM. Ils sont notamment présents en Algérie (base de Tamanrasset), en Mauritanie (base de Nema), au Niger (base d’Agadez) et, surtout, au Mali, où ils utilisent, dans la plus grande discrétion, l’ancienne base française de Tessalit, idéalement située à équidistance de la Méditerranée, au Nord, de l’Atlantique, à l’ouest et du Golfe de Guinée, au sud. Toutefois, les revers essuyés en Irak et en Afghanistan, ainsi que la réduction du format de leur armée, les incitent à sous-traiter le combat contre AQMI. L’efficacité du procédé suscite la polémique.
Dernière venue et privilégiant la carte de la séduction (soft power), la Chine, quant à elle, s’active à la construction d’infrastructures, comme les ponts sur le Niger à Bamako ou à Niamey. Afin de couvrir une partie de ses énormes besoins en matières premières, elle se livre également à une intense activité de prospection (hydrocarbures, minerais) au Mali et au Niger, ce qui ne peut manquer de l’impliquer dans la question touarègue et d’engendrer des rivalités avec la France. Par exemple, depuis 2007, elle exploite une partie de l’uranium du Niger (gisement d’Azelik). En butte à la révolte d’une partie de la minorité ouïgoure, population turcophone musulmane (sur)vivant au Xinjiang, elle est également visée par Al Qaida. N’oublions pas la forte proportion d’Ouïghours capturés par les Américains parmi les djihadistes à l’entraînement dans les camps que les talibans avaient autorisé Ben Laden à ouvrir en Afghanistan avant le 11 septembre 2001. Le champ des déstabilisations s’ouvre à l’infini.
Les acteurs illégaux
D’Al Qaida aux mafias, les entités illégales pullulent dans l’espace saharo-sahélien.
Celle qui joue le rôle le plus préoccupant est AQMI, dernier avatar de la tendance salafiste djihadiste qui existait au sein du FIS dés sa création en Algérie, en 1989. Ses membres se rattachent à la mouvance extrémiste qui considère que le pouvoir se conquiert exclusivement par les armes et que la loi de Dieu n’est instaurée que par la guerre sainte, considérée comme une obligation absolue (le “sixième pilier de l’islam“, avec la profession de foi, les cinq prières quotidiennes, le paiement de l’aumône, le jeûne du Ramadan, et le pèlerinage à La Mecque). Après l’interruption du processus électoral par l’armée algérienne, en décembre 1991, ils rejoignirent le Groupe islamique armé-GIA. Des dissensions internes amenèrent à la formation du Groupe salafiste pour la prédication et le combat-GSPC, en septembre 1998. Le rapprochement avec Al Qaida date de cette époque et aboutit, le 11 septembre 2006, à une déclaration officielle d’allégeance, sous l’impulsion d’Abdelmalek Droukdel, qui mena le processus à son terme logique : la transformation, le 24 janvier 2007, du GSPC en Al Qaida dans les pays du Maghreb islamique. Le groupe n’entend plus se limiter à prendre le pouvoir en Algérie : il a décidé de participer au djihad mondial. Les premières opérations dans la zone Sahara-Sahel (où se trouvent plusieurs katibas : sud de l’Algérie et du Maroc, est de la Mauritanie, nord du Mali et nord du Niger) remontent à 2003 : en février et mars, plusieurs prises d’otages permirent la capture de 32 touristes étrangers. Leur libération contre rançon procura au GSPC un trésor de guerre estimé à 5 millions de dollars. Une somme largement suffisante pour acheter des complicités ainsi que pour s’équiper en armes légères, en véhicules tous terrains, en systèmes de communications et de guidage performants. Entre 2003 et 2010, les rapts auraient permis au groupe terroriste d’accumuler 70 millions d’euros. Or, ils ne constitueraient pas sa ressource principale. La nomination, en mars 2009, d’un nouvel émir des katibas sahéliennes en la personne de Yahia Djaoudi (installé dans l’ancien bagne militaire français sis au cœur du bassin de Taoudeni, « triangle de l’or noir », partagé entre la Mauritanie, le Mali et l’Algérie), considéré comme le principal stratège d’AQMI depuis septembre 2006, marquerait un tournant. Al Qaida ferait évoluer la fonction dévolue à l’espace saharo-sahélien : dépassant son rôle de refuge et de zone de banditisme destiné à financer AQMI, il deviendrait une forteresse de la “guerre sainte“, vouée à accueillir, à regrouper et à entraîner les djihadistes du Maghreb et des pays subsahariens limitrophes. Cela permettrait de créer ce qui aurait été l’un des objectifs de Ben Laden dès 2001 : un “nouvel Afghanistan“ aux portes de l’Europe, une “base“ à partir de laquelle préparer l’assaut contre le littoral maghrébin et… le sud de l’Europe.
Mais les rangs d’AQMI (quelques centaines de combattants ?) ne comptent pas seulement des assassins se parant d’un idéal. On y trouve également de vulgaires voyous, gens de sac et de corde fort à l’aise dans un espace saharo-sahélien qui grouille de trafiquants en tous genres et de toutes envergures. Ils font argent de tout : produits de consommation courante (en profitant des différences de prix), véhicules, cigarettes, vrais ou faux médicaments, armes (notamment légères), drogue, émigrants clandestins. Connaissant seuls les tracés, les Touaregs (dont certains anciens combattants ont été intégrés – à des fins de réinsertion – dans les services des douanes, avec les conséquences que l’on peut imaginer) n’agissent pas seulement pour leur compte : ils sont les intermédiaires obligés de tous les réseaux désireux de transiter par cet espace. Ainsi en va-t-il, notamment, pour les narcotrafiquants de Colombie et du Mexique (cocaïne arrivant par la Guinée-Bissau et le Sénégal ou dans le nord du Mali par “Air Cocaïne“), du Moyen-Orient (héroïne d’Afghanistan arrivant par la mer Rouge) et du Maghreb (cannabis du Maroc), pour lesquels la route transsaharienne est la plus sûre et la moins coûteuse. Nous sommes en présence d’une criminalisation économique évoluant (ou susceptible d’évoluer) en criminalité politico-religieuse : complicités politiques, policières et militaires dans les États concernés, narco-guérilla de certains Touaregs et narco-terrorisme d’AQMI.
Celle qui joue le rôle le plus préoccupant est AQMI, dernier avatar de la tendance salafiste djihadiste qui existait au sein du FIS dés sa création en Algérie, en 1989. Ses membres se rattachent à la mouvance extrémiste qui considère que le pouvoir se conquiert exclusivement par les armes et que la loi de Dieu n’est instaurée que par la guerre sainte, considérée comme une obligation absolue (le “sixième pilier de l’islam“, avec la profession de foi, les cinq prières quotidiennes, le paiement de l’aumône, le jeûne du Ramadan, et le pèlerinage à La Mecque). Après l’interruption du processus électoral par l’armée algérienne, en décembre 1991, ils rejoignirent le Groupe islamique armé-GIA. Des dissensions internes amenèrent à la formation du Groupe salafiste pour la prédication et le combat-GSPC, en septembre 1998. Le rapprochement avec Al Qaida date de cette époque et aboutit, le 11 septembre 2006, à une déclaration officielle d’allégeance, sous l’impulsion d’Abdelmalek Droukdel, qui mena le processus à son terme logique : la transformation, le 24 janvier 2007, du GSPC en Al Qaida dans les pays du Maghreb islamique. Le groupe n’entend plus se limiter à prendre le pouvoir en Algérie : il a décidé de participer au djihad mondial. Les premières opérations dans la zone Sahara-Sahel (où se trouvent plusieurs katibas : sud de l’Algérie et du Maroc, est de la Mauritanie, nord du Mali et nord du Niger) remontent à 2003 : en février et mars, plusieurs prises d’otages permirent la capture de 32 touristes étrangers. Leur libération contre rançon procura au GSPC un trésor de guerre estimé à 5 millions de dollars. Une somme largement suffisante pour acheter des complicités ainsi que pour s’équiper en armes légères, en véhicules tous terrains, en systèmes de communications et de guidage performants. Entre 2003 et 2010, les rapts auraient permis au groupe terroriste d’accumuler 70 millions d’euros. Or, ils ne constitueraient pas sa ressource principale. La nomination, en mars 2009, d’un nouvel émir des katibas sahéliennes en la personne de Yahia Djaoudi (installé dans l’ancien bagne militaire français sis au cœur du bassin de Taoudeni, « triangle de l’or noir », partagé entre la Mauritanie, le Mali et l’Algérie), considéré comme le principal stratège d’AQMI depuis septembre 2006, marquerait un tournant. Al Qaida ferait évoluer la fonction dévolue à l’espace saharo-sahélien : dépassant son rôle de refuge et de zone de banditisme destiné à financer AQMI, il deviendrait une forteresse de la “guerre sainte“, vouée à accueillir, à regrouper et à entraîner les djihadistes du Maghreb et des pays subsahariens limitrophes. Cela permettrait de créer ce qui aurait été l’un des objectifs de Ben Laden dès 2001 : un “nouvel Afghanistan“ aux portes de l’Europe, une “base“ à partir de laquelle préparer l’assaut contre le littoral maghrébin et… le sud de l’Europe.
Mais les rangs d’AQMI (quelques centaines de combattants ?) ne comptent pas seulement des assassins se parant d’un idéal. On y trouve également de vulgaires voyous, gens de sac et de corde fort à l’aise dans un espace saharo-sahélien qui grouille de trafiquants en tous genres et de toutes envergures. Ils font argent de tout : produits de consommation courante (en profitant des différences de prix), véhicules, cigarettes, vrais ou faux médicaments, armes (notamment légères), drogue, émigrants clandestins. Connaissant seuls les tracés, les Touaregs (dont certains anciens combattants ont été intégrés – à des fins de réinsertion – dans les services des douanes, avec les conséquences que l’on peut imaginer) n’agissent pas seulement pour leur compte : ils sont les intermédiaires obligés de tous les réseaux désireux de transiter par cet espace. Ainsi en va-t-il, notamment, pour les narcotrafiquants de Colombie et du Mexique (cocaïne arrivant par la Guinée-Bissau et le Sénégal ou dans le nord du Mali par “Air Cocaïne“), du Moyen-Orient (héroïne d’Afghanistan arrivant par la mer Rouge) et du Maghreb (cannabis du Maroc), pour lesquels la route transsaharienne est la plus sûre et la moins coûteuse. Nous sommes en présence d’une criminalisation économique évoluant (ou susceptible d’évoluer) en criminalité politico-religieuse : complicités politiques, policières et militaires dans les États concernés, narco-guérilla de certains Touaregs et narco-terrorisme d’AQMI.
DU NOYAU AUX MÉTASTASES
Tout concourt à faire de l’espace saharo-sahélien la plus vaste zone d’instabilité et de non-droit de la planète : la géographie, la paupérisation persistante sinon organisée des Touaregs, les convoitises étrangères, l’extrémisme politico-religieux et les mafias. L’ampleur de la tâche à accomplir en vue d’une sécurisation est à la mesure de l’espace concerné : immense. Et rien ne permet de penser, en l’état actuel des choses, que la communauté internationale parviendra à autre chose qu’un endiguement partiel. Les pays du sud de la zone figurent parmi les plus pauvres du monde et ne brillent pas par la qualité de leur gouvernance, en dépit de quelques progrès récents. Les pays du Maghreb, (un peu) plus riches, ne sont pas mieux gouvernés et les problèmes qu’ils ont à résoudre sont énormes, comme l’a montré le mouvement de contestation déclenché à l’automne 2010 et qui n’est peut-être pas terminé. En outre, certains s’opposent pour la prépondérance régionale. Quant aux États non-africains impliqués, ils ne peuvent tout faire et ils parent au plus pressé : accéder aux ressources naturelles dont ils ont besoin, tout en déployant des pare-feu pour contenir l’expansion et la jonction des factions armées. Toutefois, et c’est le plus préoccupant, tandis que l’incertitude plane sur l’avenir de la Libye et du Soudan, voire de l’Algérie et du Maroc, on observe la montée en puissance de deux groupes armés connectés à Al Qaida : les Shebabs en Somalie (qui, le 15 février 2012, ont fait publiquement allégeance à Ayman al-Zawahiri, le chef d’Al Qaida) et Boko Haram au Nigeria.
T.E. Lawrence, expert en guerre du désert s’il en fut, écrivait : « “Celui qui commande sur mer jouit d’une grande liberté et peut prendre de la guerre aussi peu ou autant qu’il le désire“ : celui qui commande dans le désert dispose des mêmes avantages. Des patrouilles de méharistes aussi autonomes que des navires pouvaient croiser en toute sécurité sur la frontière de la zone ennemie, tout juste hors de vue des postes de l’adversaire le long des terres cultivées, et se livrer à des incursions dans ses lignes là où cela semblait le plus opportun, le plus facile ou le plus profitable, avec une constante possibilité de retraite derrière elles dans un élément qui restait hors de portée des Turcs ». L’analogie avec l’affrontement en cours aujourd’hui est frappante. Et méditons cette autre remarque, applicable aux Touaregs : « la répartition des coups de main ne fut pas orthodoxe. Il était impossible de mêler ou de combiner plusieurs tribus car l’antipathie et la méfiance les divisaient. Pour la même raison, on ne pouvait pas employer des hommes d’une tribu dans le territoire d’une autre, [...d'où] l’adhésion au principe de la plus large distribution des forces afin de permettre le plus grand nombre de coups de main en même temps, et on ajoutait la fluidité à la vitesse en employant un district le lundi, un autre le mardi et un autre le mercredi. Cela renforçait la mobilité naturelle de l’armée arabe, lui donnant des avantages sans prix dans la poursuite, un groupe se renforçant par de nouvelles recrues dans chaque nouvelle zone tribale, ce qui lui permettait de conserver son énergie initiale ». L’hypothèse de l’instauration d’un califat salafiste-djihadiste dans l’espace saharo-sahélien mérite peut-être qu’on l’examine sérieusement, ce qui devrait inciter les stratèges gouvernementaux à réfléchir intensément à la solution de l’équation touarègue avant que celle-ci ne se résolve… au profit d’Al Qaida.
Patrice Gourdin, Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne les relations internationales et la géopolitique auprès des élèves-officiers de l’Ecole de l’Air. Auteur de Géopolitiques, manuel pratique, Paris, 2010, Choiseul, 736 pages, (Manuscrit clos le 25 février 2012)
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