samedi 14 avril 2012


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Le sanglot d’une Touareg du Mali

LE TEMPS
vendredi 13 avril 2012
Ancien membre du gouvernement malien, Zakiyatou Oualett Halatine a dû se résoudre à partir en exil. D’origine touareg, cette figure de Bamako a vu son domicile saccagé par les militaires
Dans un livre qui doit bientôt paraître, elle a recueilli les adages et les proverbes touareg, ces ­concentrés de sagesse populaire transmis de génération en génération aux pieds des dunes du désert. Le premier qui vient en tête à ­Zakiyatou Oualett ­Halatine est celui-ci : « Il n’y a pas besoin de demander à un orphelin de pleurer. » Puis, dans le même souffle, elle y ajoute celui-là, recueilli auprès de sa mère, comme tous les autres, dans cette société plutôt matriarcale qui, de tout temps, a donné la part belle aux femmes, leur procurant un rôle qui est à des années-lumière de celui dans lequel voudraient les cantonner les islamistes : « Lorsqu’on rase la tête de son jeune frère, il faut mouiller ses propres cheveux. » Une manière de suggérer la nécessité de se mettre toujours à la place de l’autre, afin de comprendre ce qu’il endure.
Il n’y a pas besoin de demander à cette Touraeg du Mali de pleurer. Au téléphone de Nouakchott, la capitale de la Mauritanie où elle est aujourd’hui réfugiée, elle interrompt souvent son récit d’un silence pudique. « Quand je suis seule, je m’assieds et je pleure, reconnaît-elle, après avoir cherché en vain une seule raison de ne pas le faire. » Pourtant, dans le même temps, c’est comme s’il était impossible de se débarrasser de cet appel à la compassion transmis par la tradition du désert. « Je crois profondément en l’être humain. Je n’ai jamais perdu l’espoir que l’Homme puisse être capable de se regarder dans la glace et de se remettre en question. »
Cette conviction est cependant de plus en plus difficile à maintenir en vie par les temps qui courent au Mali. Zakiyatou Oualett Halatine est une figure extrêmement populaire à Bamako, la ville où, passé de ministre oblige, on l’appelle encore « Son Excellence ». Cela ne l’a pas mise à l’abri. Nous sommes le 1er février dernier et l’armée a annoncé une marche, dans le quartier de Kati. Les esprits sont chauffés à blanc. C’est là que se trouve la plus grande garnison du pays, d’où partira quelques semaines plus tard le coup d’Etat qui détrônera le président Amadou Toumani Touré. Pour son malheur, c’est aussi dans ce quartier que Zakiyatou Oualett vit avec sa famille.
« En sortant le matin pour amener ma fille à l’école, j’ai vu des gens ériger des barricades. Cela m’a rassurée. J’ai pensé qu’elles visaient à protéger les maisons en cas de débordements de la foule. » La femme le découvrira à son retour : ces barricades servaient en réalité à tenir les gens éloignés tandis que l’armée et des policiers en civil saccageaient les maisons des habitants d’origine touareg, pillaient leurs biens et les menaçaient de mort dans l’indifférence générale. « Le Mali, c’est mon pays, insiste-t-elle. Je lui ai tout donné. Et la seule raison pour laquelle on a commis ces actes contre moi, c’est parce que mes traits ressemblent à ceux des « rebelles. »
Tout donné au Mali ? L’histoire de cette femme pourrait figurer en bonne place dans les manuels de réussite de l’auto-développement en Afrique, cette clé que l’on peine à trouver depuis des décennies. Mais l’histoire suit aussi les sursauts de ce pays africain, ses héritages coloniaux mal digérés, ses violences et ses blocages désespérants.
Née à Goundam-Diré, dans les environs de Tombouctou, à l’intérieur des frontières de ce que les nationalistes touareg ont proclamé il y a une semaine comme étant l’Azawad indépendant, Zakiyatou Oualett Halatine n’est pourtant qu’une jeune fille lorsqu’elle débarque à Bamako pour s’inscrire au lycée. Elle se distinguera vite, et ses résultats scolaires l’amèneront à être parmi les jeunes Maliens qui peuvent bénéficier d’une bourse pour partir suivre une formation d’ingénieur à l’Institut polytechnique de Kiev. Elle restera huit ans en Ukraine et, dès son retour, elle pourra mettre ses connaissances au service du Ministère malien de l’industrie, où elle s’occupera des questions liées à la production d’engrais, au traitement de l’eau et au respect de l’environnement.
A 1000 kilomètres de là, au-delà de la frontière invisible du Nord-Mali, la quête de l’autonomie de l’Azawad bat déjà son plein depuis des décennies. Aujourd’hui, la femme, qui n’a jamais été membre de la guérilla indépendantiste, répète avec calme les traces laissées dans la région par le colonisateur français. Une région du Nord jamais tout à fait pacifiée par « le colon », rappelle-t-elle. Une région qui conservera toujours son caractère militaire, et dans laquelle le Mali ne puisera par la suite qu’un nombre très restreint de fonctionnaires, d’administrateurs ou de cadres de l’armée, la laissant toujours de facto à l’écart du pouvoir. Une région, enfin, où les gouverneurs successifs feront régner la tyrannie, où se multiplieront les exactions, les pillages et les exécutions.
Dans les années 60, déjà, une première révolte est matée dans le sang et fait des milliers de victimes. Le gouvernement malien mettra vingt ans à reconnaître ses torts et à promettre de faire amende honorable. Mais sur le terrain, rien ne changera. Pire : au nom de la réforme agraire, beaucoup de Touareg qui ne se sont pas réfugiés dans les pays limitrophes, en Mauritanie, en Algérie, sont dépossédés de leurs terres. Le projet officiel est d’encourager la population sédentaire. De fait, une nouvelle classe de propriétaires terriens est installée par l’Etat. « Ils avaient accès à tous les biens. Et personne n’avait intérêt à ébruiter ce qui se passait dans le Nord. » Tout est permis au nom de la lutte contre les « rebelles » touareg. Jamais le pouvoir de Bamako n’hésitera à exacerber le sentiment national en faisant passer sous silence les exactions commises. Au passage, « les gens de Bamako ont oublié de placer les populations du Nord dans leur droit », résume Zakiyatou Oualett.
A Bamako, la fonctionnaire doit faire face à l’apprentissage de la méfiance de ses interlocuteurs et aux insinuations. « Vous, les rebelles… » lui disent certains collègues lorsqu’ils s’adressent à elle. En 1992, une partie de sa famille est « touchée ». Son oncle, son frère, son voisin sont tués devant ses yeux. La jeune femme apprend à vivre parmi les complices ou les acteurs des tueries qui frappent ses proches et son peuple et qui ne seront jamais inquiétés par la justice. Elle est Malienne, elle fait la part des choses. Et elle constate : « La banalisation des crimes sous toutes ses formes appauvrit la communauté. Les Maliens ne s’en rendent pas compte, mais ils sont eux-mêmes pris en otage par des gens qui ont commis des grands forfaits. »
Ses compétences dans le domaine l’amènent à être nommée à l’Onudi (Organisation des Nations unies pour le développement industriel), où elle est chargée de couvrir plusieurs pays africains. Elle se fait des amis en Autriche. Ils tentent de la convaincre de rester en Europe, de faire carrière dans les organisations internationales, de tourner le dos à ces tourments causés par cette sorte de double appartenance. « Mais j’avais la nostalgie du pays. Les gens me manquaient. »
Elle est nommée ministre. Du Tourisme et de l’artisanat, des secteurs qui peuvent paraître marginaux mais qui, pour le Mali, sont tous deux essentiels. Un nouveau signe de reconnaissance qui s’accompagne pourtant de nouvelles vexations répétées. « On vous a donné ce poste », lui dit-on dès qu’elle évoque la question touareg et les injustices qui frappent le Nord. « J’ai mérité ce poste, rectifie-t-elle. Personne ne me l’a offert. » Grâce à elle, 600 Maliens sont invités à participer à Washington à un festival destiné à mettre en avant le folklore et les traditions de différents pays. Elle devient presque une héroïne nationale. Mais lorsque, au détour des conversations, elle demande aux plus hauts responsables du pays quels sont leurs plans pour l’avenir du nord du Mali, ils ont ce type de réponse : « Nous devons amener la population du Sud vers le Nord, et celle du Nord vers le Sud. »
« Cela s’appelle du repeuplement, et c’est un crime », leur répondait-elle, fidèle à son principe de dire les choses telles qu’elle les voit, « à haute et intelligible voix ». L’intégration, poursuit-elle, ne peut être que naturelle, ou elle ne se fera pas. « Je n’ai jamais entendu le Mali proposer quoi que ce soit pour mettre fin à ce dialogue de sourds qui dure depuis cinquante ans », assure-t-elle. Avant de trancher : « Dans ce cas de figure, c’est l’Etat qui doit abdiquer au profit du peuple. L’Etat ne peut pas refuser de construire des écoles et demander dans le même temps l’adhésion de la population. » Une logique qu’elle applique aussi à la communauté internationale, inquiète devant le possible démembrement des Etats issus de la colonisation : « Si elle prend la responsabilité de garantir coûte que coûte les frontières, elle doit aussi endosser la responsabilité de nous protéger et de garantir notre bien-être. »
Au bien-être des Maliens, la désormais ex-ministre y contribuera en créant une entreprise chargée de venir en aide aux artisans locaux qui font le gros des travailleurs du pays. En cherchant des fonds auprès des ­banques, en aidant les gens à démêler les procédures administratives et à sortir du secteur informel, elle permettra la création de quelque 400 entreprises et de plusieurs milliers d’emplois. « Certaines de ces entreprises se sont cassées, mais d’autres sont devenues des PME très rentables, dont les responsables sont aujourd’hui millionnaires », explique-t-elle. Lorsqu’ils la croisaient dans les rues de Bamako, certains de ces entrepreneurs qui lui devaient tout lui lançaient : « Madame, il est temps de chercher de l’argent pour vous. »
En s’en prenant à son domicile, les militaires de Bamako ont aussi saccagé les locaux de son entreprise et terrifié ses employés. Malgré ses nombreux contacts, y compris au sein du gouvernement, personne n’a répondu à ses appels au secours. Les premiers policiers ne sont arrivés que plusieurs heures plus tard. Cherchant d’abord refuge auprès d’amis dans la capitale, Zakiyatou Oualett et sa famille ont ensuite préféré s’exiler, de peur de les mettre eux aussi en danger. A Nouakchott, ils ont rejoint quelque 6000 Touareg qui ont fui les combats ou ont été chassés de leurs terres, au Nord comme au Sud.
Jusqu’à eux arrivent les sons du tambour qui s’élèvent à Bamako, à l’instar des déclarations du nouveau président par intérim, Dioncounda Traoré, qui, après avoir appelé au dialogue, ajoutait ces mots : « Nous n’hésiterons pas à mener une guerre totale et implacable pour recouvrer notre intégrité territoriale. Le Mali restera un et indivisible. »
Dans son exil mauritanien, entre deux pleurs, Zakiyatou Oualett, reçoit beaucoup d’appels de ses amis maliens. « Ce que les militaires et l’Etat vous ont fait, ce n’est pas normal », affirment-ils en guise de consolation. « Eh bien dites-le haut et fort, ne vous taisez pas ! » Puis, comme se parlant à elle-même : « Demain, quelle valeur aura l’être humain si de telles choses se poursuivent ? Je ne peux pas ne pas croire en l’Homme. Cela me fait trop peur. »

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