La revanche des Touareg
Le 6 avril 2012, le mouvement des rebelles touareg (le MNLA) déclarait unilatéralement l’indépendance de l’État d’Azawad au nord du Mali.
Les médias ont mis en avant la composante islamiste en rappelant la contribution d’AQMI dans ces opérations et en faisant le lien avec les événements survenus en Libye ; ce faisant, l’origine profonde du conflit, qui trouve ses racines jusque dans l’Histoire précoloniale, a été souvent occultée.
Nous nous proposons ici de rétablir une vision plus globale des choses en replaçant l’événement dans la longue durée.
Question de vocabulaire
Les Berbères nomades du Sahel s’appellent entre eux imochar (au singulier) et imazeran (au pluriel) mais on les connaît surtout sous leur appellation arabe : targui au singulier et touareg au pluriel. En français, on les désigne par le mot Touareg au singulier, Touareg ou Touaregs au pluriel.
Dans la littérature coloniale, ces guerriers mythiques étaient qualifiés d’«hommes bleus», du fait que leur turban couleur indigo avait tendance à déteindre sur leur peau.
Sur la rive du Sahara
Le Sahel (mot arabe qui signifie rivage) est une zone de transition brutale entre le désert au nord et la forêt humide au sud. Ce contraste climatique trouve son corollaire dans le peuplement : les cultures du nord sont très distinctes de celles du sud. La ligne correspondant à 400 mm de précipitations annuelles apparaît comme une frontière naturelle de peuplement.
Les peuples du nord regroupent notamment les Arabes (en Mauritanie et au Soudan) et les Touareg (au Mali et au Niger), ces derniers appartenant au groupe des Berbères. Ils sont les héritiers d’un mode de vie largement nomade.
Les peuples du sud appartiennent au groupe nigéro-congolais (Sénégal, Mali, Niger) ou nilo-saharien (Tchad, sud-Soudan). Ils sont sédentarisés depuis longtemps (à l’exception des Peuls).
L’islam est très majoritaire dans tout le Sahel, que ce soit parmi les peuples du nord ou du sud. La séparation entre islam et christianisme est située plus au sud, et peut y entraîner d’autres conflits, comme au Nigeria, au sud-Soudan ou encore au Tchad. Dans ce dernier pays, les nomades musulmans du Nord l’ont emporté de manière définitive sur les Saras chrétiens et animistes du Sud dans les années 1970.
Une rivalité très ancienne
Les conflits qui opposent les Touareg aux autres peuples du Mali datent de bien avant la période coloniale. La première vision détaillée de la région nous est offerte par René Caillié, qui fut le premier Européen à atteindre la ville mythique de Tombouctou et à en revenir vivant. La découverte eut lieu le 20 avril 1828.
Effaçons-nous un instant pour laisser place à sa description des peuples et de leurs relations : «La ville de Tombouctou est habitée par des nègres de la nation de Kissour ; ils en font la principale population. Beaucoup de Maures se sont établis dans cette ville, et s’y adonnent au commerce […]. Ils ont beaucoup d’influence sur les indigènes ; cependant le roi ou gouverneur est un nègre. […] Tous les habitants natifs de Tombouctou sont zélés mahométans. […]
Le commerce de Tombouctou est considérablement gêné par le voisinage des Touariks, nation belliqueuse qui rend les habitants de cette ville tributaires. Ces derniers, pour avoir leur commerce libre, leur donnent, pour ainsi dire, ce qu’ils demandent […] Les Maures ont pour les Touariks un profond mépris. Les Touariks sont riches en bestiaux […] ; ces peuples nomades ne cultivent point. Les Foulahs [Peuls] qui habitent aux environs du fleuve ne sont pas soumis à ces barbares […] : cette race est trop belliqueuse pour subir un joug aussi honteux.»
Le commerce de Tombouctou est considérablement gêné par le voisinage des Touariks, nation belliqueuse qui rend les habitants de cette ville tributaires. Ces derniers, pour avoir leur commerce libre, leur donnent, pour ainsi dire, ce qu’ils demandent […] Les Maures ont pour les Touariks un profond mépris. Les Touariks sont riches en bestiaux […] ; ces peuples nomades ne cultivent point. Les Foulahs [Peuls] qui habitent aux environs du fleuve ne sont pas soumis à ces barbares […] : cette race est trop belliqueuse pour subir un joug aussi honteux.»
Déjà dans ce texte émerge l’opposition entre une population sédentaire dominante d’un point de vue démographique et politique, et des Touareg nomades dominant militairement. L’islam y apparaît déjà comme le point commun à tous ces peuples.
Les rébellions touareg
La colonisation de la région par les Français a lieu dans les années 1880 et 1890. Les Touareg deviennent le dernier peuple d’Afrique de l’ouest soumis à la colonisation française, en 1902. Les conflits entre les Touareg et les autres populations s’apaisent sous l’administration française.
Mais en 1960, à l’occasion des indépendances, la puissance coloniale confie le pouvoir politique aux «peuples du sud», avec la création de pays comme le Mali et le Niger : cela fait ressurgir les revendications des Touareg.
Tenus en lisière du pouvoir, ils se rebellent en vain dès 1962 au Mali. Les gouvernements tentent de les sédentariser de force, notamment en saisissant leurs chameaux et leurs troupeaux au passage des frontières.
Ces nomades sont aussi les principales victimes de la désertification du Sahel, qui décime leur bétail dans les années 1970. La famine suscite une mobilisation sans précédent en Europe mais n’est guère relayée par les gouvernements malien et nigérien, qui laissent les nomades mourir de faim sur les routes de l’exode. Ce drame crée une source de tensions supplémentaire.
De nouvelles rébellions éclatent dans les deux dernières décennies du millénaire : «guerres des sables» de 1990 à 1995 au Mali et au Niger, en 2006 au Mali, puis de 2007 à 2009 dans ces deux mêmes pays.
Forces en présence
Les Touareg sont au total moins de deux millions. Ils sont présents principalement au Mali et au Niger. Ces deux pays ont l’un et l’autre une population totale d’environ 15 millions d’habitants en croissance très rapide (2011), et une superficie d’environ 1,2 millions de km2 (plus de deux fois la France).
La partition du Mali
L’insurrection de 2012 au Mali, qui a mené à la partition du pays, s’inscrit dans cette même lignée. Elle se distingue toutefois par la rapidité et l’efficacité des insurgés :
- 17 janvier : début de l’insurrection du MNLA dans le nord du Mali
- 21 mars : un coup d’État militaire renverse le président du Mali, arguant de sa faiblesse face aux rebelles touareg. Cela ne fait qu’accélérer la décomposition de l’armée malienne.
- 30 mars : les combattants du MNLA s’emparent de la ville de Kidal. Ils s’emparent de Gao le lendemain et de Tombouctou le surlendemain.
- 6 avril : le MNLA ayant conquis l’ensemble des territoires revendiqués, il met fin aux attaques et proclame l’indépendance de l’Azawad, qui englobe toute la moitié nord du Mali.
- 21 mars : un coup d’État militaire renverse le président du Mali, arguant de sa faiblesse face aux rebelles touareg. Cela ne fait qu’accélérer la décomposition de l’armée malienne.
- 30 mars : les combattants du MNLA s’emparent de la ville de Kidal. Ils s’emparent de Gao le lendemain et de Tombouctou le surlendemain.
- 6 avril : le MNLA ayant conquis l’ensemble des territoires revendiqués, il met fin aux attaques et proclame l’indépendance de l’Azawad, qui englobe toute la moitié nord du Mali.
L’accélération des succès rebelles par rapport aux précédentes insurrections est principalement due au coup d’État, qui a considérablement affaibli l’armée malienne. Il existe toutefois plusieurs autres raisons extérieures au Mali qui expliquent leur succès.
- Le rôle des islamistes
En 1998, la guerre civile en Algérie entraîne la création du GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat), branche dissidente du GIA (Groupe islamique armé).
Le GSPC élargit son domaine d’action vers les autres pays sahariens. En 2007, il devient AQMI, «Al-Qaida au Maghreb islamique» : ce changement de nom est principalement motivé par la terreur qu’inspire le nom d’Al-Qaida depuis 2001, ce qui est l’objectif premier d’une organisation terroriste. De fait, cette opération de «marketing» a parfaitement fonctionné auprès des médias occidentaux.
AQMI est avant tout une organisation mafieuse et se finance en grande partie par les rançons obtenues en échange des otages capturés. Le Sahara lui offre un lieu idéal de repli. Le nord du Niger et du Mali sont particulièrement touchés par ses actions, ce qui tend à affaiblir ces deux pays.
Les autorités maliennes ont volontiers associé les opérations d’AQMI au mouvement des rebelles touareg, utilisant le fait qu’ils agissent tous deux dans le nord du pays. Il faut toutefois préciser que les motivations d’AQMI et celles du MNLA sont totalement divergentes : si des islamistes se sont effectivement joints à l’insurrection touareg, AQMI joue surtout un rôle déstabilisateur pour toute la région.
- Les conséquences de l’indépendance du Sud-Soudan
Partout ou presque en Afrique (la Somalie est l’exception la plus notable), les frontières issues de la colonisation ont coupé des ethnies en deux ou regroupé un grand nombre d’ethnies très diverses comme au Mali. Pour ces peuples, la tentation est grande de contester ces frontières. Pour éviter un effet boule de neige, l’ONU a clairement affiché le principe de la non-remise en question des frontières coloniales.
Or le Soudan, de par son immensité, a longtemps posé problème : l’écartèlement entre les peuples arabes musulmans du nord et les peuples nilotiques chrétiens du sud a provoqué une première guerre civile de 17 ans dès l’indépendance en 1956, puis une deuxième de 21 ans qui ne s’est achevée qu’en 2005.
Le Sud-Soudan a finalement obtenu son indépendance en juillet 2011, suite à un référendum : la scission du pays est aujourd’hui internationalement reconnue. Cette officialisation, si elle apaise localement le conflit, crée en revanche un précédent qui tend à déstabiliser le reste de l’Afrique. En particulier, les Touareg du Mali peuvent mettre en avant ce cas de «jurisprudence» pour légitimer la création de l’Azawad auprès du reste du monde.
- Les conséquences de la guerre de Libye
Le peuple touareg n’est pas lié à un pays en particulier : il s’étend à cheval sur le Niger, le Mali, l’Algérie et la Libye. Les événements survenant dans les pays voisins peuvent donc affecter indirectement le Mali.
Avec la fin de leur rébellion au Mali en 1995, certains combattants touareg se sont retrouvés désœuvrés et ont rejoint l’armée du colonel Kadhafi en Libye. Après la chute du dictateur en octobre 2011, beaucoup sont rentrés au pays, emmenant avec eux des armes lourdes. Ces moyens humains et matériels supplémentaires ont permis de renforcer le MNLA.
Il serait cependant hâtif d’affirmer que l’intervention en Libye a déstabilisé toute la région : beaucoup de combattants vivent de la guerre et se contentent de passer d’un pays à l’autre au gré des conflits. C’est d’autant plus le cas des Touareg, de tradition nomade. Ainsi, la paix survenant à un endroit tend naturellement à renforcer les conflits dans un autre, par simple effet de vases communicants.
De même au Soudan, c’est l’apaisement de la guerre civile au sud qui a facilité l’éclosion du conflit du Darfour à l’ouest, en 2003 : les combattants nordistes désœuvrés y ont trouvé un nouvel exutoire. Il serait pourtant déplacé de condamner la paix au Sud-Soudan sous prétexte qu’elle a entraîné ces tragiques événements…
Quel avenir pour le Mali ?
Aujourd’hui, aucun pays ne reconnaît l’indépendance de l’Azawad revendiqué par le MNLA : cela reviendrait en effet à propager le conflit aux pays voisins, où des prétentions d’indépendance existent également.
Cependant, l’armée malienne semble bien incapable de reconquérir le nord du territoire. Seule une aide massive de la CEDEAO (Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest), voire une éventuelle intervention, pourrait faire bouger les choses. Les autorités maliennes peuvent aussi espérer le soutien de l’Occident depuis que les putschistes ayant renversé le président malien ont accepté de restituer le pouvoir.
En attendant, la principale crainte concerne le sort des réfugiés, la guerre ayant fait fuir une partie de la population malienne vers les pays voisins (Niger, Mauritanie, Burkina Faso), au risque d’aggraver la crise alimentaire et l’instabilité politique dans tout le Sahel.
Par Vincent Boqueho
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