mardi 19 janvier 2010

Niger, un homme à la caméra


Ulysse Mag - Le magazine du voyage
Niger, un homme à la caméra
En couverture Descendre le fleuve Niger en pirogue de sa source jusqu’à la mer : ce voyage initiatique de Jean Rouch a été le départ de son œuvre de cinéaste. Zoom avant.


Le Niger

Photogramme du film La Bataille sur le grand fleuve © DR
“J‘ ai découvert le fleuve Niger qui est une merveille. […] Tellement hors du temps, hors de l’espace que j’ai eu le coup de foudre.” C’est ainsi que Jean Rouch se remémore sa première rencontre, dans les années 1940, avec le troisième plus grand fleuve du continent africain, après le Nil et le Congo. C’est ce fleuve qui a vu les premiers mouvements de caméra du grand ethnocinéaste. Celui que Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Eric Rohmer ont reconnu comme le précurseur de la Nouvelle Vague, celui dont l’originalité créatrice leur a ouvert une voie pour réinventer le cinéma.
Tout commence au… XVIIIe siècle par la passion de Mungo Park. Il est écossais, chirurgien et voyageur insatiable. Il rêve de descendre le Niger depuis sa source jusqu’à la mer. Il est entêté et cherchera — au prix de sa vie — à explorer l’énigmatique fleuve dont, à ce moment-là, on ne connaît même pas la source (en Guinée, à 800 mètres d’altitude dans le Fouta-Djalon). Mungo Park est mort en 1806 dans les rapides de Boussa. Cent cinquante ans après, Jean Rouch et deux compagnons, Pierre Ponty et Jean Sauvy, reprennent le flambeau. Pour le compte de l’Agence France Presse, durant neuf mois, ils envoient des chroniques de leur voyage en pirogue depuis les sources cachées du Niger dans la forêt tropicale à son majestueux delta du golfe de Guinée.

La descente débute par une phrase de Soro, montagnard kouranko, à Jean Rouch. Au détour d’un sentier de la montagne guinéenne, Soro indique : “Ça c’est la source Tembiko”. Il a désigné le point de départ du fleuve. Dans le livre Alors le Blanc et le Noir seront amis, Jean Rouch décrit ce moment avec une intense émotion : “Sous nos pieds naissait ce fleuve extravagant qui, tournant carrément le dos à l’océan [Atlantique] si proche, s’enfonçait de toute sa jeune force vers le nord. Abandonné bientôt par la forêt puis, après Bamako, par la savane, il s’égare dans la plaine de Ségou, découvre l’issue du labyrinthe du lac Débo, et, se dirigeant toujours vers le nord-est, indifférent à la disparition des derniers arbres rabougris, s’en va, tout seul, affronter le désert, risquer sa vie à Tombouctou dans les sables de la mort, pour enfin consentir, après Tosaye, à retourner vers le sud, descendre vers Gao, retrouver une nouvelle jeunesse dans l’archipel de Tillabéry, essayer dans les zigzags rageurs du W de prolonger l’aventure, puis après les derniers sursauts des rapides de Boussa, épuisé, au milieu de la grande forêt retrouvée, se jeter dans la mer par un delta de plusieurs centaines de kilomètres de large : 4 200 km d’eau courante et qui suintait lentement du flanc de la montagne, à nos pieds…”

La source, Tembiko, donnera son nom à la pirogue Tembiko IV, trente mètres de long, qui est la dernière des quatre embarcations nécessaires à l’équipée pour atteindre le but du voyage : Bouroutou, port marin du golfe de Guinée. Le Tembiko I, premier vaisseau (de fortune), construit avec des montagnards du haut Niger débutants en savoir-faire fluvial, se présentait comme un radeau dont la charpente en bouse de vache était fortifiée de paniers d’osier et recouverte d’une bâche ficelée de lianes. Le deuxième et le troisième étaient un peu plus élaborés mais n’ont pas survécu aux rapides. C’est dire si le voyage, entre ciel, eau et tumultes n’a pas été de tout repos ! Alors pourquoi, à partir de Tombouctou ne pas avoir profité du confort d’un bon vieux bateau à aubes ? C’est la question posée maintes fois à Jean Rouch par les matelots. La réponse est donnée par la passion de toute une vie : il ne s’agissait pas tant de connaître les courants du Niger que de rencontrer les peuples qui le fréquentent depuis toujours. Eux qui connaissent le génie du tonnerre, le génie du fleuve, le génie de l’eau, eux qui racontent les merveilleuses aventures de Faran Maka Boté, ce héros mythique qui bourrait sa pipe de quarante hippopotames, eux, les Songhay, les Sorko, les Sarkawa qui ont permis à Jean Rouch, caméra à l’épaule, d’entrer dans le monde des esprits, de la magie, de la possession. Et de faire, durant quarante ans, des films qui prennent le cœur à vif et qui évoquent quelques-unes des mille et une manières d’exister sur Terre. Mort en 2004, Jean Rouch est enterré au bord du Niger. Il a été l’initiateur d’écoles de cinéma dans le monde entier. Dénommés les Ateliers Varan, elles accueillent des apprentis-cinéastes qui filment leur pays, leur réalité. En octobre 2009, au musée du Quai-Branly, à Paris, les ateliers Varan de Kaboul ont montré les films d’une réalisatrice et de deux réalisateurs afghans. On y voit des enfants et des adultes tenter de vivre. Du fleuve Niger à Kaboul et d’humain à humain, les images inspirées savent faire un pont.

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