Mali: les Touaregs, suspects désignés
Tandis que la reconquête des fiefs djihadistes du nord du Mali se poursuit à marche forcée, les Touaregs sont exposés aux représailles. Ainsi dans la zone frontière, où cohabitent nombre d'ethnies.
Visage émacié, barbiche grise, la tête enturbannée d'un long chèche noir, Ali désigne d'un geste lent et las l'étroite bande de terre sableuse fraîchement remuée, au pied de ce muret de banco. C'est là que reposent, depuis le 18 janvier, ses deux cousins, enterrés à la sauvette sans prière ni cérémonie: le marabout Aboubacrine ag-Mohamed, frère aîné de son épouse, et le négociant en bétail Samba Dicko. Le premier était tamacheq (touareg). Quant au second, de père peul, il l'était aussi par sa mère. Selon des témoignages concordants, l'un et l'autre ont été abattus par des militaires maliens dans le quartier Médine 3 deSiribala, bourgade rurale fendue par le goudron qui file vers Niono.
"Partir? Je n'ai nulle part où aller."
"A la mi-journée, raconte Ali d'une voix éteinte, j'ai vu deux pick-up de l'armée passer. Puis j'ai entendu quatre coups de feu. Un voisin m'a empêché de sortir. "Ils vont te tuer, toi aussi", me répétait-il." Trois soldats fouillent ensuite sa maison, tandis que d'autres perquisitionnent celle d'Aboubacrine, devenue son lieu de sépulture et bientôt pillée par une horde de riverains. Dans l'enclos désert et silencieux, près de la tombe improvisée, gisent encore quelques vestiges: un cahier d'écolier quadrillé, recueil de leçons d'anatomie et de géométrie, ou les cendres du foyer où cuisinaient les femmes. La soeur du défunt, elle, a rassemblé dans un carton les souvenirs d'une vie foudroyée: pages déchirées d'un Coran, certificat d'acquisition d'une parcelle de 30 hectares, récépissé préfectoral attestant la création d'une association "mutualiste"...
Dans les yeux d'Ali flotte une lueur inquiète, mélange d'angoisse et d'incrédulité. "Bien sûr, j'ai peur, murmure-t-il. Je n'ose plus circuler ni travailler. Partir? Je n'ai nulle part où aller. Voilà près de vingt ans que je vis ici, et jamais je n'avais reçu la moindre menace."
Le reflux des djihadistes, refoulés depuis le 11 janvier par la contre-offensive franco-malienne, a ravivé vieilles rancunes et fantasmes ancestraux. Comment Siribala, Mali miniature et mosaïque communautaire aux 38 000 âmes, si proche de la ligne de démarcation qui dix mois durant coupa le Nord sous le joug du Sud déboussolé, échapperait-elle à ce vent délétère? Ici cohabitent Dogon, Bambara, Peuls, Songhaï et Touaregs. Et l'on distingue les Tamacheq "rouges", au teint clair, de leurs frères noirs de peau. "Trop de rumeurs et de suspicions, soupire le maire, Baba Diarra. Les gens parlent de djihadistes infiltrés, de complicités. C'est la psychose générale." "Tout Nordiste d'origine, déplore en écho le préfet de Niono, Seydou Traoré, est un suspect en puissance."
Du côté des autorités civiles, l'embarras est palpable
Ali n'en démord pas: Aboubacrine et Samba ont été "indexés" (dénoncés) par un Peul. Son entourage avance même un nom. Celui d'un salarié du complexe sucrier Sukala SA, animateur à ses heures de la station locale Radio-Kala (100.8 FM). L'intéressé nie. Mise en scène? Lorsqu'il déboule sur sa moto chinoise, c'est avec les drapeaux malien et français noués autour du cou en guise d'écharpe.
Du côté des autorités civiles et galonnées, l'embarras est palpable. Le maire était "couché" et n'a été avisé du double homicide qu'après coup. Le patron de la brigade de gendarmerie de Niono? Malade ce jour-là. Le colonel Seydou Sogoba, commandant de la place de Diabali, ville charnière? Pas au courant, mais prompt à formuler cette mise en garde: "Méfiez-vous des manipulations. J'ai moi-même essuyé sur le front l'assaut d'islamistes vêtus d'uniformes de l'armée. Et il leur arrive de maquiller leurs pick-up à la peinture." S'il regrette la crédulité des "humanistes" et l'impact néfaste des représailles meurtrières imputées aux militaires -phénomène dont notre correspondante, Dorothée Thiénot, fut la première à livrer un récit étayé, sur Lexpress.fr -, le préfet de Niono ne conteste pas l'intensité de la vindicte envers les "collabos", réels ou supposés. "Ceux qu'on a vu frayer avec les djihadistes, me dit-on, on va leur régler leur compte. A moi de convaincre les vengeurs de laisser l'Etat accomplir son devoir. De les persuader que les coupables répondront un jour de leurs actes." A l'évidence ébranlé, le premier magistrat de Siribala ne sait plus que faire. Faute de mieux, Baba Diarra a rédigé, le 24 janvier, un "Avis de sensibilisation". Il y rappelle que le "Mali est un peuple de diversité ethnique, linguistique, religieuse et culturelle" ; et enjoint ses administrés d'"éviter l'amalgame" comme de "faire taire les dénonciations calomnieuses". Cela posé, l'édile tient, en conclusion, à "réitérer" sa confiance aux "forces armées de défense et de sécurité dans leur mission régalienne". Transmis pour diffusion à deux radios locales, cet appel aura, hélas, tardé à être affiché, du fait de l'absence du secrétaire général de la mairie...
Croisé dans une station-service de Niono, Cherif ne tarde pas à avouer son désarroi. "J'enseigne ici depuis deux décennies, confie ce professeur de lycée touareg à la mise soignée, costume crème et fines lunettes. Et voilà que mes élèves me traitent de bandit. Pour eux, c'est simple: quiconque a le teint pâle et parle le tamacheq est un rebelle. Si les Français laissent faire, ce sera fini pour nous."
http://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/mali-les-touaregs-suspects-designes_1215517.html
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