vendredi 5 février 2010

France-Tchad: un silence de mort


France-Tchad: un silence de mort
Par Vincent Hugeux, publié le 03/02/2010 à 17:19 - mis à jour le 04/02/2010 à 12:23
REUTERS/Philippe Wojazer
Photo/Le président Nicolas Sarkozy a reçu le préisdent tchadien Idriss Deby à l'Elysée le 16 octobre 2009.

Qu'est devenu l'opposant Ibni Oumar Mahamat Saleh? Deux ans après son arrestation par la garde présidentielle d'Idriss Déby, ses proches attendent toujours la réponse à cette question plus qu'embarrassante pour Paris.

"Ma crainte, c'est que l'oubli s'ajoute au crime". Enoncée d'une voix calme, presque sourde, la formule a quelque chose de glaçant. Son auteur? Mohamed, l'un des fils d'Ibni Oumar Mahamat Saleh, opposant tchadien porté disparu.

Sinistre anniversaire en ce mercredi 3 février: voilà deux ans jour pour jour, dans le chaos créé par l'assaut d'une colonne rebelle lourdement armée sur N'Djamena, un commando de la Garde présidentielle (GP), unité dévouée corps et âmes au président Idriss Déby Itno, déboule au domicile du secrétaire général du Parti pour la liberté et la démocratie et l'embarque. Depuis, rien. Sinon quelques fragments d'information contradictoires sur le scénario du kidnapping, le sort du captif, son lieu de détention ou le rôle des militaires français. Et, comme il se doit, des rumeurs à foison.

Pour autant, l'entourage d'Ibni ne se berce pas d'illusion. Selon toute vraisemblance, cet ancien ministre connu pour son intégrité, porte-parole d'une Coordination de mouvements attachés à la "défense de la constitution", a été torturé puis assassiné sur ordre peu après le siège avorté de la capitale.

"Il faut en finir avec la conspiration du silence"
Pour fournir un antidote à l'amnésie, les sections françaises de l'Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT) et d'Amnesty International avaient convoqué à la mi-journée dans l'enceinte de l'Assemblée nationale une conférence de presse, en présence notamment du député de la Nièvre Gaëtan Gorce et du sénateur du Loiret Jean-Pierre Sueur.

Deux parlementaires qui n'ont cessé, depuis l'enlèvement de la figure de proue de l'opposition non armée au clan Déby, d'interpeller l'Elysée -y compris par courrier à deux reprises- et le Quai d'Orsay. "Voilà deux ans que l'on collectionne les réponses lénifiantes de Bernard Kouchner, soupire le premier nommé. Ce n'est plus acceptable. Il faut en finir avec la conspiration du silence. Moralement responsable, la France ne peut se rendre complice de telles pratiques. Qu'elle dise au plus vite tout ce qu'elle sait."

Et à l'évidence, l'ancienne puissance coloniale en sait long. Du fait, a minima, des liens étroits tissés avec la hiérarchie militaire tchadienne depuis le déploiement du dispositif Epervier (février 1986), et de l' "intimité" patente entre Idriss Déby et les services de renseignements hexagonaux. C'est ainsi qu'un officier de liaison bien de chez nous oeuvre à ses côtés à la présidence. Il faudrait une candeur de perdreau de l'année pour imaginer que ce conseiller couleur kaki, très au fait des mouvements de la fameuse "GP", ignorait tout de l'expédition fatale à Ibni Oumar Mahamat Saleh.

Quitte à outrepasser les contours des accords bilatéraux, qui portent pour l'essentiel sur la fourniture de renseignement et un appui logistique, mais lui font obligation de "ne pas s'impliquer dans les combats", l'armée française a plus souvent qu'à son tour sauvé la mise de Déby. Tel fut encore le cas en février 2008. Au prétexte de "sécuriser" l'aéroport, ses hommes ont ainsi couvert les mouvements des hélicoptères d'assaut de l'Armée nationale tchadienne (ANT), l'acheminement de supplétifs arrivés tout droit du Darfour soudanais, et, selon des sources concordantes, les livraisons d'armements venus de Libye. A sa façon, le ministre de la Défense Hervé Morin est passé aux aveux: le 6 février, il confirmait le "soutien sans faille" garanti à l'allié Idriss.

Elus et ONG ont beau jeu de rappeler les fermes engagements souscrits par le président Nicolas Sarkozy, notamment auprès de la famille du disparu. "La France, tonne-t-il ainsi le 27 février à N'Djamena, veut la vérité, et je ne céderai pas sur ce point. Ce n'est pas parce que le pouvoir tchadien est légitime qu'il peut faire n'importe quoi." A l'époque, le locataire de l'Elysée, soucieux avant tout de solder le passif dû aux zozos de l'Arche de Zoé, avait d'ailleurs subordonné son escale tchadienne à la mise en place d'un" Commission d'enquête internationale. Laquelle a accompli -plutôt bien en demeurant- sa mission.

Devoir de non-ingérence, fait valoir le Tchad

Dans son rapport, rendu public dès le 3 septembre 2008, elle établit clairement la responsabilité des plus hautes autorités de N'Djamena.

Depuis lors, silence radio. Pas une arrestation, et a fortiori pas l'ombre d'un procès. A défaut d'accorder à Ibni une sépulture digne, on enterre l'affaire. Si l'enjeu était moins tragique, la composition du Comité de suivi censé veiller au respect des recommandations des enquêteurs prêterait à sourire: sur ses douze membres, soulignent l'ACAT et Amnesty, on recense une dizaine de membres du gouvernement, flanqués du directeur de cabinet du président... Il est désormais question de confier le dossier à un "pôle de magistrats", virtuel à ce stade.

Qui l'eût cru? Déby et ses avocats invoquent à l'envi le devoir de non-ingérence. Martingale commode, que Gaëtan Gorce démonte comme il convient: "L'imbrication franco-tchadienne est telle sur le terrain que le paravent de la souveraineté ne tient pas. Si Paris ne dévoile pas cette vérité-là, d'autres vérités, plus déplaisantes encore, émergeront un jour."

Sur le bourbier tchadien et les rapports ambigus entre N'Djamena et Paris, lire le témoignage incisif de la journaliste Sonia Rolley: Retour du Tchad, Carnet d'une correspondante(Actes Sud)

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