mercredi 1 avril 2009

Une croissance au long cou


Conservation. Partie au secours des dernières girafes du Niger, une poignée denaturalistes est à l’origine d’une petite révolution locale. L’animal, devenu mascotte, attire touristes et micro-crédits.

NIAMEY (Niger), envoyée spéciale ÉLIANE PATRIARCA
Comme des points d’interrogation géants dans la brousse épineuse, elles vont, altières et nonchalantes : une mère et son gracile girafon, la tête dans les feuilles d’un gao, un grand acacia. Depuis Niamey, il n’a fallu qu’une heure trente de route pour atteindre, au sud-est de la capitale du Niger, la région de Kouré. Les deux bêtes appartiennent au dernier troupeau de Giraffa camelopardalis peralta. L’espèce, reconnaissable à sa robe claire et ses pattes quasi blanches, a failli s’éteindre : elles n’étaient plus que 49 en 1996. Elles sont aujourd’hui plus de 200. Autrefois braconnées ou, au mieux, méprisées, ces animaux sont devenus le porte-drapeau de Kouré, sinon du Niger. Ce retournement de destinée est bien plus qu’un sauvetage : une mini-révolution culturelle qui a changé le quotidien des habitants de la région. Elle est le fruit de l’engagement d’une poignée de naturalistes - français et nigériens -, convaincus que le sort de la faune ne peut être délié de celui des hommes dont elle partage le territoire.

Pierre Gay, directeur du zoo de Doué-la-Fontaine, en Anjou, est depuis 2001 l’un des principaux soutiens de cette aventure naturaliste qui s’est muée, confie-t-il, en «aventure humaine». En cette fin février, alors que la lumière écrasante fléchit enfin, laissant une brise redessiner l’aride savane, il effectue l’une des deux visites annuelles sur le terrain. «Au XIXe siècle, les girafes étaient des milliers dans la bande sahélienne, du Sénégal au lac Tchad, explique-t-il. Mais la chasse et la déforestation les ont décimées. Dans les années 80, il ne restait plus qu’un troupeau, au nord de Niamey près du fleuve Niger. En 1984, fuyant la sécheresse et la rébellion touareg, les bêtes ont migré d’une centaine de kilomètres vers le sud et l’est. A présent, en saison des pluies, elles se tiennent sur le haut plateau de Kouré, et en saison sèche, dans la vallée du Dallol, parsemée de nombreux villages.» C’est là qu’Isabelle Ciofolo, une éthologue française qui travaille à Niamey, les aperçoit en 1988. Et découvre leur sort, plutôt funeste.

Gris-gris. Si leur chasse est interdite depuis les lois coloniales, les réseaux de braconneurs aux flèches empoisonnées sévissent, attirés par la tonne de viande qu’ils vendront sur les marchés de Niamey et les organes qui serviront à fabriquer gris-gris et bijoux. Les paysans, eux, se fichent de ces bêtes inoffensives qui ne leur rapportent rien. Et les autorités nigériennes, de même : en 1996, le président de la République décide d’offrir un couple de girafes à ses homologues du Burkina et du Nigeria. L’armée part les capturer. Vingt-deux meurent, le troupeau frôle l’extinction.

Cette même année, Isabelle Ciofolo lance, avec l’aide de l’Union européenne, un programme de développement et de protection de l’environnement. Objectif : amener les paysans à gérer ce troupeau de girafes comme un patrimoine et une ressource. Elle crée l’Association de sauvegarde des girafes du Niger (ASGN) et, pour développer le «tourisme de vision», elle structure l’activité de guides, payés pour emmener les visiteurs au plus près des girafes. Et le gouvernement nigérien accepte de punir de prison le braconnage.

Mais en 2000, Bruxelles suspend son aide, le projet est menacé.

Un hasard le sauve. A cette époque, Pierre Gay cherche à investir les bénéfices de son zoo dans des programmes de conservation d’espèces menacées, en privilégiant celles représentées à Doué. Entré par obligation familiale dans le monde des animaux captifs, lorsque son père créateur du zoo lui a demandé de le rejoindre, il a toujours cherché à donner un sens à son métier. En 2001, il venait juste de recevoir deux girafes lorsqu’il découvre le programme de sauvegarde au Niger. Depuis, avec Omer Dovi, le directeur de l’ASGN, un comptable devenu l’avocat des girafes, il s’évertue à «prouver aux villageois que la girafe est plus intéressante vivante que morte, et qu’elle peut devenir un vecteur de développement».

Par le biais du tourisme d’abord. Dès l’arrivée à Kouré, un panneau incite le visiteur à prendre un guide pour voir «les dernières girafes d’Afrique de l’Ouest». Elles ont, selon la direction de la Faune, drainé 25 000 dollars en 2006. La moitié est distribuée aux 30 villages de la zone, le reste rémunère les 17 guides, tous paysans. L’ASGN leur fournit uniformes, chaussures et vélos et le zoo de Doué assure leur formation.

Sensibilisation. «Avant, je partais plusieurs mois par an au Ghana, en Côte-d’Ivoire ou au Bénin pour travailler, comme tous les hommes, témoigne Kimba Idé, 42 ans. Depuis que je suis guide, je peux rester avec ma femmes et mes enfants. Je travaille une semaine sur deux avec les touristes et l’autre dans mes champs.» Pris de passion pour les girafes, il participe, aux côtés de Jean-Patrick Suraud, coordinateur scientifique de l’ASGN et doctorant en écologie à l’université Lyon-I, aux campagnes de photos qui permettent de les dénombrer : les motifs de leur robe sont aussi fiables qu’une empreinte digitale. Et lorsqu’arrivent les pluies et que les girafes se déplacent jusqu’au plateau de Kouré, il part les aider à… traverser la route. En 2006 et 2008, plusieurs bêtes ont été écrasées et aussitôt dépecées pour être mangées.

«Ici, beaucoup de gens ont faim, souligne Omer Dovi. Pour sauver les girafes, il faut impliquer et aider les villageois, et c’est à cela que nous donnons la priorité.» Les huit «médiateurs de terrain» - ingénieurs des Eaux et forêts et techniciens agricoles - sont la force et le luxe de l’ASGN qui n’a qu’un véhicule et des bureaux modestes à Niamey. Depuis dix ans, ils multiplient les «réunions de sensibilisation à la girafe» dans les villages. Et ils aident à améliorer la vie quotidienne. A Harikanassou, commune voisine de Kouré, Dieudonné Hamadou est le relais de l’ASGN. Ce matin, il accueille Pierre Gay avec toutes les femmes du village. Parées de leurs plus beaux vêtements, elles l’emmènent visiter les jardins maraîchers qui font leur fierté. Des oasis luxuriantes dans un paysage de sable et d’herbes jaunes. Courges potelées, salades et choux plantureux, pommes de terre et oignons prospèrent en carrés autour de puits. Autant de retombées du «programme girafe».

C’est en effet l’ASGN qui a offert les moulins à grains qui ont permis aux femmes de cultiver plutôt que de broyer du mil. C’est elle qui a payé le forage des puits indispensables aux cultures. Elle enfin qui a octroyé les microcrédits pour acheter les semences et les engrais ou élever des moutons. L’argent est prêté pour six mois à l’issue desquels les femmes empochent le bénéfice et remboursent l’association qui transfère l’argent à un autre groupement de femmes. Ainsi, en 2008, 30 000 euros ont été distribués à dix-huit villages. Une manne. Les femmes y ont gagné un revenu et un rôle majeur dans l’économie du village. «La girafe, c’est notre animal porte-bonheur», se font-elle un devoir de répéter aux visiteurs. Une partie des microcrédits est financée par la vente, dans les boutiques de zoos français, de petites girafes en bronze ou en bois sculptées par des artistes de Niamey, à la demande de Pierre Gay. Le cercle né autour des girafes est vertueux. Pour l’instant.

«Passer de 49 girafes en 1996 à plus de 200, c’est une réussite, note Jean-Patrick Suraud. Mais l’Union mondiale de conservation de la nature [UICN] considère qu’il faut 400 individus pour assurer la survie de l’espèce.» Giraffa camelopardalis peralta figure donc toujours sur la liste rouge des espèces menacées. Son avenir reste incertain dans un pays rongé par le désert (qui avance de 6 kilomètres par an), où le taux de croissance de la population est le plus élevé au monde, et où 86 % des habitants vivent sous le seuil de la pauvreté.

Fourrage. Les hommes, comme les girafes, sont de plus en plus nombreux : ils défrichent pour étendre leurs cultures et coupent les arbres en grande quantité, pour leur usage mais surtout pour vendre le bois à Niamey. Faute de feuillages, les girafes entrent dans les champs de mil pour manger les haricots semés entre les hautes tiges et dans les vergers pour se gaver de mangues, mettant à rude épreuve la tolérance des paysans.

L’ASGN tente d’apaiser les tensions par tous les moyens. Elle augmente le fourrage disponible pour les girafes, elle finance des plantations d’arbres, elle apprend aux enfants l’entretien des manguiers. Mais cela ne suffira probablement pas. Les girafes, sans doute à la recherche d’un écosystème plus riche, commencent à migrer, étendant leur aire de pâturage de quelque 200 km au nord et au sud de Niamey. Pierre Gay espère les accompagner et poursuivre, là où elles s’installent, des programmes sur le modèle de celui de Kouré : «Les zoos ne sauveront pas la nature. Mais en aidant les gens, on peut sauver les bêtes.»

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