L’Algérie est-elle immunisée contre les stratégies de recrutement de l’EI ?
Jenny Gustafsson, Journaliste indépendante et contributrice d’IRIN
Le groupe terroriste autoproclamé État islamique recrute ses combattants dans le monde entier. Un pays musulman se démarque cependant des autres. En effet, malgré sa proximité géographique avec des régions vulnérables à l’extrémisme et son passé mouvementé, l’Algérie, sur la rive sud de la Méditerranée, semble moins sensible aux stratégies de recrutement des groupes extrémistes que de nombreux autres pays, y compris le Maroc et la Tunisie, ses voisins immédiats.
Cela peut sembler surprenant à première vue. L’Algérie, le plus grand pays d’Afrique, un territoire qui accueille quelque 40 millions de personnes, connaît bien l’extrémisme. Quand l’Union soviétique a envahi l’Afghanistan en 1979, les Algériens ont été parmi les premiers à rejoindre les groupes de moudjahidines nouvellement formés. Puis, pendant la guerre civile algérienne, dans les années 1990 – une période que les Algériens appellent « la décennie noire » –, les groupes islamistes ont établi leur présence dans l’ensemble du pays.
Les attaques et les attentats à la bombe, ainsi que les contre-offensives menées par le gouvernement pour y répondre, ont entraîné la mort de plus de 150 000 personnes et la disparition de 7 000 autres. Ce n’est qu’en 2001 que le conflit s’est finalement terminé.
Quinze ans plus tard, le radicalisme ne semble pas exercer un fort attrait sur les Algériens. Un attentat spectaculaire pourrait évidemment survenir demain – les statistiques ne disent pas tout –, mais l’Algérie n’a pas beaucoup contribué à grossir les rangs de l’EI comparativement à plusieurs autres pays de l’Afrique du Nord.
Selon des chiffres publiés en décembre, la Tunisie, un pays voisin de l’Algérie qui est beaucoup plus petit, arrive en tête de liste. Entre 6 000 et 7 000 ressortissants tunisiens auraient ainsi été recrutés par des groupes extrémistes (principalement l’EI) en Syrie et en Irak. Les combattants originaires du Maroc seraient quant à eux entre 1 200 et 1 500, contre environ 200 natifs d’Algérie.
Dalia Ghanem-Yazbeck, une universitaire invitée au Centre Carnegie pour le Moyen-Orient qui est aussi Algérienne, a passé les 10 dernières années à étudier la radicalisation. Elle a malgré tout été étonnée en voyant les chiffres.
« J’ai été très surprise au départ », a-t-elle dit à IRIN. « Comment se fait-il qu’il y ait plus de recrues tunisiennes que de recrues algériennes alors que la Tunisie est le pays qui s’est le mieux sorti du printemps arabe ? »
Mme Ghanem-Yazbeck croit que la principale explication est sans doute à chercher du côté des séquelles du conflit algérien. L’expérience de l’extrémisme est encore bien présente dans la mémoire collective du pays et elle fonctionne comme une forme de dissuasion psychologique.
« La guerre a été un traumatisme important pour la population algérienne », a expliqué Mme Ghanem-Yazbeck. « Les gens ont encore peur et ils ne veulent pas que cela se reproduise. Les images qui nous arrivent aujourd’hui de la Libye et de la Syrie sont des rappels quotidiens de ce que des millions d’Algériens ont vécu. »
Akram Kharief, journaliste algérien et expert des questions sécuritaires, est du même avis. Selon lui, l’Algérie d’aujourd’hui est la preuve que « l’espérance djihadiste » ne l’emporte pas toujours.
« Cela peut [échouer] : c’est déjà arrivé ici même. Il est intéressant de constater que l’âge moyen de ceux qui ont commis des crimes terroristes en Algérie dans les 10 dernières années est de 39 ans. Ce sont des gens qui sont issus de ce qui reste [des groupes radicaux], et non des nouvelles recrues. »
Le rôle de l’État
Cela ne veut pas dire que le terrorisme n’est plus un problème en Algérie. Il y a eu un certain nombre d’incidents au cours des dernières années, notamment la prise d’otages mortelle sur le site gazier d’In Amenas en 2013 et l’assassinat d’un touriste français par un groupe affilié à l’EI survenu dans le nord du pays en 2014. La branche régionale d’Al-Qaida, Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), conserve en outre son statut et sa réputation.
L’EI a cependant eu moins de succès qu’ailleurs. Jund al-Khalifa, le groupe responsable de l’assassinat du touriste français, a été éliminé moins de trois mois après le meurtre et le groupe qui l’a remplacé a subi le même sort en l’espace de quelques jours. D’après Mme Ghanem-Yazbeck, cela s’explique en partie par l’investissement massif de l’Algérie dans ses forces de sécurité.
Contrôler ce vaste territoire est une tâche ardue, surtout qu’une grande partie est couverte par un désert, largement inhabité, et qu’il partage de longues frontières avec des pays comme le Mali et la Libye. L’État y consacre cependant une grande quantité de ressources.
Le pays est le principal importateur d’armes en Afrique. Il est aussi le seul pays du continent dont les dépenses militaires annuelles dépassent les 10 milliards de dollars. Sa force policière est également beaucoup plus importante que celles d’autres pays : en 2014, le service national de sécurité algérien employait 209 000 personnes, contre 46 000 au Maroc et 143 000 en France, un pays avec une population de 65 millions d’habitants – 25 millions de plus que l’Algérie.
« [L’armée] est devenue une force importante », a dit Mme Ghanem-Yazbeck. « Avec la police, la gendarmerie et les services de renseignement, elle a permis d’empêcher de nombreux Algériens de nouer des liens [avec des groupes comme l’EI]. »
Combattre l’extrémisme
Les années de conflit ont permis au gouvernement d’acquérir une précieuse expertise pour prévenir la montée de l’extrémisme, même si les méthodes employées sont parfois douteuses.
Une source qui travaille dans le domaine de la lutte contre la radicalisation à Alger a raconté à IRIN, sous condition d’anonymat, ce qui était arrivé à un jeune homme dont l’ami avait été recruté par l’EI.
Karim Mostafa/IRIN
« Lorsque [l’homme] est arrivé en Syrie, il a partagé une photo sur Facebook. Son ami à Alger s’est contenté d’indiquer qu’il aimait la photo. Le lendemain matin, les services de sécurité sont venus cogner à sa porte. »
Des doutes subsistent quant à l’efficacité des stratégies de « lutte contre l’extrémisme violent », mais Tarek Hadjoudj, un médecin et activiste de la société civile qui met en oeuvre des projets pour les jeunes un peu partout au pays, estime que les programmes, même informels, sont plus efficaces en raison des expériences passées de l’Algérie.
Le processus de réconciliation mené après la guerre civile a permis à de nombreux combattants d’obtenir l’amnistie et de réintégrer leurs communautés.
« Ils peuvent s’adresser aux jeunes et leur dire que la violence ne mène à rien », a expliqué M. Hadjoudj. Il a notamment évoqué le cas d’un combattant de longue date qui habite à Jiel, une région conservatrice située dans le nord du pays.
Aujourd’hui, raconte M. Hadjoudj, cet ancien combattant « va au-devant des jeunes et tente de les décourager de rejoindre [l’EI] ».
Il a ajouté que les jeunes qui sympathisent avec l’extrémisme islamiste avec qui il s’est entretenu avaient rarement le désir d’aller se battre à l’étranger. « Les Algériens, surtout ceux qui vivent dans les quartiers à faible revenu, semblent avoir pris conscience que ce qui s’est passé pendant les années de terrorisme n’a rien donné. »
Participation du gouvernement
Le président Abdelaziz Bouteflika, 79 ans, a tout intérêt à combattre la radicalisation. Pour son parti, le Front de libération national (FLN), cette lutte n’est pas seulement un moyen de maintenir la paix : c’est aussi l’un des meilleurs instruments pour s’assurer de rester au pouvoir.
« L’État mise sur le fait que les Algériens en ont assez de la violence. Il est très révélateur que le FLN ait récemment choisi comme slogan “stabilité et continuité” », a dit Mme Ghanem-Yazbeck.
Elle décrit un gouvernement qui tente de mettre derrière lui les années difficiles du conflit, mais qui n’est pas réellement disposé à reparler de ce qui s’est passé.
« Il y a eu une réconciliation après la guerre, ce qui était une bonne chose, mais nous n’avons toujours pas reparlé de ces années-là. Nous devons remédier à cela si nous souhaitons réellement aller de l’avant. »
Karim Mostafa/IRIN
Ce que le gouvernement a fait, toutefois, c’est étendre son contrôle à la sphère religieuse algérienne. Dans les années 1990, le gouvernement a chassé les prédicateurs radicaux des mosquées et il exerce toujours son contrôle sur ces lieux de culte. Un syndicat national d’imams a été créé en 2013 pour servir de « rempart contre les idées religieuses importées ». On prévoit également mettre sur pied un programme universitaire pour la formation des imams.
D’après Mme Ghanem-Yazbeck, la popularité de la da’wa salafiya – ou « salafisme quiétiste », comme on l’appelle parfois – est une autre raison qui permet d’expliquer le faible pouvoir d’attraction de l’EI en Algérie. Ce mouvement islamique alternatif, qui diffuse ses enseignements par le biais d’un certain nombre de canaux médiatiques, a gagné du terrain en Algérie depuis la fin de la guerre civile.
« À la fin des années 1990, les gens étaient très déçus des partis islamistes. Ils ont été de plus en plus nombreux à se tourner vers la da’wa salafiya, qui n’est représentée par aucun parti politique. Cette doctrine prétend en fait que la politique a un effet nocif sur les musulmans. Il s’agit en ce sens d’une alternative au djihadisme », a-t-elle dit.
Mme Ghanem-Yazbeck pense que les Algériens sont en quelque sorte « immunisés » contre ce genre de radicalisation pour le moment, mais qu’ils ne le seront pas éternellement.
« Le souvenir de ce qui s’est passé dans les années 1990 s’estompe un peu plus chaque année et de nouvelles générations qui n’ont pas vécu la guerre émergent. Ce n’est qu’une question de temps avant que la violence ne revienne. »
Karim Mostafa/IRIN
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