mardi 11 février 2014

Tinariwen, le chant des dunes

Libération

De haut en bas et de gauche à droite: Sadam, Faïd Ag Ayad, Eyadou Ag Leche, Assan Ag Touhami, Abdallah Ag Alhousseyni et Elaga Ag Hamid.
De haut en bas et de gauche à droite: Sadam, Faïd Ag Ayad, Eyadou Ag Leche, Assan Ag Touhami, Abdallah Ag Alhousseyni et Elaga Ag Hamid. (Photo Jérôme Bonnet)

Passant d’un désert à l’autre, le collectif malien est allé enregistrer «Emmaar», son sixième album, en Californie.

Sur fond de confins subsahariens, souffle du temps des sables sur végétations pelées peules, ciels frangés, chèches bleus et blancs, le chant de Tinariwen drape de spleen des mélopées blues méharées. Prenant dans la cadence litanique palmée, des airs d’inquiétante étrangeté de gigues d’oasis, kan diskan de khamsin, le blues électrique des guitares m’vet – sans cesse à la lisière de la rumba twist ligne claire, entre envols pickés de Fancy JJ Cale, et juju music répétitive (King Sunny Adé) – laisse après tout rêveur : où branché, en plein rien ? Sur groupe électrogène solaire?
Ce qui importe, dans ledit «blues touareg», c’est le désert. Et ce qui compte dans le désert, celui de Rimbaud ou Loti, Michel Vieuxchange, Lawrence, Isabelle Eberhardt, voire Le Clézio, c’est l’idée de désert, l’image, le mirage. A cet égard, la trouvaille d’Emmaar («souffle brûlant»), sixième recueil officiel du groupe nomade Tinariwen, est le désert volant – comme Christoph Ransmayr inventa la Montagne volante à la phrase flottante -, le désert portatif, substitué, pièce pour pièce, au Sahara essentiel ; le désert antipodique de Mojave. Le tour de passe-passe tient dans la couverture : hommes bleus, pur-sang arabes, Tassili ou Atlas, lointains berbères. Sauf que… passez muscade : c’est l’Amérique des Peaux-Rouges, cactus contre palmiers. Le Sahara en soi, intérieur, comme le mal du pays est nostalgie de nostalgie. Le Désert des déserts, selon la formule de Wilfred Thessiger, dandy d’Aden.
Martèlements. Dans la grande famille du blues des dunes, Tinariwen, collectif malien convertible en tournée perpétuelle né en 1980 en Libye (et découvert selon la chronique, par le groupe manouche Lo’Jo), conduit sur Emmaar par Ibrahim Al Alhabib, auteur chanteur guitariste du répertoire avec Abdallah Al Alhousseyni, Alhassane Ag Touhami et Eyadou Ag Leche, est le plus établi, si l’on peut dire, le plus emblématique. Tinariwen le Dire Straits du genre. Et gare ici à trop vite médire du groupe de Mark Knopfler. Ce croisé de Dylan, Clapton et Lou Reed, piste Libération du tournant des années 80, bien avant le crossover, fut, le temps de deux albums au moins, lancés à contretemps par l’hymne shadowsien planétaire au titre justement arabisant, Sultans of Swing – soit le manifeste éponyme Dire Straits, et l’océanique Communiqué englouti – ce qui arrivait de mieux au rock anglais de Them ou Feelgood, menacé disco punk pirate FM, avec Joy Division et Marianne «Broken» Faithfull ou The Cure… Essentiellement lent, psalmodié dans les médiums, empreint de gravité tellurique, le blues maison à l’amble chamelier s’échauffe en deux ou trois occasions d’Emmaar sur quatorze. Chaghaybou en est une. Idem IndiwaninAli Tifhamam, qui reconduit, à des poussières de tonalité près, le sautillant précédent, bigouden pour un peu. Le tempo syncopé, mi-martèlement de peaux, mi-simili tapping, marque une accélération : quatre minutes et cinquante secondes aux airs de Setting Me Up d’oued. Atteignant autrement à la pure stase, en irradiation arpégée de pierre de lune, Tahalamoyt ouSendad Eghlalan, aux mélodies suspendues en mantras carboniques.
Révolte. Les guitares maison, jouées mi-kora mi-banjo, légendairement bricolées en bidon de conserve et cables de frein de vélo électrifiés, touchent là à leur plénitude de survie – pures ondulations de résonance en «rivière circulaire», vibration miroitante similaire à celles des couches de fournaise au-dessus des sables à perte de vue vertigineuse.
L’album, mixé au Sputnik Studio de Nashville par Vance Powell, a été enregistré en trois semaines d’avril à mai 2013 dans les studios maison de Fester et Gomez, en Arizona, en regardant des westerns. Les couplets tamashed parlent révolte du peuple touareg (trois ou quatre refrains militants plus ou moins galvaniques), exil, passion amoureuse, solitude, sagesse tournant le dos à l’amertume, dromadaires et chamelons, doute métaphysique d’inspiration tribale immémoriale pas toujours limpide. On entend un peu distraitement la lettre du message idéologique, au profit de la sève d’exil tectonique – lait et sel de mélancolie nord-africaine transie universelle.
Le groupe intemporel est cultivé par TV on The Radio, (Tunde Adebimpe, Kyp Malone), Thom Yorke (Radiohead), ou, chez les vétérans, Robert Plant, Damon Albarn, Santana, U2 – sans compter la presse : New York Times,Mojo, Télérama, Uncut, en une ou double, Daily Telegraph,Sunday Times, Libération…
Photo Jérôme Bonnet
Tinariwen CD : Emmaar (Pias). En concert le 11 mars à 19 h 30, au Trianon, 80, bd de Rochechouart, 75018. Rens. : www.letrianon.fr

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