jeudi 8 avril 2010

Nouvelle : au-delà du bruit… de Faten Ifrikya Hayed

– Fais-moi plaisir, bois ton verre d’eau.

– Je n’ai pas envie.
– Tu vas devenir aussi sèche qu’une figue de barbarie.
– La figue n’est pas sèche vu qu’il y a du jus à l’intérieur.
– Tu as raison ma petite, cependant si tu ne bois pas d’eau de temps en temps ton jus s’évaporera.
– C’est impossible Mani. (1)
– C’est possible ! Bois ton verre d’eau.
– Je n’ai pas envie, ça me fait mal à la gorge.
– Comment l’eau peut-elle faire mal à un petit cou comme le tien ?
– L’eau est lourde, et c’est de l’eau.
– Ah nous y voilà ! Je te vois venir. Tu n’auras pas ta limonade tant que tu n’as pas bu ton verre d’eau.

Le muezzin du quartier appelle à la prière du dohr (2), c’était les seuls moments où ma grand-mère lâchait tout se qui retenait son attention pour aller prier. Cinq fois par jour, j’étais en liberté totale. Hélas, quelques minutes, mais c’était des minutes où je faisais tout ce qui me passait par la tête.

Le verre d’eau semblait me narguer, il vibrait à cause de mes coups de pieds donnés mécaniquement à la table. Le verre d’eau faisait des cercles, il était entre mes mains et je voulais le vider dans l’évier. Ma grand-mère sortait enfin de la cuisine, je pouvais opérer sans qu’elle ne s’en aperçoive. Aussitôt vidé, aussitôt soulagée.

– C’est bien ma fille, si tu obéis à chaque fois, je n’aurais pas à te forcer à faire des choses que tu n’aimerais pas.
– Oui grand-mère.
– Maintenant, ta limonade tu l’as méritée.
– Oui grand-mère. Je souriais à en avoir mal aux pommettes, j’étais contente de mon petit mensonge.

Je ne voyais, que cette délicieuse limonade, certes, industrielle, mais qui avait ce goût unique de framboise donnant cette couleur rose bonbon à ma langue. Je ne pensais qu’à mon frère Bibi, dés que je serai chez moi, je tirerai la langue pour lui monterait que j’ai eu droit à la limonade et pas lui. La framboise était un fruit introuvable en Algérie, pourtant, il y pousse bien, dans les montagnes de Kabylie des arbres chargés de bonnes framboises si rouges qu’on croirait noires. J’en ai cueillies avec Tata Baya et ses enfants lors d’un séjour au village perché d’Ath Yenni.

Je sirotais mon liquide précieux, quand j’entendis un tintamarre, pourtant familier, devant la porte d’entrée. Je sors avec ma grand-mère voir le spectacle.
– Aya sardine, sardine, sarddddddddddddiiiiiine !
– Le kilo est à combien ce matin ?
– 20DA yemma (3).
– J’en veux deux kilos mon fils.

Le marchand de poissons, un pitre aux grands yeux verts, passait dans le quartier chaque vendredi, pour vendre ses produits frais «tout droit sortis de la mer» disait-il. Ça sentait bon la mer, le sel et les algues.
– Tu m’as apporté ce que je t’ai commandé ? Demanda ma grand-mère au poissonnier.
– Oui yemma, of course.
– Of c… comment?
– C’est en anglais Lady yemma !
– Depuis que tu fréquentes les touristes, tu as perdu ton kabyle mon enfant… et la tète avec.
Le marchant de poissons, me tendit deux sachets en plastique noir, ses mains étaient si transparentes qu’on voyait distinctement ses veines, ses mains sentaient le poisson, il mâchait de la menthe et ses yeux me faisait peur, car d’une taille disproportionnée. On avait l’impression qu’ils étaient plus gros que sa tête. Et puis toutes ces sardines allongées qui me fixaient. Pourquoi me fixaient-elles ainsi ? D’un air accusateur, ce n’est pas moi qui vous ai sorties de la mer, je ne fais que vous manger, le coupable et ce bonhomme qui sent le poison, qui sent le mauvais poison.
Ma grand-mère me presse de rentrer à la maison, voilà que deux voisines s’approchent un peu trop prés de mes sachets.
– Fifi, veux-tu rentrer et mettre les sachets sur l’évier, tu m’aideras à nettoyer les sardines dans un moment, le temps que je discute avec mes amies.
– Oui grand-mère.
Je m’exécute et pose les deux sachets sur l’évier, puis me suis souvenue qu’elle avait dit que je devais l’aider ? Je cours vite à la porte.
– Mani je ne veux pas nettoyer les sardines, ça me fait peur la nuit.
– Taous, je dois te laisser, la petite a trop d’imagination.
– Va donc t’occuper de cette mignonne, elle a le teint de ta défunte mère, Allah yerhamha (4), en ce jour. Fifi a drôlement poussé, bientôt on la mariera… ha ha ha.
Je n’ai pas entendu la dernière phrase et tous ce que dont j’avais envie, c’était les bras soyeux de ma Mani adorée. Elle sent bon, elle ne sent pas le poisson. Elle me serre fort contre son cœur et sa chaîne s’entremêle à ma chevelure, en essayant de me retirer j’y ai laissé quelques cheveux.
– Il faut toujours que tu laisses des traces, comme un chaton qui perd ses poils.
Mani, m’aide délicatement à me défaire de la chaîne.
– Un chaton, comme celui de ma cousine Amina ?
– Pas aussi agressif que celui de ma petite fille, rassure-toi.
– Ah oui, il m’a griffée alors que je le caressais.
– Heureusement, qu’on a n’a pas de chat, sinon il aurait fait une bouchée de nos sardines. Oh ! Mon Dieu, j’ai failli oublier les sardines, viens vite avec moi à la cuisine.

Je suivais ma grand-mère, dans la cuisine, qui commençait à sentir. Je m’installe sur un tabouret, regardant Mani éventrer les sardines, puis les vider de leurs arêtes, j’étais heureuse de ne pas être une sardine. Quand je pense au long voyage de la sardine de la mer jusqu’à notre poêle. C’est définitivement pénible une vie de sardine.

– Allume la radio, ça nous tiendra compagnie, il est bientôt midi, ta tante ne va plus tarder, il faut que je prépare ses boulettes de sardines.
– Bonjour yem’, coucou Fifi, ça sent la sardine depuis la ruelle, tu vas faire envier les voisines.
Ma tante a fait irruption dans la cuisine, sans qu’on s’y attende. Par où est-elle passée, on ne l’a même pas entendu entrer.
– Bonjour ma fille. Je vais en envoyer à la belle fille de Taous, qui est enceinte, ça lui fera plaisir.
– Mani, je veux bien lui prendre une assiette. Dis-je enthousiaste, parce que la dame m’offre toujours des livres à colorier, son mari qui travaille dans une imprimerie rapporte pleins de livres.
– Savais-tu qu’il parle comme les anglais ?
– Qui donc ?
– Rachid !
– Depuis que son frère est rentré de Londres, il lui a promis de lui trouver une petite anglaise, il n’a aucune chance, mais il apprend quand même à parler en anglais.
– Lui au moins vise loin. Et puis quand on a de l’ambition dans la vie pourquoi pas viser loin ?
– Sérieusement, tu crois vraiment que Rachid «monsieur poisson» trouvera une anglaise ? Il faut d’abord que les filles d’ici veuillent de lui, ce qui n’est pas le cas.
– Ma fille ta langue est bien pendue et aiguisée comme un glaive. Ne ris jamais de ton prochain, Rachid a été gentil de nous apporter les sept vagues, pour que je chasse le mauvais œil de ta vie, et qu’à ton tour tu trouves un mari convenable.
– Oh mais mère, je ne ris pas, je suis réaliste, mes chances de trouver preneur sont aussi minces que celles de Rachid qui veut partir en Angleterre.
– Parfois, le prétendant prend des routes bien compliquées pour arriver à l’élue, il faut être patiente et attentive, car tu ne sais pas par quelle porte il entrera.
– Le mien a dû se perdre en route yemma aziza (5), ta fille ne te quittera jamais.
– Il faut croire en Dieu… et les sept vagues !
– Toi aussi, quand tu seras un peu plus grande, en âge de te marier, on chargera quelqu’un pour aller à la plage, cueillir sept vagues dans un bidon comme celui-ci. Et tu te laveras avec la nuit venue. Me dit ma tante.
– Je ne me marierai jamais, jamais, jamais.
– Pourquoi ? Tu ne veux pas porter une robe blanche et t’habiller comme une princesse ?
– Une robe blanche ? On dirait un gâteau à la crème que fait maman. Moi, je veux épouser Mani et rester toute ma vie avec elle comme toi.

Mani et ma tante éclatèrent de rire, elles étaient belles, je ne m’étais jamais aperçue que j’avais les fossettes de ma Mani, et même ses cheveux, je lui ressemblais tellement. Elles me chatouillaient et nos rires raisonnaient dans le plafond de la cuisine.
Notre joie éclatante fut interrompue par le ronronnement de la voiture de mon père, une Clio blanche, qu’il avait acquise l’année précédente. Il en était fier de sa première vraie voiture ! Il entre dans la maison et je cours l’embrasser, il me donne 10DA et que je rajoute à la pièce que venait de me donner Mani, je file à toute allure acheter ma sucette géante. Vous savez celle à la vanille et à la fraise qui n’en finit jamais, vous avez beau la sucer toute la journée, elle finissait toujours au frigo, dans le pire des cas dans la poubelle ou dans le jardin pour le grand bonheur des fourmis rouges, carburant au glucose.

Sur le seuil de la petite boutique de friandises, je sentais ma bouche pâteuse, mes yeux étaient secs et je sentais ma peau partir en miettes, des petites miettes, miette par miette… Une singulière sensation que je ne comprenais pas, j’avais beau regardé mes mains, mes bras, mes jambes… ma peau est bien en place, rien n’avait bougé, je ne partais pas en miettes.

Mes oreilles bourdonnaient, puis un long sifflement me transperce j’avais envie d’appeler Mani, quelques secondes à peine, je me retourne et vois un gros camion défonçant le mur l’habitation de Taous, sur le sol un petit corps frêle d’un enfant. Je m’approche doucement, lentement. C’est drôle, il n’y avait pas de sang sur le corps, il est mort ? Me demandais-je. C’était une fille, elle avait le même pull que le mien, rose avec la figurine de Minie Mouse, comme le mien, et les mêmes baskets, comme une sœur jumelle, c’était effrayant.

Son visage était couvert par sa chevelure noire, lisse et longue, soutenue par une barrette en forme de papillon. Les gens du quartier entourent le corps, on prévient les secours, Taous sort de chez elle ébouriffée, choquée, il y avait aussi sa belle-fille qui ne tenait plus sur ses jambes. Le camion avait défoncé la clôture extérieure, heureusement, que la maison est un peu plus loin, il n’a fait qu’amocher la haie de géraniums et l’olivier en a eu pour ses olives. Taous serre Mani qui s’étais jetée sur le corps de cet enfant, papa est à l’entrée de notre maison dans les bras de ma tante, il est comme figé, congelé, bleuté.

– Papa, Mani que faites-vous ? Mani, Mani pourquoi pleures-tu ? Pourquoi cries-tu ? Tu me fais vraiment peur ! Mani !
Je me décide de secouer Mani, je la regarde dans les yeux, elle fait comme si je n’existais pas, je lui prends les mains… brutalement je me désagrège. En miettes grises.
C’était le 4 juin 1997, j’étais morte percutée par un camion, je me souviens à présent. Je courais vers le marchand, je n’ai jamais atteint la boutique et je n’avais jamais eu ma sucette. J’aurai dû boire ce verre d’eau.

Faten Ifrikya Hayed


(1)Mani : en algérien dialectal, grand-mère.
(2) Dohr : deuxième prière de la journée (Vers 13h).
(3)Yemma : mère, par respect les gens en Algérie disent mère à toutes femmes âgées.
(4)Allah Yarhamha : que Dieu l’accueille en Son vaste Paradis.
(5) Yemma aziza : mère chérie.

Photo prise par LAZHAR GATT









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