lundi 15 mars 2010

Mali Fever


Mali Fever
Paru le Samedi 13 Mars 2010
ELISABETH STOUDMANN




MUSIQUE Salif Keita, Ali Farka Touré, Tinariwen, Amadou & Mariam, Rokia Traoré: tous sont maliens et ont su séduire un public beaucoup plus large que la plupart des autres musiques africaines. Un phénomène qui dure depuis plus de vingt ans. Explications.
Il y a quatre ans, le 7 mars 2006, disparaissait Ali Farka Touré. Une onde de choc secouait alors l'univers des musiques du monde. Car Ali Farka Touré était un cas à part, un musicien d'exception. «Il avait su créer un style unique que lui seul était capable de jouer», résume simplement son producteur et ami Nick Gold.
Quatre ans plus tard paraît Ali and Toumani, deuxième volet d'un dialogue entre le maestro et l'illustre joueur de kora malien. Ali le noble bluesman du désert et Toumani, le griot de la tradition mandingue. Deux êtres qu'a priori tout sépare: l'âge, la catégorie sociale, l'origine géographique (Ali vient du Nord du Mali, Toumani du Sud) et même les gammes (pentatonique pour Ali Farka, heptatonique pour Toumani). Ensemble, ils ont pourtant su créer, en quelques morceaux enregistrés en Angleterre, une alchimie incroyable, encore plus puissante que sur leur premier opus In The Heart of The Moon. Et déjà c'est la ruée chez les disquaires. L'album figure d'ores et déjà parmi les meilleures ventes d'albums en Suisse. Au même moment, en France, Salif Keita reçoit pour La Différence une Victoire de la musique pour le meilleur disque «world». Quant aux Touaregs de Tinariwen, ils rentrent d'une tournée américaine à guichets fermés.


UNE MUSIQUE DE L'ÉMOTION
Une question se pose dès lors. Pourquoi la musique malienne est-elle l'une des musiques africaines qui s'exportent le mieux sur le marché occidental? Pop (Amadou et Mariam, Rokia Traoré) ou acoustiques (Toumani Diabaté, Oumou Sangaré), la formule fonctionne. Ibrahim Sylla, producteur malien installé à Paris depuis de nombreuses années, a travaillé sur les historiques Soro de Salif Keita, en 1988, et Moussolou, premier enregistrement d'Oumou Sangaré, l'année suivante. Il est aussi l'instigateur de la collection «African Pearls», qui réédite les trésors cachés d'Afrique de l'Ouest. Récemment, il a beaucoup fait pour la découverte des musiques griottes mandingues avec le projet Mandekalou et celui de la chanteuse griotte Bako Dagnon. D'abord producteur de cassettes en Afrique avant de se lancer dans l'édition musicale en Europe, il fait depuis longtemps le grand écart entre ces deux mentalités et connaît parfaitement les goûts de ces deux publics, qui bien souvent divergent...
«Une des raisons pour lesquelles la musique malienne est si puissante est que le pays est enclavé. La colonisation culturelle, que ce soit par les Arabes ou par les Français, a donc été moins sensible. Le Mali a su conserver une culture originale, ou plutôt des cultures originales: mandingue, bambara, sonraï.» L'Empire mandingue (XIIIe au XVIe siècle) était une confédération d'Etats. Regroupant différentes ethnies, il reste un exemple d'intégration réussie, de cohabitation pacifique, encore perceptible de nos jours. «Ce qui est intéressant au Mali, c'est l'interaction», explique le musicien et musicologue suisse Vincent Zanetti qui, à ses heures perdues, collabore à l'animation d'un centre de musiques et de danses traditionnel à Siby, au coeur du royaume Mandé. Cet ami et collaborateur du maître du djembé, feu Soungalo Coulibaly, constate que «les Maliens aiment que la musique soit complète. Je me rappelle que Soungalo Coulibaly avait comme préoccupation de faire une musique qui se regarde et s'écoute, et pas seulement une musique festive.»
Si les trois instruments fétiches de la musique malienne sont le djembé, le balafon et les luths ou guitares traditionnels, l'emblème national du Mali est la kora (lire page suivante). «C'est une musique qui a une vraie histoire, une profondeur exceptionnelle. En plus de cet enracinement culturel très fort, elle met en avant l'émotion, une certaine tension dramatique. Ce qui n'est pas le cas de la plupart des autres musiques africaines. C'est pour ça qu'on peut la comparer au blues, au jazz ou même au flamenco», ajoute Christian Mousset. Le directeur artistique du Festival Musiques Métisses à Angoulême (l'un des plus prestigieux évènements de musique africaine en France) est aussi le «découvreur» de Rokia Traoré, dont il a publié le premier disque.


L'EXCEPTION TOUARÈGUE
Même son de cloche chez le fondateur et directeur du désormais mythique label World Circuit, Nick Gold: «Je n'ai jamais douté d'Ali Farka Touré (dont il était producteur, ndlr) et je n'ai jamais été surpris par son succès. Pour moi, il n'est pas assez connu. Il aurait dû être une star internationale.» ---
--- Pour Ali Farka Touré, les choses étaient encore plus simples. Sans cesse confronté aux questions des journalistes faisant le lien entre sa musique et le blues, il aimait à répéter que les musiques de sa région – peul, bambara, sonraï ou soninké, enracinées dans le vaudou – n'étaient pas seulement à la source du blues, mais à la base de toutes les musiques. Il pouvait parler des heures durant de la guitare ngoni et du violon njarka à une corde qui, joués à certaines heures de la nuit, détenaient d'étranges pouvoirs.
En 2003, la prestation d'Ali Farka Touré au Festival du Désert à Essakane fut mémorable. A ce jour, nul mieux que lui n'a su synthétiser les musiques de sa région dans une langage musical aussi direct et percutant. Aujourd'hui, les Touaregs ont compris la leçon. Pour faire monter le son du désert, ils ont troqué leur violon imzad et leurs guitares acoustiques contre des guitares électriques. Leur musique minimale, construite sur le rythme du pas du chameau, est l'une des dernière sensation «world» de la décennie. Tinariwen, emmené par son charismatique leader Ibrahim, séduit par une approche sans concession, un côté rebelle. Aux voix et aux mélodies vertigineuses de la culture mandingue, ils préfèrent une approche épurée et rugueuse.


Mythe du désert
Les hommes bleus, le désert, la ville de Tombouctou, la boucle du Niger, le pays Dogon: ce petit coin du monde exerce une fascination sur l'Occident depuis belle lurette. En 1830, déjà, René Caillé pose les prémisses de la légende dans son Journal d'un voyage à Temboctou et à Jenné dans l'Afrique centrale. Un siècle plus tard, «les travaux de Marcel Griaule sur les Dogons et L'Afrique fantôme de Michel Leiris ont parachevé le mythe du désert. Ils ont fait de cette région du monde un endroit très particulier pour toute l'ethnographie française et, par conséquent, pour tout le monde francophone», conclut Vincent Zanetti. Un mythe qui renaît aujourd'hui sous une forme moderne grâce à la récente expansion du rock touareg.
Un pays qui fait rêver, des mélodies et des voix à couper le souffle, des émotions à fleur de cordes, le Mali regorge de splendides musiques. Tout simplement. Et l'on ne peut que se réjouir qu'elles aient une telle portée.

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