jeudi 11 décembre 2014

« Timbuktu » : face au djihadisme, la force de l’art

Le Monde.fr |  Jacques Mandelbaum
L'actrice et chanteuse Fatoumata Diawara dans "Timbuktu", d'Abderrahmane Sissako.
L’avis du « Monde » : chef-d’œuvre
L’extension du domaine djihadiste depuis une quinzaine d’années met à mal l’idée qu’on se fait de l’humanité. On a, à ce titre, longtemps attendu le film qui prendrait la mesure artistique – et non seulement sociologique, politique ou spectaculaire – de ce phénomène des confins. L’œuvre qui remplirait la gageure de faire esthétiquement exister une manifestation aussi peu soucieuse, elle, des représentations de l’humanité.
Vieux dilemme de l’art confronté à la monstruosité. Comment la saisir sans la trahir ou se trahir soi-même ? Comment la restituer sans s’y abîmer ? Comment la transmettre sans l’édulcorer ? Peu d’œuvres y seront parvenues, quel que soit le nom dont le crime se pare devant l’Histoire : la loi dans Antigone (Sophocle), la guerre dans Les Désastres de la guerre (Goya) ou Guernica (Picasso), le génocide dans Shoah (Claude Lanzmann) ou S21 (Rithy Panh), l’humiliation dans Chronique d’une disparition (Elia Suleiman).
Ce grand film de l’horreur djihadiste, le voici donc sur les écrans avec Timbuktu,d’Abderrahmane Sissako. Un mot de l’auteur. Mauritanien d’origine, élevé au Mali, formé au cinéma en Union soviétique, installé à Paris, Sissako n’accroche que quatre longs-métrages – La Vie sur terre (1998), En attendant le bonheur (2002), Bamako(2006) et Timbuktu (2014) – à une carrière inaugurée en 1989. Quand on sait l’immense talent qui est le sien, un constat aussi parcimonieux fait enrager. Le côté positif, c’est que chacun de ses films est comme le concentré d’un long mûrissement qui infuse dans votre tête de manière inoubliable. Cela tient à la manière qu’a Sissako de filmer le monde, nouant image et récit en une cristalline dentelle tendue au-dessus de l’abîme. Déchirante force de ce cinéma, qui tient dans sa fragilité. Terrassante beauté de ce cinéma, qui tient dans sa précarité. Il en va ainsi de Timbuktu, qui ajoute à une exceptionnelle qualité artistique les résonances funestes de l’actualité.

Intelligence et beauté

Nous sommes à Tombouctou, au Mali. Selon toute vraisemblance, l’action se déroule entre l’été 2012 et le début de l’année 2013, période durant laquelle une coalition de groupes salafistes (AQMI, Ansar Eddine…) s’empare du Nord-Mali et par conséquent de la « Perle du désert », Tombouctou. Ces forces y ont supplanté le MNLA, mouvement insurrectionnel touareg qui avait pris la ville en avril, et en seront elles-mêmes chassées par les armées française et malienne en janvier 2013. Ces quelques mois auront permis aux islamistes radicaux d’imposer la charia, de brûler les mausolées des saints et des manuscrits précieux, de faire régner la terreur et de se livrer aux pires exactions au nom de la foi.
Une scène du film mauritanien et français d'Abderrahmane Sissako, "Timbuktu".
Le metteur en scène nous expose à cet état d’exception par deux voies parallèles qui finissent par se croiser tragiquement. La mainmise des islamistes sur la ville telle un grand éteignoir. Le destin d’une lumineuse famille touareg vivant à ses abords, dont l’homme sera condamné à mort pour avoir tué accidentellement un pêcheur. Et voilà tout. Le reste n’est qu’intelligence et beauté. Intelligence de la représentation des bourreaux, moins diabolisés (ce qui reviendrait à dire divinisés) que remis à leur place d’hommes. Grotesques, cyniques, hypocrites. Sourds et aveugles au mal qu’ils commettent.
Le fanatisme comme registre terrifiant de la bêtise. Et la bêtise comme intarissable et universelle source d’humour : l’ex-rappeur belge qui ramène au gag tous ses essais de vidéo propagande ; l’homme au mégaphone qui tourne en ville, égrenant tant et si bien les interdits qu’il ne sait plus quoi interdire ; le croyant qui clope en cachette ; le groupe de djihadistes français qui s’écharpent sur Zidane ou Messi. Mais, sous l’humour, l’horreur tapie vous saute à la gorge lorsqu’on fouette au sang une jeune femme surprise à chanter, lorsqu’on lapide un couple coupable d’on ne sait quoi, lorsqu’on tue avec le sentiment du devoir un père de famille innocent.

Un bouquet de réminiscences

Face à ce cloaque de l’idiotie et de la terreur rayonne la beauté de ceux qu’on écrase et qui résistent par l’esprit : Kidane et Satima, ce couple touareg à la dignité et à la grâce éclatantes, qui regarde la tête haute ses oppresseurs, cette possédée vaudou qui insulte les empêcheurs de tourner en rond, ces adolescents qui jouent un match de foot sans ballon, cet imam qui rappelle courageusement les valeurs de tolérance de l’islam.
On reprochera à tort au réalisateur ce qui pourrait apparaître comme un manichéisme. L’enjeu plastique du film recouvre sa dimension morale : les bourreaux sont laids parce qu’ils ne savent rien faire d’autre qu’insulter et détruire la beauté du monde et des hommes. Les victimes sont belles parce qu’elles sont la protestation vivante, incarnée, contre cet assèchement délibéré, sans doute désespéré, de la vie. Voyez la séquence d’ouverture, qui dit tout. Travelling latéral sur une gazelle qui vole silencieusement au-dessus de la terre, puis le son éclate sur ses poursuivants armés qui vocifèrent et la visent depuis des trucks lourdement équipés.
De quel côté vous rangez-vous ? Sans grands discours, l’affaire se joue physiquement, pour l’essentiel au niveau du cadre. Légitime est ce qui contribue à le rendre habitable, harmonieux, partageable. Illégitime est ce qui l’obstrue, le force, lui fait violence. C’est tout simple. Dans un film qui tend à ce point vers la douceur et l’équilibre, les brutes s’excluent d’elles-mêmes du paysage. Le Dieu du cinéma les vomit. Il bénit en revanche Sissako, qui fait exploser dans ce film à tableaux couleur de sable tout un bouquet de réminiscences. Sergio Leone (duel au soleil en plan lointain), Jacques Tati (mégaphone crachotant des consignes incompréhensibles), Djibril Diop Mambety (le motard masqué et vengeur), Jean Rouch (la sorcière au poulet du fleuve Niger). Autant d’esprits tutélaires qui éclairent là où le monde s’enténèbre.
Film mauritanien et français d’Abderrahmane Sissako avec Ibrahim Ahmed dit Pino, Toulou Kiki, Abel Jafri, Fatoumata Diawara, Hichem Yacoubi (1 h 37). Sur le Web :www.facebook.com/timbuktu.lefilm et www.le-pacte.com/france/prochainement/detail/timbuktu
  • Jacques Mandelbaum
    Journaliste au Monde,http://abonnes.lemonde.fr/cinema/article/2014/12/09/timbuktu-face-au-djihadisme-la-force-de-l-art_4537041_3476.html?xtmc=timbuktu&xtcr=2
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Abderrahmane Sissako : « Lorsque la violence devient un spectacle, elle se banalise »

LE MONDE | Propos recueillis par Franck Nouchi
Durant l’été 2012, quelques médias occidentaux firent état d’un événement particulièrement atroce survenu dans le nord du Mali. Dans un éditorial titré « La loi salafiste menace le Sahel », Le Monde (daté 3 août) notait ceci : « Dimanche 29 juillet, à l’aube, les salafistes qui règnent sur le nord du Mali depuis avril ont franchi un palier particulièrement révoltant dans l’application forcenée de la charia : un couple a été lapidé pour avoir eu des enfants hors mariage. L’homme et la femme, parents d’un bébé de 6 mois, ont été amenés dans un lieu à 20 km de la petite ville d’Aguelhok. Enterrés jusqu’au cou, ils sont morts rapidement sous les jets de pierres, après avoir poussé quelques cris, selon les témoins qui ont fait le récit de l’exécution publique par téléphone à l’AFP et au New York Times. Cette zone désertique du nord du Mali, plus grande que la France, est fermée aux journalistes depuis que les groupes armés salafistes, le groupe malien Ansar Eddine et Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), ont pris Tombouctou et Gao. Une situation extrêmement dangereuse est en train de s’installer dans le nord du Mali. »
Insoutenables, les images de cette lapidation furent postées sur YouTube. En les découvrant, Abderrahmane Sissako décida de mettre en chantier ce qui serait plus tardTimbuktu, son nouveau film. Rencontré à Paris il y a quelques jours, le cinéaste mauritanien n’a pas oublié : « C’était un crime, une barbarie inacceptable. Rendez-vous compte : il s’agissait d’un couple qui n’avait rien d’autre que son amour pour se défendre. Il fallait absolument réagir. »

« Je me suis senti naïf »

Bamako, le précédent long-métrage d’Abderrahmane Sissako, était sorti en 2006. Par le biais d’un procès fictif, il réglait son compte à l’inhumanité du Nord, Banque mondiale et FMI en tête. « Rendez-vous compte, c’était il y a sept ans. On pouvait alors tourner sans problème à Tombouctou. La scène du western – il s’appelait Death in Timbuktu” −, on l’avait tournée là-bas. On y voyait des étrangers arriver à cheval et se mettre à tirer des coups de feu. Parmi eux, il y avait Danny Glover, Jean-Henri Roger, Elia Suleiman… Tombouctou est une ville de tolérance, une ville de rencontre. C’est cela qu’ont voulu détruire les extrémistes. »
Le réalisateur Abderrahmane Sissako au 52e Festival du film de New York, le 30 septembre 2014.
Au départ, Sissako voulait tourner Timbuktu à Tombouctou. Et puis, les événements en ont décidé autrement, un attentat-suicide s’étant produit devant la garnison militaire.« Je me suis senti naïf. Comment avais-je pu penser que tout était fini, que l’on pouvait tourner à Tombouctou avec une équipe étrangère  dont une dizaine de Français ? Je ne voulais pas mettre en danger mon équipe, pas davantage donner aux djihadistes l’opportunité de monter une action spectaculaire. Alors, je me suis dit que cet attentat était un signe, qu’il ne fallait pas insister. Aucun film ne vaut ça. Et c’est ainsi que je suis parti tourner à Oualata, une ville à l’est de la Mauritanie. C’était pour moi un symbole très fort puisque c’est la ville de mes grands-parents paternels. Ils appartiennent à la tribu des Mhajib, ça veut dire les enturbannés. Ce film, c’était donc, aussi, pour moi, le retour du petit-fils parmi les siens. »
Oualata est à deux jours de piste de la capitale, Nouakchott. Il faut un guide pour s’y rendre. « Tout a été fait pour que le tournage ne soit pas trop pénible. Afin de nous protéger, l’armée mauritanienne était postée partout, jour et nuit. Plus que les enlèvements, on craignait surtout un attentat-suicide. »

Violence inouïe

La scène de lapidation qui a donné naissance au film y fait l’objet d’une leçon de morale du regard, avec un montage parallèle très sec qui déplace l’attention sur un djihadiste qui, soudain, se met à danser. A peine quelques secondes d’une violence inouïe qui, pendant longtemps, hanteront les spectateurs du film.
Une scène du film mauritanien et français d'Abderrahmane Sissako, "Timbuktu".
« C’était évidemment une scène très délicate à tourner et à monter. J’appartiens à un cinéma qui refuse de faire de la violence quelque chose de spectaculaire. Lorsque la violence devient un spectacle, elle se banalise. Il fallait donc à la fois prendre du recul, créer de la distance, mais aussi dénoncer. Au tout début du projet, j’avais pensé faire un documentaire et, pour montrer cette lapidation, j’imaginais insérer un petit film d’animation. Et puis, j’ai abandonné l’idée du documentaire. C’est en parlant avec Hichem Yacoubi, l’un des acteurs que j’avais choisi pour jouer dans mon film, que j’ai compris comment j’allais m’y prendre. En discutant avec lui, j’ai découvert qu’il avait fait quinze ans de danse. J’ai alors imaginé que la danse allait me donner la distance nécessaire pour montrer la lapidation. Ce montage très sec est pour moi une manière de dire : “Non, il ne faut pas voir ça. Je vous le montre mais ne regardez pas.” Après le premier coup, on peut fermer les yeux mais on ne peut que voir. »

Monstruosité et prévenance

Chaque scène du film a été mûrement réfléchie. Tout y fait sens, de l’absurdité de certaines situations (un match de football sans ballon qui se transforme en ballet ) à la sensualité de certains plans (deux collines qui forment comme l’entrecuisse d’une femme) en passant par l’ambiguïté des personnages (les bourreaux entre monstruosité et prévenance) : « Mon film raconte trois choses : les interdits, la justice, le rapport à la femme. L’interdit de la musique ? Les djihadistes traquent la musique alors même qu’ils l’aiment. Ils sont en totale contradiction avec eux-mêmes. S’agissant du football, il suffit de les entendre parler des mérites comparés de Messi et de Zidane pour le comprendre. Restait à le visualiser. »
Avec Timbuktu, c’est enfin la première fois que la Mauritanie se retrouve en lice pour l’Oscar du meilleur film étranger. « Lors des projections aux Etats-Unis, l’émotion est la même là-bas qu’à Paris, Nouakchott, Dakar, au Caire ou à Abou Dhabi. Sans doute parce qu’il y a là quelque chose d’universel. D’ailleurs, le film s’appelle Timbuktu et non pas Tombouctou. La prononciation anglophone permet de dépasser l’habituel débat franco-africain. Timbuktu a, je crois, toute légitimité pour concourir aux Oscars. C’est déjà une belle victoire. Après ? On verra bien… Inch Allah ! »
  • Franck Nouchi
    Journaliste au Monde
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/cinema/article/2014/12/09/abderrahmane-sissako-lorsque-la-violence-devient-un-spectacle-elle-se-banalise_4537025_3476.html#uOBCVJkd3H9lXLD2.99
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Timbuktu : un tournant dans l’histoire de Tombouctou


VIDÉO – Selon Ali Ould Sidi, historien malien, le film d’Abderrhamane Sissako est un témoignage sur l’occupation djihadiste en 2012.
Comme à peu près tout le monde au Mali, Ali Ould Sidi n’a pas encore pu voirTimbuktu. Natif de Tombouctou, cet historien est aujourd’hui en charge de la réhabilitation du patrimoine de la ville, au sein du ministère malien de la Culture. Il n’existe qu’un seul cinéma à Bamako et, ce mercredi, c’est un film britannique sur les favelas de Rio de Janeiro que l’on peut y voir… Ali Ould Sidi n’a rien contre le Brésil, mais c’est bien le film d’Abderrhamane Sissako, et surtout le choix du réalisateur, qui le rend fier. «C’est une fierté parce que le film porte en quelque sorte le “label” Tombouctou, se réjouit l’historien. Et c’est ce qui va lui donner un certain rayonnement. Quand on parle de Tombouctou, cela évoque ses manuscrits, son architecture, ses mystères… Le fait que l’un d’entre nous, un cinéaste de l’espace sahélo-saharien (le réalisateurAbderrhamane Sissako est mauritanien, NDLR), ait choisi cette ville, c’est un honneur pour nous.»

Narcotrafiquants et djihadistes

Ali Ould Sidi travaille aujourd’hui à Bamako, et c’est déjà dans la capitale malienne qu’il a choisi de traverser les quasi dix mois d’occupation djihadiste en 2012. «Ce qui est important, affirme-t-il, c’est le message véhiculé par le film en tant que témoignage de l’occupation. C’est un tournant fort dans l’histoire de notre ville: les habitudes ont été perturbées, le patrimoine architectural a été détruit, les expressions culturelles n’étaient plus admises… Les danses traditionnelles, la musique, tout a été arrêté!»  Sans parler des lapidations et autres coups de fouet ordonnés par le tribunal islamique instauré dans la ville.
Installée à deux pas du grand marché, la police islamique fait régner la terreur, interdit aux gens de fumer, de jouer au football et d’écouter de la musique. Dans ses locaux se succèdent des femmes droguées puis violées. Une certaine idée de la charia, condamnée par les plus grands imams du Mali et du monde entier.
La période décrite dans le film a pris fin avec l’intervention militaire française et ouest-africaine de janvier 2013. Mais depuis, les occupants islamistes se sont reconvertis en terroristes qui multiplient les attaques (attentats kamikazes, pose de mines et autres engins explosifs) dans le nord du Mali. Le trafic de drogue, lui, existait déjà avant l’occupation. L’historien de Tombouctou souhaite aujourd’hui que le film attire l’attention sur les dangers qui guettent la région. «Quand on parle de Tombouctou, les gens imaginent des dunes désertes. Malheureusement, cet espace est devenu une passoire pour les narcotrafiquants, déplore Ali Ould Sidi. La drogue, l’idéologie djihadiste… C’est une nébuleuse qui est là, il y a un embouteillage dans le désert! L’ancien commerce transsaharien, qui se faisait avec des chameaux, se fait aujourd’hui avec des 4 × 4 et des kalachnikovs!»
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Né en 1961 à Kiffa (Mauritanie), Abderrahmane Sissako a grandi au Mali avant d’étudier à Moscou. Il s’est lancé dans le cinéma avec un court métrage, Octobre, en 1993. Timbuktu est son quatrième long métrage.
Quand vous débarquez à l’école de cinéma à Moscou à 21 ans, vous n’avez aucune culture cinéphile ?
A part les trois Trinita [westerns avec Terence Hill et Bud Spencer, ndlr], j’avais vu les Sept Gladiateurs et le Kid de Chaplin (séance où il s’était endormi). Ma «cinéphilie» s’est terminée, avant que je parte à Moscou, par le Pull-Over rouge, l’histoire de Christian Ranucci, vu à Nouakchott, au cinéma Oasis.
Vous n’étiez pas au point ?
Pas du tout. Au concours d’entrée pour les étrangers, chacun attendait son tour – des Latinos, des Afghans, des Vietnamiens, des Arabes, c’était l’époque de «l’amitié des peuples», c’était beau -, et certains récitaient des poèmes, d’autres avaient une guitare… J’étais perdu : il fallait être artiste ? Je ne l’étais pas. Je n’avais jamais entendu parler de Truffaut, ni de Bergman, ni d’Antonioni… Je n’avais connaissance ni de la peinture ni de la musique classiques. Notre vie, ce n’était pas les livres ou les musées. J’avais envie de dire : «Je ne connais pas Bach, mais Oum Kalthoum et Dimi Mint Abba, une Mauritanienne, ma plus grande chanteuse, qui m’a bercé !»
Ils vous ont pris quand même…
Oui, et cela montre qu’on peut arriver à un métier sans passer par la passion du métier. Je n’étais pas dans la cinéphilie, et ça continue : je reste pas cinéphile du tout. Cela dit, l’école du cinéma m’a énormément enrichi avec le néoréalisme italien, le cinéma allemand, Ford, Cassavetes…
Après dix ans en Russie, vous vous sentiez cinéaste russe ?
Non, mais j’étais russe en ce sens que je vivais la vie du Russe avec les pénuries. Mais à un moment, il faut partir. Ce sont des lieux où la vie est programmée. J’avais un métier, et même s’il y avait l’angoisse qu’en retournant chez moi je n’allais pas faire de film, car le cinéma était absent, mes deux premiers courts métrages m’ont ouvert la famille du cinéma. Je suis venu en France grâce à Gilles Jacob [ex-président du Festival de Cannes, ndlr], qui m’a dit : «Où est-ce que vous allez maintenant ? Vous devez faire des films.»
Avec Timbuktu, vous vous attaquez à l’islamisme, mais sans sombrer dans l’hystérisme…
J’ai voulu me démarquer. On a eu tort, depuis le 11 Septembre, d’utiliser des formules parfois vagues, du style «l’islam, un danger», sans dire que c’est l’islam qui est pris en otage. Comme il n’y a pas eu de sursaut ensemble contre l’extrémisme, des failles se sont créées, tout le monde s’y est engouffré pour parler de «choc de civilisation» et dire que le danger viendra de celui qui porte une barbe. S’il est foncé, s’il s’habille d’une certaine façon, il fait peur. Alors que le danger peut être normand aussi [le jihadiste Maxime Hauchard, ndlr], on vient de le voir. Ce sursaut doit naître de nous qui venons de ces civilisations, avec une éducation musulmane qui nous a toujours communiqué l’amour de l’autre, le partage, ces valeurs universelles, pour formuler un vrai rejet de ceux qui se sont approprié l’islam afin de commettre les plus atroces barbaries. Dans le Coran, le prophète évoque, comme seule différence entre un chrétien et un musulman, le degré de leur foi respectif : il n’y a rien de plus fort pour dire que les hommes sont pareils. Ce sont ces visions-là qui sont prises en otage.
Il y avait une autre volonté…
La deuxième chose, c’est qu’il y a un problème sur l’identification de la victime. On s’identifie quand elle nous ressemble, quand on a commencé à égorger un Américain ou un Anglais. Mais il y a eu des égorgés avant, des flagellés tous les jours, des amputés. Pendant l’occupation de Tombouctou, l’histoire qu’on racontait de façon quotidienne, c’était les Français d’Areva otages. Mais les otages, c’étaient plutôt des milliers de gens de Tombouctou, ces garçons voleurs de bicyclette dont on coupe la main et le pied, cette vendeuse de poissons à qui on impose les gants, cette autre fille qu’on flagelle de 80 coups parce qu’elle a chanté.
Vous voulez rétablir un équilibre ?
Absolument. Et il n’y a pas un seul barbu dans le film. Je ne veux pas m’engouffrer dans les clichés ni évoquer la violence de façon spectaculaire.
C’est pourquoi la lapidation qui a inspiré le film n’est qu’une scène courte…
Je voulais montrer cela, mais avec la distance nécessaire. Ceux qui montrent les égorgés participent d’une façon consciente ou non à cette banalisation de la violence et aident à instaurer la peur qui est l’objectif premier.
Vous mettez de l’humour…
Dans une occupation, dans l’horreur, il y a la vie au quotidien, des rayons d’espoir, des sourires. C’est la vie coûte que coûte.
Vous vous moquez des jihadistes, vous les humanisez…
Celui qui commet les actes les plus odieux – lapider, égorger quelqu’un – nous ressemble, nous a ressemblé jusqu’à tomber dans autre chose. Il est important de montrer que le remords aussi peut exister chez les jihadistes. Sinon, on schématise.
A Cannes, vous étiez le seul représentant du cinéma africain en compétition. Etre toujours renvoyé à ce cinéma en difficulté, est-ce une fierté ou un boulet ?
Un boulet ? C’est peut-être trop ! (Rires) C’est un poids, certes, mais un jour, on va le déposer, on n’est pas éternel. C’est à chaque pays africain de résoudre ce problème, pour que naissent des cinématographies locales qui vont participer à l’identification du cinéma mondial. Et je remarque que certaines cinématographies de pays qui ont les moyens sont aussi absentes…
Ce qui en ressort, c’est qu’on ne peut plus faire n’importe quoi quand on a la possibilité de faire des films. Je n’ai pas attendu Timbuktu pour faire un film qui interpelle, qui dénonce la mise à part d’un continent. Et quand je parle de l’exil, j’évoque ces ponts entre le Nord et le Sud où seuls les jeunes Belges, Hollandais ou Français prennent un charter et débarquent à Ouagadougou. Alors que le jeune Burkinabé ne peut pas prendre un charter pour visiter Rome ou Amsterdam. Là, je parle de voyages presque interdits.
Votre prochain projet ?
La Chine et l’Afrique.
La Chine en Afrique ou les Africains en Chine ?
Les deux. Quanzhou et une capitale africaine, peut-être Addis-Abeba. Je raconterai encore une fois des destins de gens dont on ne parle pas, des histoires d’amour…
A quel horizon ?
Inch Allah !
Recueilli par M.H.
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Festival de Cannes Mai 2014 –

REVUE DE PRESSE

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