lundi 18 juillet 2011

La baraka et l’essuf : paroles et pratiques magico religieuses et thérapeutiques chez les touaregs et sahariens de l’Ahaggar (Sahara algérien)

Thèses récentes – Résumés des thèses ayant concouru au prix Amades 2009. Pour mémoire : le prix de thèse Amades 2009 a été décerné à Sandrine Musso (voir n°76). Les résumés des thèses d'autres candidates au prix ont déjà été publiés : Marie Bonnet (n°76) et Céline Estival (n°80).
Thèse pour l’obtention du doctorat de socio-anthropologie, Université de Franche-Comté, sous la direction de Bertrand Hell, novembre 2008.
Faiza Seddik Arkam

Texte intégral

1Cette étude concerne le traitement de l’infortune, de la maladie et du sacré, dans le cadre de représentions autochrones, au sein d’une population saharienne à tradition nomade. Elle mets en jeu le rapport de l’homme touareg, saharien à l’espace invisible de l’essuf . Tout cela se déroule dans un contexte de modernité, offert par un nouvel espace qui est celui de la ville saharienne de Tamanrasset (ville du Hoggar) et sa périphérie. Le type d’environnement d’une ville moyenne, pluriculturelle et multiethnique comme Tamanrasset qui conjugue des caractéristiques urbaines et rurales.
2Les Touaregs de l’Ahaggar loin de constituer un isolat, ont adopté et intégré d’anciennes croyances dont certaines sont d’origine néolithique comme en témoignent les gravures rupestres (G.Camps- 1986, S. Hachi- 1998). Ils ont subi plusieurs influences en provenance des cultures d’Afrique subsahariennes, des cultures méditerranéennes et celle du monde musulman arabo-berbère.
3L’islam mystique a profondément incorporé la culture locale touarègue ;il ne sut pas, ou ne chercha pas, à enrayer complètement les usages séculaires. Il chercha à les niveler, et parfois à les assimiler et à les incorporer. Il est tentant de parler d’une sorte de bricolage religieux, mais cette notion de bricolage me semble insuffisante ici car l’on n’observe pas de nette rupture dans les symboles religieux, la plupart des symboles liés à ces diverses croyances se trouvent réappropriés et absorbés par l’Islam, il y a une cohésion avec l’ensemble des symboles. Elles ne coexistent pas, elles cherchent toujours à trouver une légitimité par rapport à la religion dominante qu’est l’islam. Lorsque différents groupes « ethniques », culturels partagent un territoire commun, ou bien lorsqu’ils y sont installés dans un voisinage proche, les divers recours thérapeutiques qui leur sont propres deviennent avec le temps un patrimoine commun .Ce patrimoine commun est réinvesti dans de nouvelles pratiques individualisées. La société touarègue, quant à elle, est en pleine mutation. Les bouleversements vécus par ces nomades ont affecté leur équilibre tant physique que psychologique.
4La société nomade ayant perdu ses repères spatio-temporels, son rapport à l’espace et à l’univers tout entier se transforme. Elle essaye d’intégrer bon gré mal gré la modernité et tout ce qu’elle implique comme bouleversements, comme changements, et l’on parle même de la quasi disparition du mode de vie traditionnel lié au pastoralisme nomade. Cette société touarègue tente de trouver sa place au sein de la société globale, en intégrant un nouveau système d’échanges, de nouvelles règles, tout en tentant de préserver ce qui représente son ethos culturel.
5Dans cette recherche dynamique d’équilibre face à la déstructuration progressive de la société, un ensemble de rites se met en place. La société Kel Ahaggar tente de s’adapter aux nouvelles données sociales, pour cela elle a créé de nouveaux mécanismes de défense qu’offre un paysage magico religieux et thérapeutique riche et varié. Ce paysage est lui-même en pleine recomposition car il affronte la modernité. Cette dernière est intégrée à ses rituels, étendant ainsi le champ symbolique qui correspond le mieux aux nouveaux besoins de la société.
6Privilégiant une démarche empiriste, j’avançais progressivement dans mes enquêtes ethnographiques en réalisant un tour d’horizon des principales activités et pratiques religieuses et thérapeutiques locales.
7Ces dernières, constituant le « paysage » local traditionnel, structurent la vie sociale des populations du Hoggar. Ce paysage, formé et dessiné autour de pratiques rituelles collectives et individuelles, est organisé autour des principaux rites de passages, le tout encadré par des acteurs spécifiques (acteurs de la maladie et du sacré) que sont les « tradipraticiens » locaux et autres personnages religieux.
8Différents acteurs apparaissent dans le champ thérapeutique et religieux touareg et forment un paysage social et symbolique. Ils ne constituent pas un groupe homogène et hiérarchisé. Par contre, ils se distinguent tous par un statut particulier : ils sont issus de différentes composantes sociales et se distribuent chacun, dans un rôle distinct, la charge de sacré et le pouvoir symbolique associés à différentes compétences thérapeutiques.
9Ayant des rôles de médiateurs au sein de la population locale, ces acteurs de l’invisible sont les intermédiaires incontournables dans les situations les plus difficiles. Chacun d’eux se prévaut d’avoir à son service des entités invisibles spirituelles, nommées différemment selon leur nature. L’histoire de ces hommes et de ces femmes singulières se mêle intimement à celles des génies, puissances tutélaires qui les accompagnent tout au long de leur Après avoir réalisé une sorte de monographie de l’état d’ensemble de ces rituels collectifs et autres rites de passage, monographie indispensable à la compréhension du fonctionnement de cette société et de ses représentations, je suis partie des récits de vie de certains individus charismatiques pour approcher de plus près cet univers et cerner le sens donné à ces pratiques. Ayant des rôles de médiateurs au sein de la population locale, ces acteurs de l’invisible sont les intermédiaires incontournables dans les situations les plus difficiles. Chacun d’eux se prévaut d’avoir à son service des entités invisibles spirituelles, nommées différemment selon leur nature.
10En choisissant des personnes singulières qui ont poussé à bout leur initiation, en maîtrisant leur propre maladie liée aux génies, jusqu’à devenir à leur tour tradipraticiens et spécialistes de l’invisible, un des objectifs de ce travail, est de faire ressortir la problématique de la transmission de ce pouvoir « spirituel », incontestablement lié au nœud « maladie- initiation ».
11Chacun des tradipraticiens possède une position dans la hiérarchie du sacré . De la simple timazalet (ancienne esclave qui chante durant une danse de possession) à la position de l’acherif, dignitaire religieux, les rôles et les fonctions varient selon le statut.
  • 1  Un phénomène similaire a été observé auprès des populations musulmanes de l’ancienne URSS, voir l’(...)
12Par la multitude de leurs fonctions et leur capacité à traverser l’invisible (monde de l’) et à communiquer avec les êtres de la « surnature », ils sont désignés comme des alliés de ce monde. Leurs paroles, leurs gestes témoignent d’une dynamique vivante, actualisée, du rapport au corps et à l’invisible. On les appellerait chamans tant ils réunissent les qualités propres au chamanisme. Sous l’influence de l’islam, le chamanisme,qui s’exprimait par cette relation avec le monde invisible, comme les vestiges des autres cultes non musulmans, a acquis un caractère islamisé 1.
13Les Kel (génies de la solitude) apparaissent sous différentes formes possibles, ils interviennent par le biais du mauvais œil, dit tit (t), ayn (a), de la mauvaise parole ou de la parole élogieuse ou résultent d’actes de sorcellerie echaouaren et ils entraînent des maladies diverses turhana n Kel essuf (maladies des génies) qui se manifestent sous différentes formes : anxiété, mélancolie, confusion, insomnie, démence, folie, délire, agitation, apathie.
  • 2  B Hell « Le chamanisme : du sacré sauvage au coeur du monde moderne », conférence donnée à la Cité(...)
14Certaines maladies physiques leur sont également attribuées. Il en est de même pour les catastrophes naturelles telles que les inondations, les grandes crues emportant tout sur leur passage, les morts subites ou étranges, les naissances « pathologiques », « les morts inexplicables, les maladies réfractaires aux traitements ordinaires, les malheurs répétés, les catastrophes, bref tout ce qui relève d’un aléatoire inquiétant, résultent d’une rupture de l’échange instauré avec les puissances occultes, et c’est au chamane qu’il incombe d’intervenir pour réparer le désordre par le dialogue, la négociation, voire la ruse » 2 (B. Hell 2007).
15La possession traverse diverses catégories, les rituels qui concernent toute cette gestion du rapport aux forces invisibles mettent en jeu les corps des possédés dans des contextes totalement différents. La richesse du vocabulaire témoigne de la diversité états et des pratiques observées.
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16Séance divinatoire en géomancie , Tamanrasset Juillet 2005
(Photo : F. Seddik Arkam)
17Toute la vie du nomade et de l’oasien est conditionnée par ce système de croyances. Ses relations même avec la nature et l’espace sont régies par des règles de respect de certaines espèces animales et végétales, respect également manifesté dans son rapport à l’eau, ses façons de boire, de manger, de parler, de s’habiller, de chasser. Un ensemble de règles établies avec l’invisible sont respectées.
18Trouver un sens à la maladie, en cherchant dans l’histoire familiale l’origine du mal permet de mieux l’appréhender. D’autant plus que la prise en charge collective enlève la dimension culpabilisante de la maladie et rend celle ci plus supportable. La maladie cristallise le lien permanent entre la vie et la mort, perturbe l’équilibre de la société. C’est pour la combattre qu’un dispositif thérapeutique, essentiellement symbolique est mis en place.
19Une ambiguïté et une imprécision émergent dans l’emploi des mots liés aux génies, aux djinns. Ils ont selon une tradition du prophète Mohamed le pouvoir de traverser le corps humain de par leur nature particulière. S’agit-il dans les propos du prophète d’une parabole ou d’un phénomène réel, c’est là tout un débat chez les commentateurs. La possession à cet égard peut être considérée comme la forme la plus extrême de cette traversée. La possession par les génies sous ses différentes manifestations, prend souvent la forme d’une maladie de type initiatique. La répétition de cette maladie au sein d’une même famille témoigne d’une histoire d’héritage, de transmission par le biais de la parenté souvent réelle, utérine mais surtout par le biais symbolique.
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Mariage touareg nomade dans un village semi- sédentaire, 2005
(Photo : F. Seddik Arkam)
20Un des impacts les plus importants induits par les changements économiques et sociaux a été la transgression en milieu urbain des interdits matrimoniaux. Ce qui a provoqué un affaiblissement du privilège accordé au principe féminin (H. Claudot, 1986), car les premières personnes fragilisées par une certaine forme de déstructuration sociale se trouvent être les femmes. Alors qu’elles étaient propriétaires de la tente, ehen, qui représente l’abri, ainsi que de l’ebawel, biens inaliénables constitués de troupeaux et autres biens qui l’accompagnent, éléments fondamentaux se transmettant de mère en fille, les femmes qui rompent avec la tradition matrilinéaire, en se mariant en dehors du groupe, se retrouvent une fois divorcées ou veuves démunies et fragilisées dans un univers de plus en plus difficile.
21La société touarègue quant à elle est en pleine mutation. Les bouleversements vécus par ces nomades ont affecté leur équilibre tant physique que psychologique.
  • 3  À l’heure actuelle, cette forme de médecine traditionnelle est le premier niveau de recours dans l(...)
22La maladie est vécue comme une rupture d’équilibre entre l’homme et le cosmos , jamais la maladie ou l’infortune ne se présente comme un fléau arbitraire. Une cause est toujours trouvée et nommée par un guérisseur qui est aussi parfois devin. Les femmes touarègues sont très douées en matières de médecine traditionnelle et sont détentrices de savoir et savoir-faire dans le domaine de la prescription ou de la préparation de médicaments traditionnels 3isefren ou imaglan, elles mettent aussi en scène un savoir mythologique, des connaissances particulières.
23Nous verrons comment l’opposition masculin / féminin se construit d’un point de vue symbolique et comment ces catégories tradition / modernité, sacré traditionnel / institution religieuse sont remis en cause par des trajectoires complexes, par des pratiques qui brouillent les espaces genrés, les catégories sexuées. Nous constaterons par ailleurs que le chamanisme est autant le fait des femmes que des hommes même si le rapport aux choses du sacré paraît à première vue différent.
24Par leur statut d’hommes de religion, les Ineslmen censés pourtant obéir à un certain dogme religieux mettent également en jeu la possession et l’alliance avec l’invisible, seulement le rite se veut sans débordements mystiques, sans transe spectaculaire, afin de correspondre au respect d’une certaine norme religieuse, exprimée dans la mesure et la maîtrise des corps.
25C’est plus une question de pouvoir et de domination qui se joue, qu’une opposition entre pratiques traditionnelles « chamaniques » et institutions religieuses proprement dites. C’est le pouvoir qui crée l’institution, et c’est l’institution qui fait système. Or le pouvoir est détenu par les hommes, dans la sphère religieuse comme dans d’autres domaines également.
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Notes

1  Un phénomène similaire a été observé auprès des populations musulmanes de l’ancienne URSS, voir l’article de Zarcone, 2003
2  B Hell « Le chamanisme : du sacré sauvage au coeur du monde moderne », conférence donnée à la Cité des sciences le 11 janvier 2007, Aux origines des religions.
3  À l’heure actuelle, cette forme de médecine traditionnelle est le premier niveau de recours dans les campements ainsi que dans les villages et suscite intérêt et espoir des scientifiques pour certaines recettes à base de plantes avérées très efficaces. Mais à coté de cela, il existe un réel engouement pour la pharmacologie, accompagnant la biomédecine.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Faiza Seddik Arkam , « La baraka et l’essuf : paroles et pratiques magico religieuses et thérapeutiques chez les touaregs et sahariens de l’Ahaggar (Sahara algérien) », Bulletin Amades [En ligne] , 81 | 2010 , mis en ligne le 07 juillet 2011, Consulté le 18 juillet 2011. URL : http://amades.revues.org/index1147.htm

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