dimanche 13 février 2011

La région saharo-sahélienne est contrôlée par les populations locales

Point de vue

La région saharo-sahélienne est contrôlée par les populations locales
LEMONDE.FR
19.01.11
photo/Issikta/Nord Niger 2009


La région saharo-sahélienne focalise les inquiétudes par le condensé de tensions la parcourant où se mêlent conflits de territoires, violences politiques, actions terroristes et trafics. Mais surtout elle alimente les fantasmes par une supposée opacité voilant les multiples filières (trafiquantes, militaires ou criminelles) qui la parcourent et les actions qu'elles y mènent.

Lieu de dangers brumeux et insaisissables dont l'absence de traçabilité et de prévisibilité s'expliquerait par l'opacité promue comme caractéristique principale, et d'abord physique, de cet "espace gris échappant à tout contrôle". Une opacité que les analystes "stratèges" s'empressent de certifier, à distance, comme une évidence et comme le facteur principal de dangerosité. Ce serait ainsi le principal atout au déploiement d'Al-Qaïda dans la région.

Il est pour le moins paradoxal, et révélateur, qu'ait pu s'opérer une mystification sur une prétendue opacité de cet espace alors qu'il est l'un des mieux contrôlés. Pas, il est vrai, par les Etats nationaux pour lesquels il reste un espace gris et d'irrédentisme mais plutôt par les populations locales qui le pratiquent intensément par leur mobilité, même si celle-ci a changé de forme. C'est l'occultation de ces populations qui voile le regard sur cet espace et le plonge dans une apparente obscurité. C'est pourtant l'espace dont la structuration spatiale, assise sur un substrat social ancestral, est bien balisée.
Ainsi, les itinéraires possibles, peu nombreux, ont peu varié depuis le Moyen Age qui en a écrémé l'essentiel. Leur contrôle pour les échanges commerciaux ou le pastoralisme a toujours été vital pour les tribus même quand le profit en était devenu dérisoire. Les trafics illicites et de plus en plus criminels, très juteux, attisent aujourd'hui la compétition pour ce contrôle. Bien que le nomadisme ait perdu de sa vigueur et que parfois il soit réduit à une relique et même si les Sahariens sont majoritairement urbanisés, pour la plupart dans des grandes villes, ils ont reconstruit une "sédentarité nomade" qui leur fait toujours parcourir, entre les grands centres où ils se répartissent, les mêmes itinéraires de nomadisation. Ils peuvent ainsi contrôler ou s'associer à des échanges contraints de se mener en dehors voire contre des Etats-nations qui se tournent le dos, offrant ainsi un interstice aux trafics. Ces derniers ne sont ni un phénomène marginal ni le fait d'acteurs marginaux et ne sont, de ce fait, nullement opaques. Ils impliquent communautés locales et Etats.
Si les premières lui servent de vecteurs par leurs solides et vieux réseaux relationnels, l'implication des Etats dans ces trafics va au-delà des bénéfices qu'en tirent ses agents et ses officiers supérieurs qui en font une grasse "prime de terrain". Elle est un élément essentiel et planifié de leurs stratégies sécuritaires, les trafics, tolérés ou souvent alimentés par leurs services de sécurité, servant de moyen de pénétration. Ils s'assurent ainsi parmi les populations des allégeances utiles pour surveiller les confins de leurs territoires, infiltrer et récupérer les mouvements dissidents des pays limitrophes pour se prémunir de leur contagion ou les utiliser comme atout diplomatique. Ils ne peuvent faire mine de découvrir ce qu'ils couvrent eux-mêmes.
Il est une vérité élémentaire que connaissent et pratiquent aussi bien trafiquants, militants clandestins que services : la clandestinisation des actions n'est pas une abstraction. Elle est tributaire du degré d'ancrage infrastructurel et social dont peuvent bénéficier les acteurs. Et cette vérité est encore plus évidente au Sahara, aride et ponctuellement peuplé, scène qui dénude plus qu'ailleurs ceux qui s'y déploient. Trafiquants et AQMI n'agissent pas comme des facteurs externes obéissant à des dynamiques propres mais sous la prégnance de cadres géographiques et sociaux bien plus contraignants qu'ailleurs.

L'IMPLANTATION D'AQMI DANS CES COMMUNAUTÉS EST PEU DURABLE


Comme les trafics, le déploiement actuel des islamistes au Sahara n'est pas le fruit d'une génération spontanée. Leur présence est avérée depuis le milieu des années 1990 où ils en avaient fait une base de repli, de repos et d'approvisionnement. Visibles à l'œil nu du citoyen, ils l'étaient encore plus à celui des services des pays du pourtour saharien qui les ont laissés tisser leur toile dans les grandes places marchandes sahariennes renaissantes et ont négocié avec eux soit pour s'en prémunir soit pour les instrumenter, leur laissant le temps de nouer des alliances avec les tribus commerçantes et les trafiquants. Il n'est pas fortuit que tous ceux qui aujourd'hui font valoir des capacités de négociation avec les islamistes au Sahara sont, au moins par leur parenté, justement issus de ce milieu. Ainsi longtemps avant que le Sahara ne bascule dans la violence islamiste coexistaient des couloirs de trafics qui veillaient à ne pas s'empiéter : celui des trafiquants, celui des militaires et celui des islamistes.

Autant d'ancrages qui ont déblayé le terrain aux groupes armés qui y transporteront leurs actions, pour une part en raison de leur échec au nord de l'Algérie, et achèveront cet ancrage par une implantation tribale scellée par des alliances matrimoniales et la redistribution de l'argent des trafics. C'est cet ancrage qui donne aujourd'hui à l'AQMI une capacité opérationnelle sur laquelle il ne faut cependant pas se méprendre. Son implantation ne concerne en effet que des fractions voire des individus et ses liens sont moins forts avec les Touaregs ou les Maures qu'avec certaines tribus commerçantes dites "arabes" auparavant bien impliquées dans les trafics.

Le discours islamiste rencontre plus d'écho chez les populations sud-sahéliennes qui, par le jeu clientéliste des pouvoirs centraux sahéliens, trustent toutes les positions de pouvoir dans le pays Touareg, occupant ainsi l'essentiel des postes dans les sociétés d'exploitation de l'uranium. Ce fut d'ailleurs une des raisons des multiples révoltes des Touaregs qui se voient exclus dans leur propre pays. Et comme hier dans le commerce transsaharien, les Touaregs ne profitent qu'à la marge des trafics, surtout comme convoyeurs et parfois comme pilleurs pour imposer leur suprématie sur cet espace. Le Sahara n'offre pas non plus un type de conflit comme en Irak où l'AQMI a pu se greffer sur un conflit confessionnel.
Mais surtout son ancrage au Sahara est bâti sur des équilibres instables. En effet, rien n'est plus éphémère et mouvant que les allégeances tribales dans le monde nomade où le "nomadisme des alliances" est une vertu assurant la survie de la communauté et des individus. Et rien n'est aussi instable que les équilibres à l'intérieur même de ces communautés régies par un "ordre anarchique". Les trafiquants ou même les Etats-nations qui ont cru acquis des allégeances en sont bien revenus et à leurs frais. L'implantation d'AQMI dans ces communautés est aussi peu durable qu'elle a pu sembler "facile", encouragée en fait seulement par le dénuement de populations que leur marginalisation par les pouvoirs centraux rend encore plus insupportable. Il suffit que soit données à ces communautés des perspectives sociales et surtout un respect de leur autonomie et de leur identité pour qu'elles renversent complètement leurs alliances et recrachent l'AQMI nue sur les sables.

Au-delà de la question tragique du terrorisme, cette situation rappelle avec force que le Sahara que Braudel désignait comme "l'autre Méditerranée" est un élément essentiel de son système et qu'il le demeure malgré l'épisode colonial qui a voulu en faire un monde-frontière et les Etats-nations un appendice territorial à seul usage stratégique. Elle rappelle que la mondialisation ne saurait être unilatérale ou univoque, les marges étant là pour la subvertir et la ramener aux réalités du monde.



Ali Bensaâd a publié Les enjeux de l'eau au Sahara (Karthala, 2011) et Le Maghreb à l'épreuve des migrations subsahariennes (Karthala, 2010).
Ali Bensaâd est enseignant-chercheur à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman et au Centre Jacques Berques

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