Libye: le silence des martyrs
Aurélie Moreau , envoyée spéciale en Libye
Mis en ligne le 16/04/2013
Les civils bombardés par l'Otan sont toujours en attente d'une réponse. Des bombes GBU-12 à guidage laser ont ôté la vie de simples citoyens. Selon diverses coupures de presse, les F-16 belges en étaient d'ailleurs équipés.
Des maisons balayées par le souffle des déflagrations, ne restent que des murs de béton chancelants et des rideaux en charpie. Des décombres, ne subsistent que des souvenirs : un cartable abandonné, un soulier troué, des dessins et des bulletins scolaires. Ils sont pères de famille et évoquent avec pudeur la douleur de survivre à leurs proches, morts sous les bombardements de l’Otan. Ils sont des dommages collatéraux.
Tripoli
Le 19 juin, il est 1 heure du matin, Salem al-Gharari regarde la télévision. Il habite une maison cossue de la banlieue de Tripoli, à Souk al-Juma. Depuis deux semaines, dans ce quartier marchand de la capitale, des dissidents manifestent timidement leur soutien aux révolutionnaires : ils lancent des pigeons aux couleurs du drapeau rebelle et attachent des ballons à la queue des chats (très vite abattus par les militaires). Les insurgés approchent mais la banlieue demeure fermement sous le contrôle des forces kadhafistes, alors - en attendant - Salem al-Gharari s’assoupit.
Il est 1h45 lorsqu’il est réveillé dans une maison enfumée. Le plafond effondré l’empêche de se redresser et il saigne, abondamment. "Il n’y avait plus d’électricité. On cherchait un moyen de sortir mais je ne voyais rien. J’étais devenu sourd. Ce sont les voisins qui ont frayé un chemin jusqu’à moi. Dès que je suis sorti, la maison est tombée. J’ai dû soigner ma famille en Tunisie à mes frais. Aujourd’hui, je loue une maison insalubre pour 350 dinars par mois. Mais avant tout, je veux comprendre pourquoi. J’ai droit à une réponse ! J’ai perdu ma femme, mon fils, ma sœur, son mari et leurs deux enfants."
Immobile face aux ruines, il soupçonne l’Otan de s’être trompée de cible. Les chambres de la résidence voisine trahissent en effet tant la présence des services de renseignement de l’armée que leur fuite précipitée : des tables et des chaises renversées jonchent le sol au milieu d’équipements militaires. Des centaines de dossiers inquiétants témoignent des pratiques douteuses de l’ancien régime (1). Ils relatent les moindres faits et gestes des civils libyens : les endroits exacts qu’ils fréquentaient, le nom des membres de leur famille, leur activité, leurs loisirs, leur emploi du temps. D’autres chambres ont quant à elles été réaménagées en cellules d’enfermement discrètes où les portes de prison et les barreaux remplacent les vitres et les portes en bois traditionnelles.
En Libye, huit bombardements connus causèrent la mort de civils. Seul le cas de M. al-Gharari pressa l’Otan à reconnaître "une faute" en raison d’"une erreur de système dans la bombe à guidance laser" .
Majer
D’après les Libyens, Majer a la particularité de cultiver les meilleures dattes du pays, mais le 8 août 2011, cette petite ville située à 160 kilomètres à l’est de Tripoli est également devenue le théâtre d’une nuit meurtrière. En périphérie de la localité, à l’abri du vacarme urbain, Ali Hamid Gafez héberge des familles déplacées originaires de Benghazi et de Naïma. C’est le septième jour du ramadan, il est 22h10 et tous les occupants du pavillon rompent le jeûne.
"C’est alors que j’entends un avion, puis un sifflement, et je ressens le souffle de l’explosion, puis un gros boum. Il y avait de la poussière partout. J’avais des pierres sur moi. J’ai cherché mes enfants. Je n’entendais plus rien. Je marchais sur des corps et je hurlais. J’ai d’abord trouvé mon fils, Mohamed. Quand je suis sorti, j’ai trouvé ma femme, le bassin sectionné par le toit qui était tombé dans la cour. J’ai pris le maximum de personnes dans la voiture et j’ai conduit jusqu’à l’hôpital , relate Ali Hamid, impassible. Ceux qui étaient dans la pièce à côté, en haut, sont tous morts. On a retrouvé ce qui restait de leur corps dans le jardin du voisin. La dernière victime, un enfant de 3 ans, a été retrouvé seulement quatre jours plus tard à cause de l’odeur. Il était dans cet arbre, là", désigne-t-il.
A 50 mètres, à quelques minutes d’intervalle, Mohamed Al-Jahroud entend un nouveau bruit assourdissant. "J’étais dans ma deuxième maison en train de faire mes affaires. J’ai tout de suite compris que l’Otan nous bombardait à nouveau. Par la fenêtre, j’ai vu que ma première maison était sous les gravats. Ma fille de 8 mois y dormait. J’étais avec ma femme et j’ai hurlé pour lui dire de sortir." Trop tard Une troisième bombe s’abat sur Mohamed Jahroud. Elle ôte la vie à de nombreux voisins et des gamins de l’équipe de foot qui avaient accouru vers la résidence après la seconde explosion. Ils tentaient d’extraire d’éventuels survivants. Sur le palier, Mohamed est assommé et bascule dans un coma profond. Son épouse, sa mère, sa fille et sa sœur périssent, ensevelies. A 2 heures du matin, l’Otan bombarde une dernière fois le hameau : une ferme heureusement inhabitée, située à une centaine de mètres des trois habitations.
Au cours de cette nuit, trente-quatre personnes perdent la vie, trente sont grièvement blessées. Selon l’Otan - qui a d’abord contesté l’existence de pertes civiles -, il s’agissait d’une base abritant des forces pro-kadhafistes. Toutefois, les clichés satellites pris avant les bombardements ne témoignent d’aucune activité militaire. Seul un t-shirt kaki de camouflage - très répandu chez les jeunes durant la révolution - a été retrouvé par l’ONG Human Rights Watch.
Erigées à la mémoire des martyrs de Majer, en véritable musée mortuaire, les ruines abritent désormais de sinistres simulacres : des vélos, des t-shirts d’enfants ensanglantés, des photos de cadavres méconnaissables. Ils sont à présent une dizaine à s’attrouper, pointant du doigt ces anonymes immortalisés dans un sommeil éternel. Chacun d’entre eux évoque ses martyrs : un frère farceur et malicieux, une fille intelligente très douée en mathématique, un grand-père grincheux.
Ali Hamid, toujours impassible, déplie une couverture jaunie par le temps. Elle contient des débris dont l’aileron d’une bombe à précision laser GBU-12 de 270 kilos. Cette bombe à la particularité d’être équipée d’un système infrarouge qui signale la présence de personnes au sol. "Or, si le pilote n’était pas en mesure de déterminer si ces personnes étaient des militaires, il aurait dû - en vertu du droit humanitaire international - annuler immédiatement le raid", signale l’ONG Human Rights Watch dans un rapport accablant (1).
Selon le "New York Times", huit pays ont bombardé la Libye : la Belgique, le Canada, le Danemark, la France, l’Italie, la Norvège, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Actuellement en service dans les forces armées américaine, canadienne, colombienne et les différentes forces aériennes de l’Otan, le GBU-12 était également utilisé par les F-16 belges envoyés en Libye, selon diverses coupures de presse. Sollicités à plusieurs reprises, ni l’Otan ni les responsables de l’opération belge en Libye n’ont souhaité confirmer cette information (2).
L’Otan n’a par ailleurs jamais divulgué la nationalité des pilotes responsables. Cette information permettrait pourtant aux victimes d’intenter un recours envers les Etats devant la Cour internationale de justice. Cette procédure aurait probablement plus de chance d’aboutir que si les victimes assignaient l’Otan, qui demeure une alliance plutôt qu’une organisation à la personnalité juridique parfaite et achevée.
(1) Tous les documents spécifiéssont disponibles sur le site Internetde l’enquête : www.objectif-kadhafi.be
(2) Suite à nos sollicitations, l’Otannous renvoie vers un communiqué publiéle 23 janvier 2012, le premier du genre,également disponible sur Internet.