Mehdi Taje est géopoliticien, expert du Maghreb et du Sahel, il a enseigné à l’université de Tunis. Pour lui, les groupuscules terroristes sont “des chefs mafieux qui se cachent derrière un verni islamique.”
En quoi le Sahel serait, comme vous l’avancez dans vos analyses, une terre de conflit “endémique” ?
C’est un espace charnière entre l’Afrique sub-saharienne et le Maghreb, qui est sous-administré et sous-défendu, très tourmenté sur le plan géopolitique. Des facteurs historiques continuent à produire leurs effets, dont le plus important est le risque racial entre les populations arabisées et les populations noires sédentarisées. Ce risque Afrique blanche/Afrique noire est le socle de la conflictualité malienne aujourd’hui. Les populations touaregs, arabes, peules, maures, ont toujours eu l’habitude d’aller faire des razzias parmi les habitants du sud. Ces peuples guerriers du nord dominaient ceux du sud. La colonisation a inversé les rapports de force en offrant aux populations du sud un refuge. Ensuite, l’indépendance a été donnée aux “sudistes”, établissant un ordre post-colonial qui a abouti à la situation paradoxale d’aujourd’hui où les anciens dominants sont désormais dans la position de dominés.
C’est pour ça que les Touaregs refusent de vivre dans l’Etat malien actuel, où ils sont administrés par ceux qui étaient leurs anciens esclaves. C’est le cœur du problème. Là-dessus se sont greffés de nouveaux facteurs : la défaillance politique et économique des nouveaux Etats post-coloniaux, incapables d’assurer la souveraineté sur leurs territoires, avec des famines endémiques et la pauvreté. C’est le terreau de la montée en puissance des trafics en tout genre. Depuis 2005, le Sahel est la plaque tournante du trafic de cocaïne en provenance d’Amérique latine et en direction d’Europe du nord.
Quels liens unissent trafiquants et terroristes dans cette région ?
Sur cette fragilité des Etats se sont développées des rébellions. Les trafics ont ouvert la voie à l’enracinement de ces groupuscules se réclamant du jihad. Le terrorisme est instrumentalisé par toute une série d’acteurs : les populations locales, les tribus, les Etats de la région eux-mêmes, les puissances régionales et les grandes puissances. Chacun a ses propres objectifs et son propre agenda. Il ne s’agit pas de nier l’existence de ces groupuscules se revendiquant du jihad, mais il y a une deuxième clé de compréhension, qui est leur instrumentalisation et leur manipulation par les Etats.
Quel est le rôle de l’Algérie dans cette équation ?
Il y a eu le FIS (1) en 1992, qui avait gagné les élections, puis est apparu le GIA et les années noires. En 1998 apparaît le GSPC qui, en 2007, fait allégeance à Al-Qaïda et devient Aqmi, qui est présenté comme une “succursale” d’Al-Qaïda. Leur objectif était de fédérer toute la mouvance islamiste du Maghreb, mais ils ont échoué. Selon la terminologie algérienne, il reste dans le pays un terrorisme “résiduel”. Aux frontières, des éléments se revendiquant du jihad ont migré vers le Sahel, profitant de la défaillance sécuritaire des Etats due notamment aux trafics qui pullulent dans cette région. D’où la multiplication des enlèvements depuis 2003. Et contrairement à l’idée répandue, ces gens qui se réclament de l’islamisme radical sont en réalité des chefs mafieux qui se cachent derrière un verni islamique pour se donner une légitimité et une aura.
Tous ?
Sans exception. Leur vocation première, c’est le contrôle des routes, du trafic, pour faire du business. Donc, ils sont en rivalité entre eux. Les alliances sont toujours tactiques et conjoncturelles. J’ai élaboré à ce propos une théorie dite de “l’océan sahélien”. Et comme en mer, il y a des pirates : ce sont des groupuscules qui profitent de l’insécurité. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’islamistes convaincus, mais ce sont des jeunes endoctrinés, instrumentalisés par des commanditaires qui poursuivent des objectifs mafieux.
Voyez-vous un lien entre la prise d’otages d’In Amenas et les opérations algériennes menées contre Aqmi début janvier ? (2)
Le gouvernement algérien a porté des coups très sévères à la tête des groupuscules terroristes se revendiquant d’Al Qaïda. Mais qui peut dire aujourd’hui où se situe le pouvoir réel en Algérie et quels sont les rapports de force au sein de ce pouvoir ? Le terrorisme a toujours existé en Algérie, il est instrumentalisé par différents clans algériens pour le contrôle de la manne pétrolière et gazière et du pouvoir politique. C’est une société féodale où les clans s’affrontent en infiltrant les groupes terroristes pour les utiliser. Certains clans ont exporté la menace terroriste au Sahel pour justifier la création d’une rampe sécuritaire qu’ils vont monnayer auprès des occidentaux et notamment des Etats-Unis. Ils ont entretenu et alimenté l’ennemi dont avaient aussi besoin les USA pour justifier la pénétration au Sahel. Arrive alors le Printemps arabe qui bouscule les événements. Les cartes sont remaniées avec l’intervention militaire en Libye. Les clans algériens comprennent qu’après la chute de la Libye, la Tunisie, l’Egypte, il demeure une citadelle assiégée : l’Algérie. Ils se sentent menacés. D’où le rôle clé joué par l’Algérie au Sahel.
Comment est perçue l’intervention française au Mali dans ces conditions ?
Ces troupes françaises au sol qui remontent vers le Nord-Mali, -et qui dit Nord-Mali, dit Sud-Algérien-, c’est un cauchemar pour l’Algérie, qui doit affirmer son leadership dans la zone, surtout face aux anciens colonisateurs. Il faut savoir que les clans algériens veulent se perpétuer au pouvoir pour protéger leurs rentes gazières et pétrolières. Ils ne veulent pas de changement de régime. Ce que je ne peux pas m’expliquer à propos de la prise d’otages, c’est comment un groupe de 32 terroristes a pu s’infiltrer depuis le nord du Mali, et parcourir tranquillement 1 200 km, en passant par la Libye, et tout ça à peine 5 jours après le déclenchement de l’opération Serval. Que 32 terroristes pénètrent dans le pays et frappent l’Algérie en plein cœur, au niveau de sa rente gazière… alors que l’armée algérienne était en alerte et les frontières fermées… c’est sans précédent. Et là, ils réussissent ce gros coup !
Quelle est votre théorie alors ?
L’armée algérienne est incompétente, ce que je ne crois pas, soit ces éléments terroristes ont pu bénéficier de complicités au plus haut niveau de l’appareil sécuritaire algérien. J’ai une hypothèse -et tout s’emboîte- : les clans poursuivent un double objectif, à savoir discréditer politiquement Bouteflika parce qu’il aspire à un 4e mandat et qu’il affiche la volonté d’assainir le personnel politique algérien ; et enliser les troupes françaises dans le Nord-Mali pour que l’armée française connaisse un vrai “Afghanistan”. Pour moi, ils vont tout faire pour aider les groupuscules terroristes. In Amenas est la première étape de cette stratégie.
Justement, comment les troupes françaises vont-elles pouvoir éviter le piège de l’enlisement ?
Très difficilement, parce qu’elles vont avoir affaire à des groupes très mobiles. Il faut tenir compte de la topographie du Nord-Mali. Sans parler du relief montagneux où il faudra “nettoyer” grotte par grotte. A mon sens, les Français ne pourront le faire qu’en s’appuyant sur les rebelles touaregs du MNLA (3) qui se disent disposés à lutter contre le terrorisme et à aider l’armée malienne. Mais tant que les Français ne tiendront pas compte du fait que les Touaregs ne veulent pas revenir à un statu quo sociétal, rien ne sera réglé définitivement. Il faut repenser une nouvelle forme de gouvernance pour la région.
(1) – FIS : Front Islamique du Salut ; GIA : Groupe Islamique Armé ; GSPC : Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat.
(2) – Le 31 décembre 2012 et le 1er janvier 2013, 13 terroristes ont été abattus lors de deux opérations distinctes dans la province de Boumerdès. Présentés comme d’anciens membres du GIA, l’un d’entre eux a été officiellement identifié comme étant le financier d’Al-Qaïda.
(3) – MNLA : Mouvement national pour la libération de l’Azawad. A Le danger qui guette les troupes françaises au Nord-Mali serait d’y connaître un véritable scénario à l’afghane