Voici ce que l'ascension du nouvel homme fort de la Libye, le général Haftar, implique pour la France et l'Europe (et saurons-nous gérer un nouveau Khadafi à 300 kilomètres de nos côtes ?)
Longtemps conspué, méprisé sur la scène internationale, le général Haftar pourrait devenir le nouvel homme fort de la Libye et le possible unificateur d'un pays toujours traversé par de graves crises politiques et par le terrorisme. Mais si cette position se confirme, elle ne sera certainement pas sans conséquence pour la l'Europe et la France.
Possible danger ?
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Atlantico : Le général Haftar est soutenu explicitement par les Russes et dans les médias, il est de plus en plus présenté comme le possible unificateur de la Libye. Si le général venait à être le nouvel homme fort du pays, quelles pourraient être les conséquences pour l'Europe ?
Jean-Sylvestre Mongrenier : Le général Haftar, qui a récemment pris le titre de maréchal, est un « entrepreneur de guerre », une sorte de condottière, qui évolue entre plusieurs allégeances et a des ambitions propres. Un bref rappel biographique s’impose. Chef de l’« Armée nationale libyenne », Khalifa Haftar n’est pas un homme neuf surgi du désert ou de l’actuel chaos libyen. Âgé de 73 ans, il est l’un des compagnons et chefs de guerre de Kadhafi. Au préalable, il a reçu une formation d’officier à l’Académie militaire de Benghazi, complétée ensuite par un stage dans l’Egypte nassérienne, puis en URSS.
En 1969, il participe au coup d’Etat de Kadhafi qui met à bas la monarchie sénoussiste et instaure la « République arabe de Libye ». Pendant plus de quinze ans, il sert celui que l’on put nommer le « Trotsky des sables » (voir son rôle dans la guerre du Kippour en 1973, dans la guerre contre le Tchad d’Hissène Habré en 1986). Fait prisonnier lors de la déroute du corps expéditionnaire libyen, il passe à l’opposition et rejoint le Front de Salut National de la Libye (FSNL), basé au Tchad, et il bénéficie du soutien de la CIA pour organiser un coup d’Etat contre Kadhafi. Exfiltré en 1990, Haftar séjourne au Zaïre, puis au Kenya, avant d’être accueilli sur le territoire des Etats-Unis. Il s’installe alors dans une petite ville à dix kilomètres de Langley, le siège de la CIA. Lors de la guerre qui a renversé Kadhafi, l’homme n’a joué qu’un rôle marginal, mais il est aujourd’hui décidé à se placer au premier plan de la « nouvelle Libye ».
Présentement, le général Haftar est à la tête de l’« Armée nationale libyenne » qui est tout sauf « nationale ». Il importe de conserver à l’esprit le fait que la Libye est un vaste territoire (1,7 million de km²), au peuplement ténu (6,5 millions de Libyens), parcouru par des lignes de partage sur les plans géographiques et ethniques. Schématiquement, la Libye est composée de trois régions hétérogènes et centrifuges : la Tripolitaine à l’ouest, la Cyrénaïque à l’est et le Fezzan au sud. Si Kadhafi a amplement instrumentalisé le panarabisme, avant de tabler sur le panafricanisme, il ne faut pas oublier la part des Berbères (10 % de la population) ou encore des Toubous, une ethnie nilo-saharienne présente dans le Sud libyen, le nord du Tchad et l’est du Niger (quelques dizaines de milliers d’âmes, mais des milliers d’hommes en armes). A cela, il faut ajouter les clivages tribaux et les différentes familles de l’Islam politique, en plus de l’« Etat islamique » aujourd’hui sur le repli. Dans cette partie géopolitique, Haftar dispose du soutien de l’Egypte d’Al-Sissi et des Emirats arabes unis (EAU) qui, malgré l’embargo onusien sur les armes, lui ont livré du matériel (avions, hélicoptères et blindés). En second rideau se trouve la Russie à qui la guerre en Syrie a permis de se redéployer en Méditerranée. Sur le chemin du retour, le porte-avions russe Kouznetsov a fait escale à Tobrouk (Est libyen) et accueilli à son bord le général Haftar. Une visio-conférence avec le ministre de la Défense russe a été organisée (11 janvier 2017). Moscou entend ainsi reprendre pied en Méditerranée centrale et en Afrique du Nord. Assurément, ces soutiens extérieurs pèsent, mais cela suffira-t-il à prendre le pas sur le gouvernement de Fayez al-Sarraj, le seul reconnu par l’ONU, et sur les différentes forces et milices ? La réalité de la Libye est polycentrique et Haftar s’est surtout imposé comme l’une des parties avec lesquelles il faut compter. Les Etats européens soutiennent la solution préconisée par la « communauté internationale » et donc le gouvernement de Fayez al-Sarraj. Théoriquement, la Russie également puisqu’il s’agit d’une décision prise au sein de l’ONU, mais elle pratique un double jeu.
Si cette ascension se confirme, quelles pourraient être les conséquences sur la crise migratoire ? La Libye étant une des principales sources de préoccupation de l'agence Frontex mais Haftar serait-il seulement disposé à négocier avec l'Europe pour endiguer ce phénomène au vu du rapprochement établi avec la Russie ?
La montée en puissance du général Haftar, qui domine le parlement installé à Tobrouk, et le conflit avec le premier ministre, chef du gouvernement sis à Tripoli, repoussent la constitution d’un gouvernement d’unité nationale. Fayez al-Sarraj a réussi à évincer l’ex-gouvernement (l’émanation de la coalition « Aube de la Libye ») qui contrôlait la Tripolitaine, mais il n’a pu s’imposer au camp de l’Est (la Cyrénaïque). Le parlement de Tobrouk est contrôlé par les amis et alliés du général Haftar qui refusent de valider l’autorité de Sarraj. Au sein du Conseil de sécurité, la Russie veille à ce que le « parti » d’Haftar échappe aux sanctions internationales. Il est évident que la persistance du clivage Est-Ouest et l’absence de gouvernement d’unité nationale interdisent toute refondation politique et instauration d’un semblant d’ordre dans le pays, ce qui ne facilite pas le contrôle des flux migratoires à destination de l’Europe. Un mauvais esprit pourrait penser que le pouvoir russe y trouve son intérêt, les flux migratoires contribuant à déstabiliser la situation politique dans les pays d’accueil. En effet, l’appareil de propagande du Kremlin exploite ces situations (faits divers montés en épingle et désinformation) et soutient en Europe les formations politiques qui ont fait de l’hostilité à l’immigration leur fond de commerce électoral. Au vrai, les vues géopolitiques russes sont certainement plus larges. Moscou entend rétablir en Méditerranée les positions qui étaient les siennes à l’époque de l’URSS et de la Guerre froide (la « grande stratégie » russe est de facture néo-soviétique).
Il reste que le phénomène migratoire dépasse largement les calculs d’Haftar et la situation libyenne. A ce sujet, il est trop facile d’affirmer que l’intervention militaire occidentale en Libye (mars-octobre 2011) est à l’origine de ce phénomène de masse. Déjà, elle visait à empêcher des massacres et une longue guerre, avec une extension à l’Afrique du Nord, qui auraient inévitablement provoqué de vastes mouvements de populations. Si l’actuel chaos politique a fait de la Libye une plaque tournante de l’immigration illégale en l’Europe, le très grand nombre des réfugiés et migrants provient d’espaces plus lointains : le Moyen-Orient (Syrie, Irak), le Sahel et la Corne de l’Afrique (Mali, Niger, Erythrée), la Haute-Asie (Afghanistan). Insistons plus particulièrement sur la guerre en Syrie, provoquée par la volonté de Bachar al-Assad de se maintenir coûte que coûte au pouvoir, soutenu sans faille aucune par le Kremlin et le régime chiite-islamique de Téhéran. La guerre et les exactions ont jeté les populations sur les routes de l’exil (la moitié de la population syrienne a été déracinée). Au-delà du contexte moyen-oriental, la composition des flux migratoires appelle l’attention sur l’Afrique subsaharienne. La « transition démographique » n’a pas encore produit tous ses effets. En 2010, le continent africain a dépassé le milliard d’habitants, soit quatre fois plus qu’en 1950, et il atteindra les deux milliards en 2050. L’Afrique représente le quart des naissances dans le monde et elle est devenue le troisième foyer de peuplement au monde (à la place de l’Europe). La démographie, le sous-développement, l’impéritie des dirigeants et les conflits armés généreront d’autres flux migratoires.
Concernant le terrorisme, même si le général a déclaré "avoir le même ennemi" que les Européens. Quelle stratégie celui-ci compte-t-il mettre en place pour lutter contre le terrorisme, celle-ci vous semble-t-elle pertinente ?
Le général Haftar a pour habitude de désigner comme « terroristes » l’ensemble de ses opposants et ennemis politiques. Il faut lire à ce sujet l’interview récemment donnée au Journal du Dimanche (5 février 2017). De fait, il mène sa propre guerre contre l’« Etat islamique » et l’on sait qu’il a bénéficié de l’aide de services occidentaux, notamment français : la présence d’unités spéciales de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) a été révélée par la mort de trois membres du service action, lors d’un « accident d’hélicoptère » qui s’est produit le 17 juillet 2016. Le gouvernement de Fayez al-Sarraj avait alors protesté contre cette « ingérence française » dans l’Est libyen. Du point de vue de la France, il s’agit de soutenir les forces qui combattent l’« Etat islamique ». Cela dit, le général Haftar n’incarne pas la seule force à mener ce combat. Pour mémoire, c’est une coalition de brigades venues de Tripolitaine, affiliée à Serraj, qui depuis Misrata, a lancé une offensive militaire contre Syrte, le bastion de l’Etat islamique en Libye. Le général Haftar a alors mis à profit la situation pour s’emparer du « croissant pétrolier », à l’est de Syrte. On désigne ainsi un arc de terminaux qui, en temps normal, assure environ la moitié des exportations libyennes de pétrole (elles sont tombées à 12 % du volume exporté avant 2011). A l’évidence, Haftar est animé par un but qui dépasse largement la lutte contre l’« Etat islamique ». Il s’agit de prendre le pouvoir en Libye. La dénonciation du « terrorisme » lui sert à légitimer son combat personnel et à obtenir des appuis extérieurs. Dans l’entretien accordé au numéro du Journal du Dimanche, mentionné plus haut, il est évident qu’il entend utiliser cette cause et l’appui apporté par la Russie pour disposer d’un levier à l’égard des Occidentaux (« Si la Russie nous ouvre ses bras, nous n’hésiterons pas à accepter cette offre »).
Les buts politiques du général Haftar sont donc clairs. En a-t-il les moyens ? Ceux dont il dispose sont suffisants pour lui assurer un pouvoir de nuisance et bloquer toute transition politique. Sur le plan diplomatique, d’aucuns déjà évoquent un triangle Russie-Algérie-Egypte prêt à jouer la carte « Haftar ». Son chantage et les positions qu’il occupe dans l’Est libyen lui permettront peut-être d’obtenir des puissances occidentales quelques facilités et accords « derrière les rideaux ».De là à réunifier la Libye et à neutraliser durablement les forces centrifuges, il y a une marge. Dans l’immédiat, la volonté de cet « entrepreneur de guerre » de se mettre à son compte et le refus de placer ses forces sous le contrôle politique du gouvernement de Fayez al-Sarraj expliquent dans une certaine mesure la perpétuation du chaos, une situation qui profite à toutes les forces anomiques, dont les groupes djihadistes. Il est vrai que les puissances occidentales ne font pas grand-chose pour soutenir le gouvernement reconnu par la « communauté internationale ». En définitive, la situation est fluide, bien des retournements sont possibles et la situation politique de la Libye donne le sentiment que ce pays, comme d’autres parties du monde, renoue avec l’âge précolonial (localisme et fragmentation). Une différence toutefois : ce « retour du refoulé » se produit dans un monde plein et interconnecté. Du fait des multiples flux et nuisances qui relient les rives sud et nord de la Méditerranée, sans même parler du terrorisme, les puissances occidentales ne sauraient pratiquer une politique de « douce négligence ». Du reste, c’est la piraterie barbaresque qui a été autrefois un des déclencheurs des expéditions militaires européennes en Afrique du Nord.
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