En quittant formellement le continent, pour mieux y maintenir sa présence et préserver ses intérêts, le colonialisme européen (français, anglais, portugais, italien, espagnol) a laissé derrière lui des champs de mines. Des mines réelles, armes redoutables qui continuent de faucher des civils algériens, cinquante années après la fin de la guerre. Et des mines tout aussi redoutables que les premières, mais à caractère politique celle-là, de division des peuples nouvellement indépendants. Le colonialisme s’est en effet évertué à morceler et atomiser les populations des régions qu’il asservissait en ethnies, tribus… afin de mieux entretenir et, au besoin, d’attiser les germes de division politique. Il a dans le même but tracé des frontières qui séparent parfois les membres d’une même ethnie, d’une même tribu, d’un même village…
Les dirigeants des Etats africains nouvellement indépendants étaient généralement conscients de cette politique de morcellement et de division. C’est pourquoi l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ancêtre de l’actuelle Union africaine (UA), adopta dans les années 1960 le principe du respect de l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme. Maintenant que ce principe est mis à mal et menace d’exploser à la face de l’UA, des Etats et des peuples du continent, la question se pose de savoir comment gérer deux principes qui tendent de plus en plus à s’opposer : celui de l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, droit au nom duquel fut mené tout le processus de décolonisation au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
Pourquoi la question du principe de l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme se pose-t-elle aujourd’hui ? Pourquoi ce principe est-il contesté ? De nombreux facteurs peuvent sans doute expliquer pourquoi il commence à être aussi souvent remis en cause. Des facteurs généraux, valables pour tout le continent. Et des facteurs particuliers, locaux, propres à chaque cas, à chaque situation.
Aux origines d’un principe
Au-delà du fait que la réclamation de territoires, de la part des Etats nouvellement indépendants, était susceptible d’entrainer des crises et de provoquer des guerres, l’adoption du principe de l’intangibilité des frontières renvoyait au faible niveau d’intégration politique national des Etats nouvellement indépendants. On sait que l’identité nationale d’un peuple se forge dans l’altérité, dans l’opposition à l’autre. Plus la volonté d’indépendance d’un peuple est contrariée, plus sa détermination se renforce et plus son intégration politique, son unification se consolide. Le refus obstiné tout autant que criminel de reconnaître au peuple algérien son droit légitime à une existence nationale indépendante distincte de la France constitua un puissant facteur d’intégration politique de populations que les héroïques résistances du XIXe siècle (Emir Abdelkader, bey Ahmed, Mokrani…) n’étaient pas parvenues à unifier. La création d’un marché capitaliste unique couvrant tout le territoire algérien, sur la base de la dépossession des terres des tribus, de la destruction des structures sociales traditionnelles et de la marchandisation généralisées des rapports économiques, qui entraina une prolétarisation générale joua de son côté le rôle de substrat matériel de cette intégration politique.
Mais ces conditions drastiques ne furent pas imposées à toutes les colonies africaines de l’Europe. L’intégration politique des différents segments de leur population eut parfois tendance à y être moins poussée, moins systématique. Là où la décolonisation se déroula en douceur, sans résistance massive, prolongée et sanglante, l’intégration nationale fut sans doute moins forte voire, dans certains cas, un peu artificielle. Dans le but d’éviter de possibles dislocations, les fondateurs de l’OUA adoptèrent le principe de l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme. Ils considéraient qu’avec le temps et des politiques nationales de développement, l’intégration et le sentiment nationaux se renforceraient mutuellement. Il s’agissait là d’un pari sage et rationnel.
Cinquante ans après
Il serait sans doute abusif de proclamer que le principe de l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme a échoué. Le problème se pose dans un nombre croissant de pays, mais sa remise en cause est encore loin d’être générale. Sa contestation globale pourrait cependant advenir bien plus vite que prévu. Les anciennes puissances coloniales (la France en particulier) et celles qui, à l’instar des Etats-Unis, entendent maintenir la mainmise occidentale sur un continent fabuleusement riche et de plus en plus courtisé par les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) n’hésiteront pas, si nécessaire, à susciter des divisions et à provoquer des sécessions. Israël joue également cette carte, mais pour des raisons d’ordre géopolitique.
Mais la raison principale du danger qui guette les Etats actuels est à rechercher avant tout dans leur incapacité à réussir le processus d’intégration de leurs peuples au cours des cinquante dernières années. Et cette incapacité quasi-générale découle de l’échec des politiques de développement initiées au cours des années cinquante, soixante et soixante-dix du siècle passé dans la foulée de la conférence de Bandoeng et du mouvement des Non-alignés. Pis encore, cet échec a été suivi d’une terrible régression à la faveur des politiques néolibérales imposées par les grandes puissances économiques et politiques du Nord (FMI, Club de Paris et de Londres, Banque mondiale…), mais acceptées, relayées et appliquées par des classes politiques locales complices car compradores.
Ces politiques néolibérales provoquent un éclatement de la société avec une polarisation entre une minorité de nouveaux riches, affairistes et autres relais du marché mondial (importateurs, associés des multinationales…), d’une part, et une majorité de pauvres et de déclassés qui s’enfoncent dans la misère. Ces politiques ont également tendance, là où l’intégration s’avérait insuffisante, à faire exploser les Etats et donc les nations. Le primat de la rentabilité sur toute autre considération et la soumission à une logique économique externe aux Etats locaux et même au continent reproduisent, à l’échelle de chaque pays, la contradiction entre un centre ou quelques centres développé (s) et une ou des périphérie (s) marginalisées, abandonnées… Ces périphéries peuvent paradoxalement s’avérer riches mais la population locale y est privée des fruits de cette richesse. C’est notamment le cas dans le delta du Niger (Nigéria) qui regorge d’hydrocarbures, mais dont la population est plongée dans la misère et se voit contrainte, au risque de sa vie, d’extraire clandestinement et par des procédés artisanaux, du pétrole qu’elle revend en contrebande. Les conséquences sur l’environnement sont incommensurables. Tout indique que le nord du Mali, l’Azawed, se trouve dans une situation similaire. Région riche mais périphérique dont la population est laissée à son triste sort.
Victime du pillage de ses ressources naturelles et/ou d’un abandon total de la part du pouvoir central, les populations locales se révoltent. Une partie d’entre elles s’adonne même à la contrebande de marchandises voire à la culture ou au trafic de drogue. Le refus des pouvoirs centraux de rompre avec ces politiques et leurs réponses essentiellement sécuritaires et répressives achèvent de mettre à mal l’intégration nationale. La voie est alors ouverte aux sécessions, encouragées lorsque cela sert leurs intérêts, par les grandes puissances impérialistes. La soumission des pouvoirs locaux aux intérêts de ces grandes puissances pousse une partie de la population à pactiser avec des rébellions armées, terroristes ou pas (trafic d’armes, prise et revente d’otages…).
Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
Ces populations abandonnées – ou les mouvements politiques qu’ils se donnent et qui parlent légitimement ou abusivement en leur nom – finissent par se saisir d’un autre principe juste qui est le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’opposent au principe de l’intangibilité des frontières héritées du colonialisme. C’est notamment le cas lorsque la marginalisation sociale se double d’une oppression politique à l’encontre d’un groupe ethnique particulier ou de plusieurs ethnies. Arrivés à un certain stade, leur révolte se cristallise contre le pouvoir central pour réclamer l’autonomie puis, en cas de pourrissement de la situation, l’indépendance. C’est visiblement le cheminement qu’a suivi la crise dans le nord du Mali. La révolte targuie des années 1990 qui avait été apaisée grâce, entre autres, à une médiation de l’Algérie avait débouché sur des accords que l’Etat malien n’a malheureusement pas respectés. La situation des populations se détériorant, elles ont fini par basculer dans une démarche de rupture, une démarche indépendantiste.
On peut et l’on doit dénoncer les visées néocoloniales des puissances extra-africaines. Ces visées impérialistes sont indéniables et doivent être combattues, mais ne peuvent en aucun cas masquer le fait que les populations du Nord malien vivent le calvaire (social, politique et culturel) depuis de nombreuses années et que le pouvoir central de Bamako n’a pas voulu se donner les moyens politiques de les intégrer.
Comment, dans ces conditions, gérer la contradiction entre deux légitimités qui s’opposent : celle, étatique et abstraite, du caractère intangible des frontières héritées du colonialisme et celle, populaire et concrète, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Et à qui revient le droit de décider si telle ou telle population a le droit de disposer ou non d’elle-même ? Au pouvoir central qui l’opprime ? Aux grandes puissances dont on connaît les mobiles purement économiques et géopolitiques, totalement éloignés et contraires aux intérêts et aspirations des peuples ? Aux Etats voisins qui oppriment leurs propres minorités et qui refusent toute modification des frontières par peur d’une éventuelle contagion ?
Le problème s’avère extrêmement complexe, délicat et sérieux. Aussi la seule solution juste consiste, non à se réfugier derrière des principes abstraits et intangibles, mais à faire l’analyse concrète de chaque situation afin de tenter de comprendre de quoi il retourne. C’est ainsi que l’éclatement récent du Soudan en deux Etats a été soutenu par Israël et les Etats-Unis. Mais cet éclatement n’aurait jamais eu lieu si le régime militaro-islamiste du Nord n’avait pas durement et longtemps opprimé les populations majoritairement chrétiennes et animistes du Sud : massacres, enlèvements, islamisation et arabisation forcées, répression… Le régime de Khartoum a fait le lit d’Israël et des grandes puissances en opprimant sans pitié une partie de son propre peuple. Au lieu de lui assurer un bien-être économique et social, il n’a rien trouvé d’autre à faire que de la forcer à se convertir à l’islam et à s’arabiser ! Le droit du peuple du Soudan du Sud à disposer de lui-même se trouvait, dans ces conditions, totalement légitimé par l’attitude de Khartoum. Le même scénario risque de se reproduire à l’avenir avec les populations Toubous de Libye victimes d’une répression et d’une marginalisation de la part du pouvoir central. L’unique façon d’éviter l’éclatement des Etats africains consiste à relancer des politiques d’intégration économique, sociale, culturelle et politique dans un cadre démocratique. Une telle politique ne peut que se heurter aux intérêts des grandes puissances, mais l’intégration des peuples est à ce prix.
Le droit des populations à l’autodétermination
La deuxième chose à faire consiste, dans la mesure du possible, à régler les problèmes pacifiquement en recourant au dialogue et à la négociation. Certains voudraient ainsi que l’Algérie intervienne militairement au Mali pour préserver les frontières héritées du colonialisme. Il s’agit là d’un piège dans lequel il ne faut absolument pas s’engager. Il revient aux protagonistes du conflit (mouvements rebelles du Nord et autorités de Bamako dans le cas du Mali) de discuter, de négocier et de trouver un terrain d’entente. Et il reviendra en définitive à la population de cette région de se prononcer librement pour choisir son destin. Le rétablissement de la confiance, loin des démarches purement sécuritaires et militaires, permettra seul aux populations de retisser les liens rompus ou, au contraire, de se séparer à l’amiable dans le respect réciproque et sans insulter l’avenir. Une acceptation, par le Maroc, du droit du peuple sahraoui à l’autodétermination déboucherait inéluctablement sur une indépendance du Sahara Occidental. Mais une telle indépendance pourrait à son tour être dépassée par la formation d’un ensemble plus vaste, celui des Etats-Unis du Maghreb qui formeraient un seul ensemble politique. Cette démarche peut paraître utopique, du fait de la nature actuelle des régimes en place dans la région. Il s’agit pourtant de la seule voie possible si l’on entend éviter la guerre dans cette région.
Le droit d’autodétermination permet seul de savoir qu’elle est l’opinion de la population. La multiplication des mouvements armés et leur capacité à renverser la domination de l’Etat central sur toute une région, comme c’est le cas actuellement dans l’Azawed, constituent des indices tangibles d’un soutien de la population à une cause indépendantiste. Un tel soutien est-il majoritaire ? N’est-il pas contraint, des mouvements minoritaires mais armés exerçant des pressions sur les civils désarmés ? Seul l’avis librement exprimé de la population est en mesure de répondre à ces questions. Dans le cas contraire, la région sera amenée à s’enfoncer irrémédiablement dans le chaos avec tous les risques d’interventions militaires étrangères régionales (CEDEAO) ou extracontinentales (France, Etats-Unis…).
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