Par David Servenay
Rue89
22/09/2010
13H21
A peine débarqué ce mercredi matin de l'avion de Niamey, Maurice Freund, patron de l'agence aérienne Point Afrique et actionnaire de Rue89, nous a appelés pour raconter sa vision de la crise actuelle au Sahel. Et annoncer l'arrêt de cinq des six destinations desservies par l'agence. Une catastrophe économique pour cette coopérative, mais aussi pour toutes les zones desservies par ses avions. Entretien.
Quel bilan dressez-vous, après une semaine passée au Niger ?
Maurice Freund : C'est simple : en 2007, nous avons transporté 70 000 voyageurs sur l'axe Algérie, Mauritanie, Mali, Niger… où Point Afrique est le seul affréteur avec des vols hebdomadaires sur six destinations qui sont toutes menacées. Concrètement, je ne vais pas pouvoir continuer. Nous arrêtons tout. La seule liaison conservée est celle de Mopti (Mali), mais rien n'est sûr…
Je vais être obligé de licencier les trois-quarts du personnel de la société, on est une quarantaine actuellement. Nous ne desservons que cette zone, selon le principe d'être une coopérative de voyageurs où les bénéfices sont systématiquement réinvestis dans les économies des pays que l'on dessert.
Pourquoi étiez-vous au Niger ?
Je suis arrivé jeudi dernier pour aller à une intronisation d'un chef de tribu vers Agadez, au nord-est, vers la frontière algérienne, avec la plupart des chefs de tribus du sud algérien, pour les rencontrer. Je n'avais pas de crainte particulière. Sur le chemin du retour, en arrivant à Niamey, j'ai appris la prise d'otage à Arlit. Je suis retourné à Agadez.
A cette occasion, vous avez senti un changement dans l'opinion locale…
Il y a un changement d'ambiance générale, avec des fractions de jeunes touaregs, de 20-25 ans, qui rejoignent l'Aqmi (Al-Qaeda au Magreb islamique). Ils vont faire marcher les routes de la drogue. Le système touareg, du respect de la tribu et du père, disparaît peu à peu. Il y avait déjà des attaques de jeunes contre leurs pères, sur des convois d'oignons par exemple. Mais là, on a franchi un cap.
Eux-mêmes sont totalement surpris de l'évolution de ce phénomène. Cette gangrène s'installe petit à petit. C'est une réalité de terrain.
Aujourd'hui, j'estime que les groupes de l'Aqmi comptent entre 500 et 1 000 personnes.
A Point Afrique, nous avions la prétention de pouvoir être un des derniers remparts en créant de l'activité. Je vous donne un exemple : en 1996, selon les chiffres du Pnud [programme des Nations unies pour le développement, ndlr], le taux de prévalence de la pauvreté était de 58% dans le nord de la Mauritanie. En 2002, ce taux était tombé à 21%, grâce au tourisme.
Autour d'Atar, on a créé quelque chose en amenant 600 personnes par semaine. Un trekker fait vivre une famille entière sur la saison.
Vous aviez pris des mesures en matière de sécurité ?
La Mauritanie a commencé à chuter en 2007 avec la mort des quatre Français. Mais on a maintenu le cap. L'année dernière, nous avons pris des mesures pour assurer la sécurité avec des formations pour nos guides. Des anciens de la DST (Direction de la surveillance du territoire) nous ont aidés pour améliorer la sécurité. Cela a permis de nettoyer tous les faux guides.
On a aussi équipé nos guides de balises Argos, avec des procédures. Le principe d'une prise d'otages, c'est le déclenchement de la balise. Dès qu'elle sonne, l'armée et la gendarmerie peuvent intervenir très vite pour encercler les ravisseurs. Si vous attendez deux ou trois heures, c'est foutu.
Que pensez-vous de l'attitude d'Areva ?
Il y a un côté un peu arrogant chez eux. Mais ils avaient embauché le colonel Denamur, ancien attaché militaire à Niamey, comme chef de la sécurité. C'est lui qui a mis des Touaregs dans le dispositif de sécurité d'Areva. Et il a été remercié par Areva, sous la pression du gouvernement de Tanja, estimant qu'il favorisait trop les Touaregs. Le gouvernement l'a accusé de connivence. Or, cet homme connaissait parfaitement le terrain… Pourquoi n'ont-ils pas installé notre simple principe des balises Argos ?
Quid du gouvernement nigérien ?
Au Niger, ce n'est pas exactement la même problématique. Il y a une tension entre les gouvernants du sud qui ne font pas confiance aux populations du nord. Mais si les populations ne jouent pas le jeu en matière de sécurité, alors cela devient très difficile.
L'idée de faire des guides touaregs des agents auxiliaires pour la paix ne s'est pas réalisée. Aujourd'hui, c'est impossible, car il n'y a aucune confiance entre ces guides et l'armée nigérienne.
Quelle est la principale motivation des jeunes qui rejoignent l'Aqmi : économique ou idéologique ?
Pour la plupart, les jeunes sont attirés par l'argent plus que par la religion.
Dans tout l'est du nord Mali apparaissent des prêcheurs pakistanais. Ce ne sont pas des terroristes, mais ils enseignent le salafisme ou le wahhabisme, tout en faisant de l'action sociale. On apporte du savon, on construit une mosquée, un puits… Ils sont présents sur place, je les ai vus. C'est le long de la frontière malo-nigérienne.
Qui financent ces Pakistanais ?
On dit qu'ils sont financés par les Saoudiens. Ils ont des moyens en tout cas. Mais revenons au Niger : le problème de la gouvernance des gens du sud est essentiel. Sans compter que la rébellion touareg n'est pas vraiment éteinte. Cela peut se rallumer très vite.
Les chefs du Mouvement des Nigériens pour la Justice (MNJ) ont reçu des primes de Kadhafi, des sommes importantes qui n'ont pas été redistribuées. On les voit au volant de gros 4x4 tout neufs.
Chez les jeunes, cela créé des frustrations et des envies énormes. Les prises d'otages deviennent un vrai business, sans qu'il n'y ait plus d'alternative économique.
Dans ce contexte, Point Afrique entre dans une phase où nous risquons de devenir un pourvoyeur de prise d'otages. C'est pour ça que j'ai décidé d'arrêter cinq destinations sur six.
Au moment de l'affaire Germaneau, qu'avez-vous pensé de la déclaration du Président Sarkozy promettant des représailles ?
C'est une entrée en guerre qui se dessine. Les gens du Commandement des opérations spéciales (COS) sont à l'hôtel Gawey à Niamey. On est dans une phase d'escalade, il faut faire les bons choix. C'est très compliqué, car il y a aussi un problème de leadership dans la région, comme le souligne Jeremy Keenan, l'anthropologue britannique.
La politique du feu par le feu est condamnée : on risque une « somalisation » de la région. Plus les interventions extérieures augmentent, même si elles ont une légitimité, plus on prend des risques. C'est vécu comme une agression et une humiliation.
J'ai l'impression que cela n'est pas perçu par nos services de renseignement et par les politiques. Si on ne prend pas en compte cette dimension humaine, c'est condamné. Il faut penser à l'amélioration de la vie des populations. Sinon, c'est foutu sur le long terme…
Photo : Maurice Freund, le 22 septembre 2010 à Paris (Camille Garcia/Rue89)
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