Le long du Sud : le corps malheureux du nordiste
Kamel Daoud-Le Quotidien d’Oran
Plus on va vers le sud, plus le corps de l’habitant est moins contraint, contrit, coincé ou galvanisé par la culpabilité. On peut résister autant que l’on peut à la pente de l’exotisme du touriste, mais voir les targuis de Tam danser la nuit au festival international des arts de l’Ahagar est un plaisir. Là, le corps n’est pas encore contaminé par l’idée qu’il est fardeau ou un crime ou un obstacle entre soi et l’éternité. Les jeunes du coin dansaient avec un plaisir évident, sans la violence des fêtes du nord, habitués aux musiques et au désir, insouciants. Là, les idées n’ont pas tué le muscle et le poumon et courbé le dos vers la soumission, les kasma ont fait moins de mal et l’arabisation et les islamistes n’ont pas tout ravagé sur leur passage sinistre. Les gens ont l’espace logé à la poitrine, n’étouffent pas comme nous au nord, ne se sentent pas piégés, inquiétés et piétinés dans la sourde bousculade du nord. Ils sont eux-mêmes et résistent à l’avancé du nord tant bien que mal. Le corps au sud a moins souffert du vent et du sable que des idéologies qui avancent et tuent : islamisme, arabisme, nationalisme, chauvinisme. Il est encore plein de lui-même et pas des idées des autres sur lui. Il peut danser.Et c’est alors que l’on découvre, quand on vient du nord, ce que l’on a sur le dos depuis les premières années de l’école : le poids mort de son corps. L’histoire nationale vous reproche de ne pas l’avoir sacrifié à la guerre même si vous n’étiez pas né. Face au martyr qui n’a pas de corps, vous, vous êtes coupable d’en avoir un qui est bien nourri, qui ne mérite pas de vivre, qu’on doit justifier. L’islamisme rampant, celui de la barbe ou du cerveau vous crient ensuite que votre corps est sale : vous devez le laver, le cacher, l’enjamber pour aller à Dieu, le tuer en l’autre, le mépriser pour atteindre la pureté et le prendre de haut pour médire sur sa genèse, son désir et son plaisir. Les islamistes vous demandent alors de le trahir et de le cacher ou de le punir, s’en méfier, en avoir honte. Vous ne pouvez alors plus danser, le partager, l’offrir ou l’aimer et l’aimer en l’autre sans vouloir le posséder et le dominer pour mieux le nier.
Et du coup, habitant du nord soudain plongé dans le sable qui va jusqu’à l’étoile nue, vous découvrez ce qui fait souffrir aussi le nord : le corps et l’idée que l’on s’en fait. Les fêtes du nord se révèlent alors comme des moments de violences et de contraintes, le festival au nord y a le sens du débordement canaille et n’est régulé que par la matraque du flic, les noces sont une corvée mondaine, la danse une exhibition malsaine, le chant une plainte ou une rage et la joie une mauvaise sensation traquée de partout.
Vous découvrez ce qu’ont fait de vous les islamistes passifs, les kasma, le politique, l’arabisation, le vol de votre histoire, le manuel scolaire et le déni de soi. Vous découvrez qu’on vous a inculqué la honte de soi et du corps et que vous êtes malheureux. Tout l’Ahagar vous le dit, sans un mot.
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