Al-Qaida : les héritiers de Ben Laden
LE MONDE GEO ET POLITIQUE | • Par Christophe Ayad
Parfois, la lutte contre le terrorisme tient de la physique quantique. Al-Qaida est comme le chat de Schrödinger : parfois vivant, parfois mort, tout dépend du moment où on regarde dans la boîte (du chat) et de qui regarde. Au lendemain du raid d’Abbottabad, le 2 mai 2011, Al-Qaida est morte. Presque plus aucun cadre actif au moment des attentats du 11 septembre n’est en vie. En octobre 2013, elle est tellement vivante que les forces spéciales américaines ont mené simultanément deux raids en Somalie et en Libye en un week-end pour s’emparer de dirigeants de l’organisation terroriste ou de ses filiales.
Al-Qaida est morte mais elle est partout : là est la vengeance posthume d’Oussama Ben Laden. Il a légué une appréhension du monde à défaut d’une idéologie, un langage médiatique et une praxis de la violence qui ont fait florès du Sahel au Philippines, de la banlieue de Londres aux quartiers chics de Nairobi, en passant par Denver et Sanaa.
ORGANISATION AUX ABOIS
Al-Qaida, fondée en 1998, est une organisation aux abois mais une marque globale et planétaire : c’est dans l’interstice ouvert par ce paradoxe que se trouve la vérité d’Al-Qaida, partout et nulle part à la fois. Modèle copié et dupliqué à l’infini mais incapable de mettre en oeuvre son projet de renverser les pouvoirs musulmans impies pour les remplacer par un émirat islamique pur et dur.
Lorsqu’en 2011 Oussama Ben Laden est tué dans sa chambre à coucher, comme un vulgaire chef mafieux, et jeté aux requins de l’océan Indien, un coup fatal semble avoir été porté à Al-Qaida. La documentation, les innombrables courriers et les disques durs d’ordinateurs saisis révèlent un homme informé, suivant attentivement ses dossiers, réfléchissant à l’avenir de l’organisation mais incapable d’avoir prise sur la réalité, trop préoccupé par sa propre sécurité pour pouvoir donner des instructions. « Ben Laden avait un rôle symbolique et même politique, mais sa mort a été une perte symbolique plus que pour le fonctionnement de l’organisation, qui avait de toute façon changé de fonctionnement à partir de son expulsion d’Afghanistan fin 2001″, résume Dominique Thomas, spécialiste du mouvement djihadiste et chercheur associé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales.
Avant même le raid meurtrier d’Abbottabad, Oussama Ben Laden avait pu assister à l’écroulement de son projet en direct à la télévision : les révolutions arabes, encore dans leur phase initiale, donnaient le coup de grâce au projet d’un émirat islamique. De Tunis à Damas, en passant par Sanaa, Le Caire, Manama, Bagdad et même Mascate, les foules étaient descendues dans la rue non pas au nom de la charia ou de l’islam, mais pour la liberté, la dignité et la justice sociale. Des valeurs universelles aux antipodes de la charia et de l’émirat voulus par Ben Laden.
LA DIFFICILE RELÈVE POUR AYMAN AL-ZAOUAHIRI
Contrairement à Oussama Ben Laden, son successeur et ancien bras droit Ayman Al-Zaouahiri parle plus souvent qu’à son tour. Il multiplie les ihchadat (« orientations ») dans des vidéos mises en ligne par la « société de production » maison, Al-Sahab.« Ce que l’organisation a gagné en réactivité, elle l’a perdu en charisme », note Dominique Thomas. « Zaouahiri l’Egyptien n’a pas le prestige et la légitimité religieuse de Ben Laden le Saoudien de La Mecque », renchérit Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po et auteur de La Véritable Histoire d’Al-Qaida. Le charisme d’Abou Yahya Al-Libi, un prestigieux cadre libyen tué par un drone en juin 2012, manque cruellement à Zaouahiri, qui, emporté par son tropisme égyptien, a consacré pas moins d’une demi-douzaine d’interventions à retracer l’histoire de son pays, depuis le roi Farouk jusqu’à nos jours. Au point de lasser le public non initié.
Depuis son refuge des zones tribales pakistanaises, Zaouahiri peine à imposer ses vues, notamment aux djihadistes de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), qui ont opéré une OPA hostile sur la branche syrienne de l’organisation, le Jabhat Al-Nosra. Portées par le même objectif, les « filiales » d’Al-Qaida n’ont pourtant cessé de s’autonomiser par rapport à un noyau dur originel, contraint de se cacher et de communiquer par émissaires pour échapper aux redoutables frappes des drones américains au Pakistan.
Le noyau dur d’Al-Qaida – que l’on appellera par commodité Al-Qaida commandement général (AQCG) – ne compte qu’une centaine de membres actifs installés dans les zones tribales de l’Ouest pakistanais, essentiellement le Nord- et le Sud-Waziristan. Ayman Al-Zaouahiri entretient, avec les talibans pakistanais, une relation quasiment symbiotique. Acquis au djihad global, ces derniers ont même mené des opérations aux Etats-Unis, comme la tentative d’attentat à la voiture piégée à Time Square, à New York, en mai 2010. Ils entraînent, avec l’aide de mouvements périphériques comme le Mouvement islamique d’Ouzbékistan ou Lashkar-e-Taïba, de jeunes candidats au djihad venus d’Occident, comme ce fut le cas, semble-t-il, de Mohamed Merah, auteur des attaques meurtrières de Montauban et Toulouse en mars 2012.
LES TALIBANS SE MÉFIENT
Entre les talibans afghans et Al-Qaida, en revanche, les relations ont changé : « Ils ont appris la leçon du 11-Septembre, note Dominique Thomas, et ne permettront plus à Al-Qaida de mener une opération qui peut leur nuire sans en être informés. » Même en cas de victoire des talibans après le retrait américain d’Afghanistan en 2014,« Zaouahiri ne pourra plus subjuguer le mollah Omar comme le faisait Ben Laden »,prédit Jean-Pierre Filiu.
Faute de troupes et de liberté d’action, Zaouahiri en est réduit à lancer des appels aux « loups solitaires » en Occident et à s’approprier des combats locaux pour les inscrire dans la grille de lecture du grand djihad mondial : Somalie, Palestine, Syrie, Egypte, Libye, Mali, etc. Rien n’échappe à son périscope. « Mais dans les faits, il s’agit d’un effet d’optique », tempère Jean-Pierre Filiu. Zaouahiri ne dirige pas grand-chose à part la filiale yéménite, Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), née de la fusion des branches yéménite et saoudienne en 2009. « Ce sont les derniers orphelins de Ben Laden (dont la famille est originaire du Hadramaout, dans le sud-ouest du Yémen),explique Jean-Pierre Filiu. Ils entretiennent une relation filiale à la maison mère, dans tous les sens du terme. »
Les dirigeants d’AQPA sont en effet les derniers à avoir travaillé aux côtés du père fondateur. Ils sont nombreux, disciplinés, politisés, aguerris et savent mener conjointement un djihad local et des opérations d’envergure internationale. C’est l’artificier de génie d’AQPA, le Saoudien Ibrahim Hassan Al-Asiri, qui a conçu l’attentat manqué d’Umar Farouk Abdoul Mutallab, qui avait tenté de s’immoler à bord d’un vol transatlantique le soir de Noël 2009. Lui aussi qui a mis au point des cartouches d’imprimante piégées. C’est AQPA, aussi, qui édite le magazine en ligne « Inspire », vade-mecum du djihadiste mondialisé, fondé par le cheikh Anwar Al-Awlaki. Avant d’être tué par un drone américain en 2011, ce dernier avait radicalisé à distance le médecin militaire Malik Nadal Hassan, auteur de la tuerie sur la base militaire de Fort Hood, au Texas (13 morts en novembre 2009).
La capacité de nuisance d’AQPA est telle que les Etats-Unis ont fermé une vingtaine d’ambassades en août 2013 à la suite d’interceptions de communications entre Ayman Al-Zaouahiri et Nasser Al-Wahayshi, l’émir d’AQPA. Le contexte yéménite est favorable : un Etat faible, divisé et corrompu, un fort ancrage tribal, le repoussoir des frappes de drones américains.
La branche yéménite est la première à avoir tenté l’expérience de la « territorialisation » en s’emparant des provinces de Chabwa et d’Abyane de l’été 2011 à juin 2012. Pour ne pas apparaître en première ligne, AQPA a mis en avant une succursale intermédiaire locale intitulée Ansar Al-Charia (« les partisans de la charia »), qui a essaimé dans le sillage des révolutions arabes. « Les populations locales ont plutôt bien accueilli l’administration d’Al-Qaida, d’autant que l’organisation a fait preuve d’une certaine démagogie en supprimant les impôts qui frappaient les pêcheurs, par exemple, note Dominique Thomas. Mais quand l’armée yéménite est repassée à l’offensive avec l’aide de tribus locales, retournées et récupérées, en juin 2012, l’expérience a tourné à l’hécatombe. Elle a été très coûteuse en hommes et a nécessité la mise en place d’une administration. »
PAS DE MODÈLE DE GOUVERNEMENT TROUVÉ
Le bilan est mitigé : Al-Qaida n’a toujours pas trouvé la formule magique du modèle de gouvernement idéal. Etat ou califat, charia progressive ou immédiate ? Rien n’est tranché. Et, dès qu’Al-Qaida apparaît sur le devant de la scène, l’organisation s’attire une répression accrue.
Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) a tenté la même expérience dans le nord du Mali de juin 2012 à janvier 2013, dans une relative improvisation. Et sans plus de succès, comme semble le révéler un long courrier (découvert par RFI et Libération) d’Abdelmalek Droukdal, le chef d’AQMI, réfugié quelque part en Algérie, qui reproche à ses troupes de n’avoir pas su « gagner les coeurs » des populations locales, ouvrant ainsi la voie à l’opération « Serval », qui a durablement décimé les rangs d’Al-Qaida.
AQMI est une réplique miniaturisée d’Al-Qaida : une nébuleuse (allant du Mujao à Boko Haram en passant par les Signataires par le sang et Ansar Eddine) dont le chef, très isolé, a le plus grand mal à contrôler ses troupes à distance, à commencer par Mokhtar Belmokhtar, un dissident exclu pour déviationnisme mafieux mais qui apparaît aujourd’hui, avec ses Mourabitounes, comme la principale force combattante sur le terrain. Pour Dominique Thomas, Al-Qaida pourrait être tentée par un « retour à la sanctuarisation » après les échecs de la « territorialisation ».
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Tout dépendra de la tournure des événements en Egypte et surtout en Syrie, les deux fronts les plus prometteurs du djihad mondial. La Syrie, avec quelque 15 000 combattants répertoriés par les services de renseignement occidentaux, est l’avenir d’Al-Qaida. « Mais c’est aussi une terre de discorde », souligne Jean-Pierre Filiu. Les excès de l’Etat islamique en Irak et au Levant, qui réplique la dérive sanguinaire d’Al-Qaida en Mésopotamie sous la férule d’Abou Moussab Al-Zarkaoui de 2003 à 2006, sont en train de susciter un schisme au sein du mouvement qaidiste. En Irak, ils avaient provoqué, en réaction, la création des milices sunnites sahwa (anti-qaidistes).
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Le modèle et l’idéologie d’Al-Qaida se répandent incontestablement, mais l’organisation n’en profite pas, incapable qu’elle est de nouer des coopérations, comme par exemple entre AQPA et les Chabab somaliens, présents de part et d’autre du détroit de Bab Al-Mandab. La branche somalienne, dont le chef, Ahmed Abdi Godane, a fait allégeance à Al-Qaida en 2012, n’a toujours pas été adoubée par Ayman Al-Zaouahiri. Le mouvement somalien s’est montré jusqu’à présent trop « local », trop rétif à accepter la direction des cadres d’AQCG présents dans la Corne de l’Afrique, Saleh Ali Saleh Nabhan ou Fazul Abdallah Mohamed, tués respectivement en 2009 et 2011 et impliqués dans les attentats de Nairobi et Dar es Salam en 1998. L’attaque du centre commercial de Westgate et son retentissement mondial pourraient changer la donne… si Al-Qaida parvient à surmonter son racisme antinoirs originel. L’une des blagues favorites d’Oussama Ben Laden consistait à dire à ses recrues trop sombres de peau :« Toi, quand tu te feras exploser, même les vierges ne voudront pas de toi au paradis, tellement tu es moche ! »
Pour Al-Qaida, l’alternative à la « territorialisation » est la politisation. Après les révolutions arabes, des cellules d’Ansar Al-Charia ont essaimé au Yémen, en Egypte, en Libye et en Tunisie. Ansar Al-Charia est d’ailleurs un des noms que Ben Laden envisageait pour rebaptiser Al-Qaida, trop élitiste. « Ansar Al-Charia correspond à une tentative de former une base sociale », résume Dominique Thomas. Un courant à droite des Frères musulmans et des salafistes, mais aussi un sas entre le fondamentalisme et le djihadisme. Un sas qui fonctionne dans les deux sens : le sort de l’Egypte constitue un test essentiel à cet égard. Autant Ansar Al-Charia a pu contribuer à politiser des jeunes tentés par le djihad avant la répression anti-islamiste menée par l’armée égyptienne depuis juillet 2013, autant il pourrait servir à drainer la jeunesse salafiste révoltée vers la violence terroriste dans les mois à venir. D’autant que la péninsule du Sinaï offre un terrain idéal à l’enracinement d’Al-Qaida : des tribus bédouines hostiles au pouvoir central, des armes en abondance, une répression aveugle et des années d’épanouissement du discours djihadiste.
http://abonnes.lemonde.fr/international/article/2013/10/09/al-qaida-les-heritiers-de-ben-laden_3492324_3210.html
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