Si la pluie continue, les fraisiers seront en retard.

 
 
 
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A chaque attentat, c’est pareil. La même macabre et complexe routine se met en place. Les secours se ruent sur les lieux pour secourir ceux qui peuvent l’être, tandis que les services de police tentent, tant bien que mal, de préserver les indices de la scène de crime, de localiser les caméras de surveillance et d’identifier les témoins.
Dans les services de sécurité et de renseignement règne alors un étonnant mélange d’abattement (« Bon Dieu, on ne l’a pas vu venir, celui-là ») et d’excitation (« Bon Dieu, on va se les faire »), voire d’admiration (« Bon Dieu, ils sont forts, quand même »). Très vite, on met en place une cellule de crise, les meilleurs plumes sont chargées de rédiger des hypothèses, et on désigne quelques heureux que l’on dépêche sur place.
Si l’attentat a eu lieu en France, ils iront quémander aux policiers des bribes d’informations. S’il a eu lieu en Europe, ils auront sans doute plus de chance avec les policiers locaux qu’avec leurs cousins français. S’il a eu lieu dans une contrée plus lointaine, le charme vénéneux d’un service de renseignement devrait suffire à délier les langues. Et sinon, il y a toujours CNN ou les journaux utilisés par la place Beauvau, comme Le Figaro ou l’Est Républicain, pour apprendre deux ou trois choses. En dernier ressort, les plus capés pourront même jouer sur la fibre des promotions (INHESJ, IHEDN) ou des souvenirs communs (« Les volets rouges. Et la taulière, une blonde comaque, comment donc qu’elle s’appelait, nom de Dieu ? ») pour se faire narrer le dossier.
Et la presse s’en mêle – forcément. A la radio, à la télévision, des tables rondes s’organisent dans l’urgence, on invite de vieilles gloires ou d’authentiques escrocs, les rares universitaires pertinents, les spécialistes plus ou moins crédibles du monde du renseignement – avec le clin d’œil mystérieux de circonstance – ou les mythomanes aux CV bidonnés et aux placards emplis de cadavres.
Dans le même temps, les hommes politiques, sollicités ou désireux d’éclairer le monde de leurs puissantes analyses (« une attaque odieuse », « un acte particulièrement lâche », « des victimes innocentes », « une condamnation sans réserve ») inondent les rédactions de communiqués bien sentis. Parfois, sous le coup de l’émotion, le masque tombe et la bêtise apparaît dans sa cruelle nudité, comme en mars 2004 lorsqu’une ministre irlandaise avait appelé à des négociations avec Al Qaïda. Il n’y a rien de pire qu’un belliciste, si ce n’est un pacifiste bêlant.
Chez les hauts fonctionnaires dont le mandat s’arrête aux frontières de l’enquête, on rivalise d’idées : des réunions ad hoc à Bruxelles ? Ou à New York ? Un livre blanc ? Un article ambitieux dans Le Monde ? Ou, mieux, bien mieux, une réforme ambitieuse des services censée donner à la lutte contre le terrorisme un souffle nouveau ? C’est alors qu’interviennent les conseillers plus ou moins occultes, proches des ministres, de leurs prédécesseurs et de leurs successeurs, fidèlement liés à quelques nostalgiques de l’Occident chrétien disséminés dans quelques universités ou centres de recherche. Peu leur importe de craindre aujourd’hui ce qu’ils moquaient hier, car l’idée n’est pas tant de défendre le pays que leurs intérêts, leurs réseaux, leurs amitiés fraternelles et leur fraternité amicale.
Réformons donc les services. Après tout, notre histoire récente montre à quel point notre pays aime les réformes, avec quelle maestria il les conçoit, les met en œuvre et les mène à bien. Et s’agissant de la communauté du renseignement, le succès, salué par tous, de la création de la DCRI ne peut que nous inciter à ajouter encore un peu de désordre. Les menaces sont nombreuses, nous faisons la guerre au Mali et bientôt au Niger et en Libye, nous soutenons de toutes nos faiblesses la révolution syrienne, il est évidemment plus que temps de retourner la table et de secouer un peu plus une communauté dont on me dit que son moral n’est bien haut et qui tente de contrer des menaces dont la population et bon nombre de dirigeants n’ont pas idée - voire s'en moquent.
Réformons, réformons, c’est toujours plus facile que de simplement faire fonctionner des administrations qui, déjà soumises à des crises incessantes depuis plus de dix ans, ont plus besoin d’ajustements intelligents que de chocs technocratiques, qui plus est assénés avec la finesse et le doigté que l'on imagine.
Contrairement à des bien des idées reçues complaisamment entretenues par quelques uns (qui se reconnaîtront), le renseignement (intérieur, extérieur, civil, militaire, policier ou clandestin) est un art délicat qui n'aime rien tant que les procédures, les codes, les processus rodés. L'improvisation opérationnelle existe, naturellement, mais elle est le fait d'individus expérimentés, très éloignés des fantasmes et sans doute bien plus fascinants, qui n'agissent que dans des contextes très particuliers. J'en parle d'autant plus librement que je ne suis pas le plus à l'aise des hommes sur le terrain...
Il n'a échappé à personne, si ce n'est à quelques esprits un peu lents que l'on peut désormais juger perdus pour la cause, que la nature de la menace terroriste évolue. Evitons le terme de rupture, qui fait toujours penser à Sedan. Evitons également de clamer partout que les terroristes isolés sont une terrible nouveauté, puisqu'il n'en est rien.
L'histoire du jihad regorge de ces individus agissant seuls, de l'assassinat du rabbin Meir Kahane aux meurtres commis par Mohamed Merah, en passant par la tuerie de Fort Hood ou le kamikaze de Stockholm. Le terrorisme, soit dit en passant, est une activité bien solitaire, toute la question étant de savoir combien de temps on va se retrouver coupé du groupe.
Ne nous voilons donc pas la face, nous ne sommes pas au bout de nos peines, car non seulement la menace évolue, mais elle mute. Il faut, en effet, non seulement lutter contre des groupes organisés actifs au Maghreb, en Afrique sub-saharienne, au Moyen-Orient et en Asie du Sud, mais il faut aussi compter avec des cellules auto-générées sur notre sol et des individus agissant seuls, qu'ils aient été envoyés ou recrutés par des mouvements structurés ou qu'ils se soient radicalisés dans leur coin.
Depuis des années, chacune des opérations menées par cette dernière catégorie est l'occasion de découvrir que le ou les jihadistes étaient connus, réperés, identifiés, dûment fichés, et même que les plus chanceux d'entre eux avaient été approchés par les services intérieurs, toujours à l'affût d'une source bien placée. De tels faillites ne sont, elles non plus, pas nouvelles, et le FBI a même battu tous les records d'impéritie au cours de l'été 2001, le siège de Washington ne tenant pas compte des alertes envoyées par les bureaux de Phoenix ou de Miami.
La question, plus que jamais, n'est donc pas celle du recueil du renseignement, mais bien son exploitation, son analyse et son intégration à une politique plus vaste - quand il y en a une, ce qui n'est pas trop notre genre, admettons-le. Le fait que des terroristes connus passent régulièrement à travers les mailles des filets tendus, avec des moyens toujours plus importants, démontre, à mes yeux, deux choses.
En premier lieu, après vingt ans de lutte contre l'islamisme radical armé, ni ici ni ailleurs, comment lutter contre la radicalisation. Toutes les méthodes répressives ont été utilisées, des plus subtiles aux plus brutales, et elles ont donné d'authentiques résultats, mais elles n'ont pas eu, sur la durée, d'effet dissuasif et elles n'ont pas éteint l'épidémie. En attendant, donc, de concevoir une véritable stratégie, voire, pourquoi pas, une authentique politique, il faut s"interroger sur les raisons de ces échecs à répétition. Ceux-ci ne sont pas seulement tragiques en raison des pertes humaines, ils sont terribles, et c'est leur but, en raison des chocs politiques et sociaux qu'ils nous infligent. Surtout, ils sont effrayants par la vulnérabilité qu'ils mettent à nu.
Recrutés depuis le Pakistan ou le Yémen, radicalisés sur Internet ou par un imam du coin,  les jeunes hommes qui passent à l'action démontrent que nos milliards et nos cerveaux de plus en plus brillants sont faillibles. Je ne veux certainement pas dire qu'ils sont inutiles, quels que soient les services qui les emploient, mais ils sont loin d'être la muraille dont nous avons besoin, et que nos dirigeants nous vantent.
L'histoire de la stratégie nous a, à maintes reprises, montré que les défenses fixes sont inopérantes contre une menace évolutive. La croissance, incontrôlée, des administrations occidentales chargée de la lutte contre le terrorisme a donné naissance à des monstres technocratiques de plus en plus accaparés par leur propre gestion, engagés dans de complexes processus administratifs qui laissent de côté le coeur de leur mission. Nos services, malgré la bonne volonté de leurs membres, sont handicapés par leur immobilisme. Leurs capacités d'évaluation de la menace ont baissé, et la douloureuse affaire Merah a bien montré qu'il existait des faiblesses dans nos capacités d'analyse - et dans nos capacités à faire dialoguer les administrations et dans nos capacités à adapter rapidement nos structures à la menace.
Le constat est peut-être brutal, il va sans doute sembler excessif, et même injuste, mais force est de reconnaître que nos services souffrent d'une inquiétante inadaptation à la menace jihadiste telle qu'elle se manifeste. Les manques sont, ainsi, nombreux.
Que dire de l'absence plus que regrettable de relations sérieuses et suivies entre la communauté des services de sécurité et de renseignement et les services sociaux qui sont témoins des dérives vers le jihadisme ? Que dire du fossé persistant entre l'Etat et le monde universitaire ? Que dire de cette organisation administrative qui a évacué toute analyse globale de la menace et gère des pays au lieu de gérer des réseaux, pourtant plus internationaux que jamais ? Que dire de cette obsession, absurde et irresponsable, pour la rentabilité (laquelle, d'ailleurs ?) immédiate qui conduit à gonfler les statistiques et néglige le travail de longue haleine, le seul qui vaille, le seul qui paie, mais le seul qui ne flatte ni les carrières ni les égos ?
Au lieu de vouloir réformer les services après les drames de Woolwich, de Boston ou de La Défense, il serait plutôt temps de regarder la menace en face, de l'évaluer enfin, et de la gérer sans chercher autre chose que l'accomplissement de la mission. Et tant pis pour les paillettes.

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