Heureux comme des libyens à Paris28 octobre 2013
Porte de la Villette, juste de l’autre côté du périph, une résidence privée pour étudiants étrangers accueille cette année des pensionnaires bien inhabituels. Une délégation de jeunes Libyens, futurs professeurs de français dans une Libye post-révolution déterminée à s’ouvrir sur le monde après quarante-deux ans d’autarcie. Ils font partie des rares ressortissants de l’ancienne dictature à avoir la possibilité de sortir du pays. Sous Kadhafi, quasiment seule la tribu des Gdadfa(1) en avait le privilège. Le pays, à très fort potentiel touristique, n’accueillait pourtant que très peu de visiteurs, auxquels il était mal vu de parler, ce qui faisait de la population libyenne l’une des plus fermées au monde. «Arrivé en France, je voulais entrer partout, dans les églises comme dans les discothèques, pour voir à quoi ressemblent ces lieux bannis chez moi», raconte Abdallah, 28 ans, étudiant en français langue étrangère (FLE) à la Sorbonne Nouvelle. «Je voulais comprendre pourquoi les Français ne se sont pas convertis à l‘islam», avoue-t-il.
Des boursiers gâtés
Dans un français souvent inintelligible, il peine à décrire son expérience française et termine souvent ses phrases en arabe. Se sent-il capable d’enseigner la langue de Molière dans quelques mois? «Il m’a fallu une longue phase d’adaptation pour comprendre la France, un stage d’un an pour apprendre le français et l’enseigner est évidemment trop court», explique-t-il. En mai 1986, répondant à l’appel du «Guide», des étudiants de la Jamahiriya avaient brûlé des livres en français et en anglais, affirmant que la langue arabe était la base, la seule digne d’être enseignée si l’ont veut rejeter tout impérialisme. Les langues étrangères ont été supprimées de l’enseignement pendant vingt et un ans, et ce n’est qu’en 2007, année où le colonel planta sa tente au parc Marigny, qu’elles ont été réintroduites.
Arrivés en avril dernier, les 300 étudiants libyens, répartis dans plusieurs universités de France, avaient étudié quelques rudiments de langue française dans les universités libyennes, et ont décidé de faire de son enseignement leur métier. Depuis la chute de Kadhafi, les nouvelles autorités semblent avoir pris conscience du manque de compétences dans le pays et envoient des jeunes à tour de bras pour se former à l’étranger. Mohammed, Ibrahim ou Abdallah sont à Paris pour un an, tous frais payés rubis sur l’ongle par l’État libyen. Logés, ils perçoivent une bourse de plus de 800 euros pour les célibataires et de 1 200 euros pour les couples mariés. Largesses auxquelles les Libyens sont habitués. En effet, si la promotion de futurs professeurs compte 300 étudiants, ils sont tout de même venus à 800, car l’État prend aussi en charge les «accompagnateurs», femmes et enfants pour les homme mariés, ou même père ou frère pour les étudiantes célibataires, puisque une Libyenne ne peut quitter le pays sans caution masculine familiale. «C’est très peu, explique Abdallah, nous avons réclamé des augmentations auprès de l’ambassade, pour que les célibataires touchent 1 350 euros et que les familles touchent 1 900 euros. Nos revendications ont été approuvées, mais nous attendons toujours que la mesure soit appliquée.»
Piétiner Hollande impunément
Cette munificence de l’État, bien des jeunes du monde arabe en rêveraient. «Lorsque nous rencontrons des Égyptiens ou d’autres Maghrébins, ils nous prennent pour des immigrés et s’étonnent de nous voir là alors que l’État libyen gâte sa population», confie Abdallah. Maisons appartenant à ceux qui les occupent, selon les préceptes du Livre vert, électricité et eau gratuites… Ni les avantages financiers de la riche république pétrolière, ni même la promesse d’un emploi stable à vie n’arrivent à faire voir l’avenir en rose à ces jeunes. Si Abdallah affirme avoir l’intention de rentrer au pays après le stage, par loyauté envers l’État, qui lui a offert cette formation, Mohammed, 29 ans, lui, semble avoir fait un autre choix. «Où voulez-vous que je rentre? C’est le chaos en Libye, et il y manque surtout l’essentiel, la liberté», affirme-t-il. Liberté, c’est le mot qu’ils ont tous à la bouche. Les anecdotes les plus anodines en disent long sur le climat politique où a évolué la jeunesse libyenne. «Un matin, en prenant la ligne 7 pour aller à l’université, je cherchais le journal gratuit, mais je ne le trouvais pas. Arrivé au métro Place-Monge, en montant les escaliers, j’ai vu un numéro par terre, avec en Une la photo de François Hollande piétinée par les passants. Instinctivement, je l’ai ramassée, pliée et mise dans ma poche», raconte Mohammed. «T’avais plus de chances de voir un coran brûler dans une décharge que de voir la photo du “Guide” malmenée ainsi», commente Ibrahim, 31 ans, également étudiant en FLE et voisin de chambre de Mohammed. Il raconte comment il est entré dans Notre-Dame de Paris par erreur: «Je pensais que c’était un monument, mais lorsque j’ai réalisé que c’était une église, je suis sorti en courant.»Lui, ce qui l’a le plus impressionné en France, ce sont les trains et métros. «Il n’y a pas de chemins de fer en Libye, j’en étais absolument subjugué», explique-t-il, les yeux qui brillent. La liberté, en revanche, ne suscite que méfiance en lui. «Je n’arrive même pas à transposer une telle permissivité en Libye, je crains qu’elle n’engendre une anarchie pire que celle que connaît le pays aujourd’hui», avoue-t-il. «Ce n’est pas parce qu’il y a la liberté qu’il n’y a pas d’ordre, le reprend Mohammed. Franchement, ici tu t’arrêtes au feu rouge ou pas?» «Oui», répond Ibrahim. «Et en Libye, tu t’arrêtais?» «Non», répond-il, avant que les deux hommes éclatent de rire. Pas dupes sur la réalité de leur pays, mais longtemps privés des moyens de comprendre celle du monde qui les entoure, les jeunes Libyens commencent à peine leur longue marche vers la liberté.
Zineb El Rhazoui
1. Pluriel de Gadhafi, tribu dont le colonel Mouammar était originaire.
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