» Nous ne voulons pas notre indépendance, nous ne voulons pas de ce pétrole, nous voulons la sécurité », disent les « hommes bleus ».
Mains agrippées au volant, le colonel Albadi fixe la piste avec un sourire d’enfant. Le compteur affiche 140 km/h et le 4 x 4 Toyota file en ballottant sur les bosses et les nids-de-poule. Les passagers s’accrochent en bondissant. A chaque secousse, un cri fuse depuis la banquette arrière. « Saharrrra », crie un soldat. Sa voix est étouffée par le solo de guitare de Santana qui s’échappe du poste de radio. « C’est notre entraînement pour les courses-poursuites », affirme, malicieux, le colonel.
Deux militaires de la Katiba Tenere. La «brigade du Sahara», devant l’arche de Forzhaga, dans le massif de l’Akakus. | Photo Alvaro Canovas
Depuis que nous avons quitté l’asphalte, les voitures roulent plus vite et les yeux brillent. Voilà deux ans que ces Touareg n’ont montré leur désert à aucun étranger, et ça leur manque. A l’avant, sur le siège passager, un homme en turban vérifie le téléphone satellite. Ici, il n’y a plus de réseau portable, pas de point d’eau ni d’électricité à 200 kilomètres à la ronde. Les dunes et les plaines de roches coupantes s’étendent à perte de vue. L’homme au turban baisse le
volume de son iPod. « Nous, les Touareg, dit-il, nous sommes comme les faucons. Nous voulons la liberté à n’importe quel prix. » Puis, désignant la steppe, il ajoute : « Nous voulons le désert, rien de plus ! »
Quand la voiture ralentit, les nuages de poussière se dissipent, laissant apparaître un paysage à la beauté saisissante. A notre gauche s’élève un haut plateau, l’erg de Mourzouk, dont les vagues de dunes striées avancent en cascade jusqu’au Niger. A droite, les massifs crénelés du tassili des Ajjer se découpent dans un ciel bleu azur ; au-delà, c’est l’Algérie. « Ce sont des frontières naturelles », explique le colonel.
En suivant cette piste, nous pourrions atteindre le point d’intersection entre la Libye, le Niger et l’Algérie, une sorte de triangle des Bermudes du Sahara, à éviter absolument. Comme dans les westerns, l’entrée est signalée par un assemblage de cailloux au pied d’un arbre esseulé. On peut y lire : « Passe du Salvador. » Et comme dans un western, après cet écriteau règnent les hors-la-loi. Carrefour des trafiquants, cette passe sert de lieu de transit aux fronts mouvants du djihad. C’est par cette route que, fuyant le Nord-Mali, ils auraient rejoint leurs nouveaux sanctuaires : au nord, la région de Benghazi et au sud, le Darfour.
Le gouvernement libyen rechigne à équiper les troupes du sud
Deux cents kilomètres plus loin, face à l’Algérie, un drapeau déchiré flotte sur une bicoque. C’est le poste frontière d’Anay, tenu par la Katiba Tenere, l’une des brigades qui, pendant la révolution, ont combattu contre l’armée de Kadhafi et participé à la chute de Tripoli. Un soldat nous interpelle : « Ce drapeau libyen, c’est nous qui l’avons monté. Mais le gouvernement ne nous donne rien. Nous n’avons aucun moyen. Nous avons besoin d’aide ! De n’importe quel gouvernement ! »
En janvier dernier, à 600 kilomètres de là, toujours le long de la frontière algérienne, une vingtaine de terroristes auraient profité de cette absence de contrôle pour gagner l’Algérie depuis la Libye, puis prendre d’assaut le site gazier d’In Amenas. Le sergent chef Ibrahim Bakada, nouveau responsable du secteur, avait à peine trente hommes, cinq voitures et un téléphone satellite pour contrôler une frontière de plus d’un millier de kilomètres.
Si le gouvernement libyen rechigne à équiper les troupes au sud, c’est parce qu’il se méfie des Touareg. En pleine reconstruction, en prise avec les tensions vives à l’est dans la région de Benghazi, l’Etat libyen ne peut pas se payer le luxe d’une rébellion au sud. Or chacun sait que les Touareg n’ont jamais reconnu le tracé des frontières avec six pays différents qui, à la fin des années 50, a parcellé leur terre. Face à la menace séparatiste, Kadhafi avait tenté de mixer les populations du Sud, sans résultat. Il avait finalement réussi à aliéner cette population récalcitrante en la privant de ses droits à la citoyenneté et en diluant la culture touareg dans la culture bédouine, la sienne.
Pendant quarante-deux ans, dans les couloirs du Quai d’Orsay, ces Touareg injustement qualifiés d’« amis de Kadhafi » étaient appelés les « bidoun », un mot arabe qui signifie « sans ». Car sous le régime de la Jamahiriya, ils n’avaient pas droit à la citoyenneté. Minorité apatride, interdite de passeport et, donc, de sortie de territoire.
Depuis la chute du régime Kadhafi, le nouvel Etat libyen n’a apporté aucune modification à cette situation. La plupart des Touareg n’ont ainsi toujours pas droit à un passeport. Il leur reste ce désert qu’ils surnomment leur « espace Schengen ». Ils peuvent, certes, circuler librement du Tchad à la Mauritanie sans présenter de pièce d’identité, mais la promenade devient de plus en plus dangereuse.
Dans un contexte d’instabilité nationale, les Touareg pourraient se rebeller
« Comprenez bien, nous ne voulons pas notre indépendance, répète un soldat. Nous ne voulons pas de ce pétrole, nous le laissons. Nous voulons la sécurité ! » « Dans cette région, poursuit un de nos guides, celui qui règne dans un pays faible et pauvre n’a aucune chance de survie. Regardez le Mali. Aqmi est venu soi-disant en renfort pour soutenir la rébellion touareg, avec l’appui de grandes puissances. A peine libéré, l’Azawad a été colonisé par des djihadistes… C’est justement ce que nous voulons éviter. Si nous ne pouvons pas compter sur le pouvoir central pour nous protéger, quel choix avons-nous ? » Derrière le discours policé, pointe une menace. Si les tensions entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque tendaient à s’accroître, un nouveau front risquerait de naître au sud. Dans un contexte d’instabilité nationale, les Touareg pourraient former une alliance avec les autres tribus et se rebeller. Les autorités de Tripoli, focalisées sur les problèmes dans le nord du pays, ne semblent pas prêter attention à cette situation explosive.
Pourtant, à mesure que les habitants d’Ubari regardent les puits de pétrole flamber à l’horizon, ils se demandent pourquoi cet or noir continue d’alimenter les caisses d’un Etat qui les ignore. Une révolution n’a-t-elle pas eu lieu ? Ils pensent à ce qu’ils ont perdu et à ce qu’ils pourraient perdre encore. Ils n’ont plus que des armes et des soldats, et l’obsession de ne pas se laisser prendre dans le même piège que leurs frères maliens.
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