Ancien directeur à la Banque mondiale et à l’Agence française de développement (AFD), conseiller de plusieurs gouvernements africains, Serge Michailof est engagé depuis près de quarante ans dans les questions de développement. Dans son dernier livre,Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? (Fayard, 2015), il dresse un parallèle entre la situation au Sahel et en Afghanistan.
Vous craignez que de la crise actuelle au Sahel émerge un nouvel Afghanistan. D’autres Etats sont-ils susceptibles de s’effondrer comme le Mali en 2012 ?
La comparaison à laquelle je procède a été parfois jugée excessive. Pourtant je persiste et signe. Ces régions n’ont rien de commun sur les plans géographique, historique ou culturel, mais elles partagent de graves fragilités structurelles : une démographie qui va dans le mur, une agriculture en panne, une misère rurale dramatique – moins de 0,5 % d’accès à l’électricité –, pas de création d’emplois, une montée des tensions pour l’accès à la terre, à l’eau et aux pâturages, une aggravationdes fractures ethniques et religieuses, la dissémination d’armes légères et une immense faiblesse des institutions publiques, qui fait que l’Etat est absent dès que l’on sort des villes.
Notez aussi l’émergence de systèmes mafieux qui vivent de trafics (opium en Afghanistan, cocaïne et migrants au Sahel), la diffusion d’un islam radical qui se substitue à l’islam traditionnel tolérant, et enfin des environnements régionaux en crise entre Boko Haram au sud et la Libye au nord. Tous les pays sahéliens sont en situation de risque.
Selon vous, il faut s’attendre dans les prochaines années à une catastrophe humanitaire avec des conséquences qui s’étendront au-delà des frontières du Sahel…
Une telle catastrophe n’a rien d’inéluctable. Mais la poursuite des politiques actuelles conduit à une impasse. En priorité, il est illusoire de compter sur des forces étrangères, françaises ou autres, pour restaurer la sécurité. S’il est une leçon à tirer du fiasco occidental en Afghanistan, c’est que tôt ou tard, des forces étrangères sont perçues comme des forces d’occupation.
Le véritable enjeu n’est pas, comme l’annonçaient les Américains en Afghanistan, de « tuer les méchants », mais de répondre au désespoir d’une jeunesse sans capacité d’insertion économique ou sociale, travaillée par un islam rigoriste, et dont les meilleures perspectives se situent, objectivement, non dans une agriculture marginale, mais dans les trafics illicites contrôlés par des groupes armés.
Après « Serval » au Mali, la France a étendu ses opérations militaires avec « Barkhane ». La présence continue de soldats français au Sahel est-elle un facteur de stabilité ?
Le Sahel est constitué d’une série de poudrières autour desquelles circulent des groupes brandissant des torches enflammées. L’armée française tente d’éteindre ces torches avec les petits moyens qui sont les siens : 3 500 hommes sur une superficie correspondant à six ou sept fois celle de la France. Mais le cœur du problème est que seuls des appareils régaliens nationaux fonctionnels peuvent restaurer la sécurité. Cela implique de consolider ou de reconstruire non seulement les armées nationales mais aussi les gendarmeries, les administrations territoriales, les systèmes judiciaires. Or ces pays aux bases fiscales restreintes n’en ont pas les moyens.
L’aide n’y contribue pas ?
Les dépenses de sécurité de ces pays ont connu une rapide progression et représentent près de 4 % de leur PIB, ce qui demeure néanmoins très insuffisant, mais elles se font au détriment du développement. Cela conduit ces pays à une impasse sécuritaire, budgétaire, économique et sociale. Le malheur ici, comme en Afghanistan jusqu’en 2009, est que personne ne veut financer cette reconstruction des systèmes régaliens nationaux ou leur fonctionnement. Sans financement, il est illusoire de reconstruire, par la seule formation et la livraison de matériels comme nous le faisons actuellement, des institutions souvent corrompues, gérant leurs ressources humaines en fonction de critères ethniques ou clientélistes, payant leurs soldats de manière épisodique.
Le plus important est de s’occuper des poudrières. L’urgence est de créer massivement des emplois en concentrant les efforts sur les plus gros gisements potentiels que sont le développement rural et les activités du secteur informel urbain. Il faudra enfin traiter sérieusement la question démographique qui, comme la sécurité et l’emploi, a été oubliée par les agences d’aide.
En quoi la situation démographique au Sahel est-elle une exception historique ?
La transition démographique qui s’est généralisée dans le monde entier, caractérisée par une forte baisse de la mortalité des enfants et de la fécondité, est à peine ou même pas amorcée au Sahel. Par exemple, au Niger, le taux de fécondité est supérieur à 7 enfants par femme depuis des décennies. Ce pays qui avait 3 millions d’habitants en 1960 en aura plus de 40 millions dans vingt ans et entre 60 et 90 millions en 2050. Or, sur ce territoire largement désertique, où seulement 8 % de la superficie est cultivable, on imagine mal que, même dans le cas de l’hypothèse basse, 60 millions de Nigériens puissent vivre et se nourrir en 2050. D’autant que l’agriculture y est très fragile et menacée par le réchauffement climatique. Cette dynamique ne peut que provoquer des tensions considérables.
Ne faut-il pas surtout s’attendre à des migrations vers les pays voisins ?
Oui, mais dans les pays voisins plus riches, les migrations régionales s’ajoutent à un accroissement naturel important. La population ivoirienne a été multipliée par 6,5 depuis 1960, et le nombre d’étrangers qui y résident représente près du quart de la population totale. Si l’on appliquait ces ratios à la France, notre population serait aujourd’hui supérieure à celle des Etats-Unis, et les étrangers seraient plus nombreux que la population totale actuelle.
On comprend mieux ainsi l’ampleur des problèmes identitaires, ethniques, fonciers et politiques qui ont contribué à déchirer la Côte d’Ivoire. En 2050, le Nigeria devrait être le troisième pays le plus peuplé du mondeavec entre 350 et 400 millions d’habitants. Sera-t-il disposé à accueillir 30 ou 40 millions de Nigériens en plus, sans compter autant de Soudanais, de Maliens ?
Le Sahel est observé sous un prisme sécuritaire. Le problème n’est-il pas le fossé entre les attentes des populations et les politiques engagées ?
Les populations rurales demandent une amélioration significative et rapide de leurs conditions de vie, ce qui suppose des routes entretenues, une recherche agronomique performante, des services agronomiques et vétérinaires compétents, un accès aux intrants et à un matériel adapté, et puis l’eau potable, l’électricité, un système de santé qui fonctionne. Il n’y a rien d’extraordinaire dans ces demandes. Mais elles ne peuvent être satisfaites par les seules ressources fiscales locales, car les bases économiques actuelles sont trop étroites.
L’aide internationale doit donc jouer ici un rôle fondamental, ce qu’elle fait de manière inadaptée malgré les sommes considérables qu’elle consacre à ces pays. Cela par manque de coordination et de stratégie cohérente (il y a actuellement 16 stratégies Sahel définies par 16 organismes d’aide différents). D’abord, elle ne veut ou ne peut pas financer la sécurité, et, depuis trente ans, elle se désintéresse du développement rural. Au Mali, sur les 3,4 milliards d’euros promis à ce pays lors de la conférence d’octobre 2015, l’aide à l’agriculture et à l’élevage dont vivent 70 % de la population représente 3,7 % du montant !
Pourquoi appelez-vous à une réorientation de l’aide de la France vers plus de bilatéralisme ?
Notre politique d’aide au développement s’est complètement fourvoyée car les préoccupations d’affichage politique l’emportent sur le souci d’efficacité. Nous sommes heureux d’afficher une aide publique au développement de 10 milliards d’euros en y imputant pêle-mêle des frais administratifs, le coût des étudiants étrangers en France, des annulations de dettes, le montant des prêts consentis par l’AFD. Notre effort budgétaire effectif est en réalité de 2,8 milliards d’euros, sur lesquels nous confions chaque année environ 1,7 milliard aux institutions d’aide multilatérales, onusiennes et européennes, dont on a pu mesurer l’échec en Afghanistan.
Notre aide bilatérale est essentiellement consentie sous forme de prêts par l’AFD, qui en fait un usage judicieux mais qui ne peut prêter à des pays très pauvres qui ont bénéficié par le passé d’annulations de dettes. Au total, il ne nous reste que 200 millions d’euros de dons pour aider les seize pays les plus pauvres que nous considérons prioritaires et dont beaucoup sont hors Afrique, soit une douzaine de millions par pays. Ces montants sont ridicules.
Depuis des années, je plaide pour que l’on imite les Britanniques, qui concentrent leur aide essentiellement composée de dons bilatéraux sur un petit nombre de pays en difficulté. Ils affectent couramment à ces pays une centaine de millions de livres[130 millions d’euros] par an et exercent ensuite d’« amicales » pressions sur les agences multilatérales pour qu’elles participent au financement de leurs programmes. En pratiquant ce fléchage intelligent des ressources multilatérales vers leurs propres actions, les Britanniques sont capables de contrôler des montants d’aide de l’ordre du milliard de dollars annuel dans certains pays. C’est à comparer avec nos 12 millions… Cela leur permet d’avoir les moyens de leurs ambitions. Pourquoi ne pas les imiter ?
Les décideurs politiques ont-ils pris conscience du danger que constitue le Sahel ?
Je pense que l’inquiétude commence à remonter jusqu’aux instances de décision, mais que la vision est encore de court terme et focalisée sur les questions de sécurité et de terrorisme. L’imbrication forte avec les questions de développement est très mal identifiée et le problème leur semble devoir être traité par les grands organismes multilatéraux, auxquels les responsables politiques font encore trop naïvement confiance.