Le Congrès Mondial amazigh : histoire et revendications
Le 21 janvier 1997, le bureau mondial du CMA a décidé de convoquer son Assemblée générale constitutive pour les 27-30 août à Tafira (Las Palmas de Gran Canaria), initiative symbolique car elle marque l’appartenance des îles Canaries à Tamazgha, le territoire des Berbères, habitants autochtones de l’Afrique du Nord. Dans le contexte actuel de la décomposition irréversible du régime de Bouteflika et de ses parrains français, arabo-islamiques et internationaux, l’action du CMA, dont il convient de retracer ses origines, présente un grand intérêt dans la mesure où il propose une alternative culturelle et civilisationnelle alternative à l’intégrisme islamique et ouvre la perspective géopolitique de la création d’un Occident méditerranéen fondé sur l’égalité des peuples qui la composent (les 5+5) dans le respect de leurs particularités, pour créer un avenir commun.
Bref historique
La revendication berbère a toujours été inséparable des luttes menées contre le colonisateur français depuis la grande insurrection kabyle de 1871. La pacification des confins algéro-marocains, échappant au pouvoir du Makhzen, s’étale jusqu’au début du siècle et se poursuit par la conquête du Maroc. Le bloc berbérophone du bled es siba poursuivra la lutte et ne sera pacifié qu’en 1934, bien après l’écrasement de la République du Rif d’Abd el Krim (1925-1926) par les armées franco-espagnoles. Mais le relais avait été pris par l’Étoile Nord-Africaine fondée dans l’émigration ouvrière en France et au sein du mouvement communiste, où les militants et les cadres, majoritairement kabyles, suivirent Messali Hadj parce qu’il ouvrait la perspective de l’indépendance de l’Algérie et de l’émancipation sociale, politique et culturelle des peuples d’Afrique du Nord. C’est cette même aspiration qui se manifeste pendant la vague révolutionnaire qui submerge l’Afrique du Nord pendant les années 1952-1955.
L’État monarchique marocain qui émerge après l’indépendance s’appuie sur une armée royale, attentive à écraser les armées de libération du Rif, des Atlas et du Sud, qui exprimaient dans le bloc berbère homogène, les mêmes aspirations que le prolétariat urbain et la paysannerie pauvre, à constituer la Nation marocaine sur les principes de la "démocratie sociale" et politique. Il en est de même en Algérie, où l’État de Ben Bella-Boumediene, structuré sur l’armée des frontières n’est stabilisé qu’après l’écrasement des Kabylies pendant l’été 1962 puis en 1963-1964. Il fallait briser un mouvement qui s’était développé dans le cadre des wilayas II, III et IV qui avaient supporté tout le poids de la guerre et qui exprimaient les aspirations du peuple algérien à se constituer en nation souveraine et démocratique. C’est contre ces mouvements sociaux et identitaires, surgis des profondeurs de l’Afrique du Nord, qu’ont été menées les politiques d’arabisation, d’islamisation et de déculturation des populations par des États liés à l’impérialisme par le biais de la Ligue arabe. Ces États ont aussi mené des politiques de développement séparé qui n’ont fait que renforcer la dépendance alimentaire, financière et politique de ces pays. Ils se sont aussi déchirés sur des conflits frontaliers permanents (Sahara occidental- Maroc ; Libye-Tunisie, etc.)
En 1980, le printemps berbère contraint le pouvoir à ouvrir un espace démocratique en Algérie. Des centaines d’associations émergent alors qui associent les revendications sociales et politiques à celles de l’identité berbère. Dans le contexte de la crise ouverte au sein de l’État, après la mort de Boumediene, un mouvement culturel se développe. Il s’exprime par un renouveau de la poésie, de la chanson, du théâtre, de la littérature, de la linguistique, l’anthropologie et l’histoire. Il pose aussi le problème des libertés démocratiques, d’un développement de l’économie et des institutions dans le cadre unifiant de Tamazgha. Le caractère culturel et démocratique du renouveau berbère s’est affirmé avec d’autant plus de vigueur qu’il s’opposait au fondamentalisme islamique, instrumentalisé par les pétro-monarchies du Proche-Orient, pour se maintenir au pouvoir.
Deux exemples :
● Au Maroc, l’association culturelle Amazighe Tilelli (liberté) est co-organisatrice avec la confédération des travailleurs (CDT) du défilé du 1er mai 1994 et, c’est derrière des pancartes en langue amazigh que défilent des milliers de travailleurs. La répression s’abat sur les dirigeants de Tilelli mais le 10 juillet, le roi accorde sa grâce et dans son discours du 20 août, il juge "impératif" d’introduire "au moins au niveau du primaire, un enseignement des différents dialectes marocains". La presse rappela alors que son grand père parlait berbère, que la mère de l’actuel prince héritier était berbère comme la plupart des épouses de la dynastie alaouite, originaire du Tafilalet, le pays berbère du Haut-Atlas.
● En Algérie, les Commissions nationales du mouvement culturel berbère (M.C.B) lancent en 1994 un boycott de l’école algérienne, largement suivi par toute la Kabylie. Pour désamorcer ce mouvement, le président Zeroual rend, le 2 août 1995, un décret instaurant un Haut-Commissariat à l’Amazighité (HCA). Prenant acte de cette décision et tout en formulant de nombreuses réserves, les Commissions Nationales diffusent «une lettre aux enfants du boycott" pour saluer "la dynamique collective amazighe manifestée durant neuf mois d’une action populaire qui restera un exemple de lutte pacifique dans un pays où les problèmes politiques se traitent par le deuil et la mort."
C’est dans ce contexte que se placent trois évènements importants :
1. La rencontre de Genève sur les Droits des Peuples Autochtones, en 1994. Avec la décision prise par la délégation représentant le monde amazigh de créer une structure internationale, pour porter la question berbère au niveau des instances internationales.
2. La rencontre de Douarnenez (Bretagne) en été 1994, dans le cadre du Festival du Cinéma de Douarnenez consacré aux peuples minorisés dont la 17e édition fut dédiée aux peuples berbères. Avec la mise sur pied d’un groupe de travail chargé de tenir un Congrès mondial amazigh en été 1996, dans un pays à déterminer. Pour le préparer dans les meilleures conditions, la délégation de France fut chargée d’organiser dans ce pays et dans un délai d’un an un pré-congrès. 3. Le discours prononcé par Hassan Id Balkassm au nom des ONG des peuples autochtones d’Afrique devant l’Assemblée Générale des Nations Unies, le 8 décembre 1994, à New York.
Les préparatifs du précongrès
À partir du 29 octobre, la délégation de France constituée en association de 1901 (Comité de France pour la préparation du Congrès Mondial Amazigh : CFPMA) définit ses objectifs : Pour les pays d’origine : 3 a) constitutionnaliser la dimension amazighe dans la définition identitaire de chaque pays ; b) faire inscrire dans les textes officiels, aux différents systèmes en place "le berbère langue officielle et nationale" Pour la diaspora : a) œuvrer pour que le berbère soit pris en charge par les institutions de l’enseignement ; b) œuvrer pour que le berbère soit reconnu langue européenne non territoriale. Le quota des délégués a, par ailleurs, été ainsi établi : Afrique du Nord et Sahel : Maroc (45), Algérie (26), Tunisie (2), Libye (1), Iles Canaries (2), Mauritanie (2), Mali (3), Niger (3), Burkina-Faso (2). Europe : Irlande (1), Angleterre (2), Norvège (1), Suède (2), Danemark (1), Pays Bas (3), Belgique (2), Allemagne (3), France (10), Espagne (2). Amérique : Canada (3), USA (3). Tout au long de l’année, d’innombrables réunions se tiennent, des dizaines de textes sont élaborés, des journaux, revues et brochures faisant le point sur la question amazigh sont rédigés. Parmi eux : ˗ un numéro spécial de la revue de l’Association Issalan n temoust (touarègue) et Ass-a, supplément de l’association Tamazgha consacré à la question de l’Azawad (touaregs et Maures) ; ˗ une épaisse brochure des Imazughen de Libye ; ˗ une dizaine de journaux et revues des Canaries, du Maroc et d’Algérie. En juillet, plusieurs associations se réunirent pour élire et définir les mandats des délégués au Congrès C’est ainsi que 14 associations représentant toutes les régions du Maroc, regroupées dans un Conseil National de Coordination (CNC) adoptèrent une déclaration commune avant d’élire leurs délégués. D’une manière générale, tous les délégués furent élus par des assemblées générales amazighe de chaque pays. C’est ainsi que le délégué libyen fut élu par une assemblée de 3 000 présents. La représentativité effective des délégués de ce pré-congrès, comme nous l’avons vérifié dans la commission ad hoc, a témoigné de la force du mouvement qui s’est développé en profondeur, la dimension culturelle et identitaire se chargeant d’un contenu social et politique radical.
Le précongrès
Les 1, 2 et 3 septembre 1995, une centaine de délégués venus d’Afrique du Nord-Sahel, d’Europe et d’Amérique ont tenu à Saint-Rome de Dolan (Lozère) le précongrès mondial Amazigh. La séance est ouverte, le samedi 2 septembre par le discours du président du CFPMA, Mabrouk Ferkal qui salue les délégués et retrace les conditions laborieuses de la préparation du précongrès. Après l’élection du bureau du Congrès, une trentaine de délégués ont présenté leurs associations et les résolutions adoptées. Le débat très large qui suivit manifesta la vive intention des délégués d’aborder la question amazighe en lui donnant sa dimension culturelle mais aussi sociale, politique et institutionnelle. La forte intervention des délégués touaregs sur la répression permanente dans l’Azawad donna une impulsion nouvelle à la discussion générale. Elle se poursuivit dans le cadre des cinq commissions traitant des problèmes des langues, de l’enseignement et de la culture, de l’histoire, des questions économiques, sociales, politiques et institutionnelles. Les commissions travaillèrent le samedi soir et le dimanche. La réunion plénière du dimanche soir qui se prolongea jusqu’au lundi matin aboutit à l’adoption d’une résolution 4 générale. Elle désigna une direction chargée de publier les travaux et de préparer le Congrès Mondial Amazigh.
La plupart des observateurs ont souligné les points forts de ces journées : la représentativité des délégués, la préparation minutieuse des documents, la qualité des interventions, l’acceptation du libre débat, l’organisation impeccable du séjour et des travaux, la responsabilité des délégués qui ne s’engagèrent dans aucune polémique et renvoyèrent en commission, les questions délicates comme celle de la langue berbère commune, de son enseignement et de son écriture. Ils ont aussi noté que les délégués avaient conscience de vivre un moment historique, d’où la convivialité des repas, les nombreux échanges de journaux et des adresses, la photo de tous les délégués prise sur le perron de l’hôtel et le chant-hymne entonné avec ferveur par tous les délégués dans la salle du restaurant, le dimanche.
En conclusion, le précongrès de Saint Rome de Dolan a marqué une étape significative dans la marche des peuples d’Afrique du Nord, en très grande majorité berbères, par delà la diversité des langues et des histoires, à se constituer en un ensemble homogène. Organiser un Congrès Mondial Amazigh extraordinaire dans la situation présente, constituerait un évènement de dimension internationale.
Jacques Simon