« Le Mali hier démocratique s’est effondré. Avec lui c’est l’Afrique qui de nouveau a vacillé. Et c’est l’étrange climat de tourmente né avec le siècle qui s’étend toujours davantage », constate Thierry Perret, ancien correspondant de RFI en Afrique de l’Ouest, dans son dernier essaiMali, une crise au Sahel. Depuis le putsch du 26 mars 2012, poursuit-il, rien n’est plus comme avant dans la bande sahélienne « au cœur de l’actualité du terrorisme » et de « la menace intégriste portée par les mouvements politico mafieux ».
« Il a suffi du contrecoup de la guerre « juste » menée par les Occidentaux en Libye » puis de « la rapide déroute militaire malienne » en janvier 2012 pour que deux mois plus tard l’armée décide de « laver son honneur derrière le capitaine Sanogo » et « précipite la chute du Mali ». Un pays qui, rappelle-t-il, se préparait à aller voter le 29 avril lors d’un scrutin auquel le président sortant, Amadou Toumani Touré, ne comptait pas participer.
Parallèlement, le « Nord-Mali – un territoire grand comme la France – est conquis en quelques jours par la convergence de la rébellion touareg et des groupes d’Aqmi ». Et pendant « que s’installent pour durer les « fous de Dieu » du Sahel », le Sud « encore libre (…) se déchire les derniers bouts de gras de la république de Bamako » où « une classe politique devenue toupie s’adosse à des militaires d’opérette », déplore notre confrère.
C’est dans ce « Cocktail Malitov », après onze mois d’occupation par les jihadistes, que le nord du Mali sera « libéré » en janvier 2013 par les militaires français, permettant, huit mois plus tard, en juillet, l’élection d’Ibrahim Boubacar Keita. Mais si l’engagement français [dont ce livre n’est pas l’objet] a mis fin à la descente des groupes terroristes sur Bamako, il a eu des conséquences à géométrie variable dans un pays toujours sourcilleux en matière de souveraineté. D’autant que « la solution militaire n’a pas mis fin à la crise ».
Pourquoi un putsch, pourquoi à ce moment-là « dans ce pays réputé pacifique et stable (…) qui présentait au contraire de tant d’autres les apparences d’un Etat engagé dans une transition démocratique encourageante », interroge l’auteur qui, pour redonner « chair et historicité au Mali », met en perspective l’actualité qui s’est emballée et l’histoire - à commencer par celle de la transition démocratique entamée en 1991.Pointant au passage la responsabilité dans les deux dernières décennies des stratèges du développement, disciples de la « gouvernance », il centre sa réflexion sur ce qu’il appelle « l’illusion malienne » née de cette révolution démocratique. Il n’y aura « pas de solution à la crise malienne, écho et réceptacle d’un conflit d’envergure international, sans recomposition d’un Etat et d’une communauté politique », dont ce livre s’attache à démontrer à quel point ils étaient précaires.
« Jeune journaliste, je m’étais enthousiasmé pour cette révolution malienne qui mettait fin à deux décennies d’un régime répressif. Une révolution qui pour une fois ne fut pas trahie par les hommes en treillis », confie Thierry Perret, témoin de l’ouverture au multipartisme et de la libéralisation de la presse dont il a rendu compte dans de précédents ouvrages. ATT était devenu « presque un mythe en Afrique », rappelle-t-il. Vingt ans plus tôt presque jour pour jour, ce chef des commandos paras de la Garde présidentielle avait déposé le dictateur Moussa Traoré avant de remettre le pouvoir aux civils, porté par la révolte de la jeunesse. En 2002, il avait troqué « l’uniforme pour d’amples boubous » et succédé lors d’une alternance jugée démocratique au président Alpha Oumar Konaré - celui-là même à qui il avait remis les clés du Palais de Koulouba à la fin de la transition au terme des premières élections pluralistes du Mali.
Présent à Bamako fin 2011, Thierry Perret décrit un ATT « épuisé », qui égrène le bilan de son second mandat tel un « chef de chantier » pour ses vœux de Nouvel an. « Bamako change, note l’auteur. On a beaucoup construit ces dernières années » : bâtiments, routes, ponts, unités industrielles… Mais ses détracteurs retiennent plutôt que leur président n’a fait aucune mention de « l’agitation des populations arabes et surtout touareg du nord du Mali,cette vieille plaie » que l’on croyait refermée au début des années 2000. En son temps, son prédécesseur Alpha Oumar Konaré avait lui aussi eu à faire des compromis en signant le Pacte national d’avril 1992, parvenant à réduire progressivement la rébellion touareg, rappelle l'auteur qui fait une synthèse pointue de ce conflit dont l'origine tient autant aux mutations du commerce trans-saharien qu'aux visées coloniales de l'époque.
Mais en ce début 2012, on reproche à ATT d’avoir beaucoup trop temporisé. Notamment les mois précédents, en accueillant devant les caméras ses « frères » maliens rentrés au pays : quelques centaines de combattants touaregs intégrés dans l’armée libyenne qui ont rejoint le Mouvement de libération de l’Azawad (MNLA) - les mêmes qui sont passés à l’acte le 17 janvier à Aguelhok sous la houlette de l’ancien colonel Mohammed Ag Najim, rappelle l’auteur. Il a fait de même avec les autres factions qui se sont créées, notamment Ansar Eddine - de l’ancien chef rebelle Iyad Ag Ghali, fraîchement rallié aux jihadistes -, un groupe proche d’Aqmi qui a opéré de nouveaux enlèvements d’Occidentaux à Hombori et Tombouctou…
« Sanogo n’est qu’un symptôme »
Laxisme, collusion, corruption, la classe politique malienne n’a pas de mots assez durs pour qualifier le régime déchu au lendemain du putsch. Une classe politique décrite elle aussi dans sa déliquescence lors de l’éclatement de la crise, plus attirée par les prébendes que par le bien commun. Mais la crise est générale. Beaucoup de Maliens ont été désemparés par la faible riposte de leur armée en janvier, surtout quand ils ont compris, après la diffusion sur internet des images du massacre d’Aguelhok, que le gouvernement n’avait pas donné à ses propres soldats les moyens de se défendre…
De retour à à Bamako en août 2012, Thierry Perret constate que la bière continue de couler dans les bars. Mais la préoccupation numéro un reste le chômage, et la crise qui a mis « l’économie en lambeaux ». Un « tableau très dangereux » dans un pays déjà classé parmi les plus pauvres du monde et où « la masse des nouveaux déclassés » est prête « à toutes les aventures, y compris celle de l’islam radical ». Sans oublier celle de la migration dont on sait combien elle est apparue suicidaire. Outre les dérives - dont l’agression en juillet du président de transition, Dioncounda Traoré, qui « a valu à cet homme soutenu par la communauté internationale mais peu aimé au Mali une sympathie nouvelle », il note le ralliement des responsables politiques et de certains intellectuels aux putschistes à travers le Front du refus (FDR) : comme Oumar Mariko, ce leader du mouvement estudiantin des années 1990 aujourd’hui à la tête du parti Sadi, ou l’altermondialiste Aminata Dramane Traoré, pour qui « Sanogo n’est qu’un symptôme ».
Les pro-putsch, « déçus sincères de la démocratie », alliés aux « jeunes sans avenirs » ou aux « politiciens affamés que le pouvoir n’a pas encore nourris » se retrouvent sur le même terrain que « les nostalgiques de l’ancien régime, autrement dit de la dictature, si les mots ont un poids », fustige-il. Et il s’étonne que Cheikh Modibo Diarra, nommé Premier ministre de la transition avec l’aval des militaires, et candidat à la présidence en son temps, soit présenté régulièrement d’astronome « de renommée internationale » par « le tourniquet des médias ».
Pour ce haut-fonctionnaire interrogé, « Cheikh Modibo Diarra, c’est l’Etat UDPM », l’Union démocratique du peuple malien, le parti unique du général Moussa Traoré dont ce dernier est parent. Et de s’interroger sur la « vision nouvelle de la démocratie malienne, pourtant arrachée de haute lutte en mars 1991, désormais taxée de démocratie « en trompe-l’œil », minée par la corruption et les arrangements au sein de l’élite politique ». Les Maliens auraient-ils oublié les acquis de la démocratisation, « quelque imparfaite ou partielle elle fut » ?
Dans une partie intitulée « Rétro-révolution », l’auteur analyse « l’exception malienne », dressant le bilan de la gestion de l’Etat. Celui d’Alpha Oumar Konaré « a été très controversé au Mali », rappelle-t-il. Sa priorité, la réforme de l’éducation, ne s'est pas révélée positive. Un héritage qui s’est aggravé sous les deux mandats d’ATT, qui plus largement a laissé le champ libre aux associations caritatives et autres confréries pour prendre en charge les fonctions régaliennes que sont la santé, la sécurité et l’éducation. C’est ainsi que des écoles coraniques ont fleuri un peu partout pour pallier ses carences.
La « vision » d’AOK, d’inspiration panafricaniste, était de bâtir les fondements de « l’intégration, au moins au plan régional ». Pour cela, il a mis en place « une décentralisation administrative (qui devait passer, ndlr) par le dialogue et une approche concertée avec les populations ». Mais le résultat de cette politique, c’est un Etat « sous-administré et miné par la petite et la grande corruption », de surcroît impuissant à « englober la question du Nord et du statut particulier » des régions concernées par la « décentralisation poussée », constate l’auteur. Et de citer le directeur du quotidien L’Essor, Souleymane Drabo, affirmant que de surcroît « l’opinion malienne n’a (…) jamais accepté de voir tant de fonds se déverser sur les trois régions du Nord, alors que le sous-équipement est partout »…
Le Mali n’a pas fini de faire son bilan des années d’ouverture. Le grand artisan de la mise en œuvre de la décentralisation, Oumar Sy, la juge aujourd’hui « inachevée (…) faute de ressources ». Reste qu’au final, « le minimum d’accès aux services sociaux élémentaires n’est toujours pas assuré un demi-siècle après l’indépendance », conclut Perret. Panafricanisme, intégration et décentralisation : un grand écart que l’Etat n’a su ni jouer ni digérer...
Remontant le temps, il analyse les fondements de l’administration du Mali depuis l’indépendance. Et de rappeler que « la notion d’Etat fort est à la naissance même de la République du Mali ». Avec Modibo Keita, le premier président du pays, le « rêve désamorcé de la Fédération du Mali » s’est transformé en nationalisme frileux et en bureaucratie matinée de socialisme étatique, dont a hérité le régime autoritariste du général Moussa Traoré.
Aujourd'hui, remarque l'auteur, un autre conséquence de la déroute de l’Etat, qui s’est accentuée sous ATT avec la privatisation à l'extrême des affaires publiques, c'est la progression d'un sentiment communautaire « peu imaginable » quelques années plus tôt.« Les artisans de l’indépendance malienne ont valorisé parfois à l’excès les grands empires de l’histoire du Mali ». Mais le modèle ne fonctionne plus car « l’heure est à une schématisation ethnique très orientée (...), le communautarisme mandingue ».
Autant de questions qui sont toujours d’actualité pour l’actuel président Ibrahim Boubacar Keita, confronté lui aussi à l'épineuse question de la décentralisation, qui se trouve au cœur des pourparlers d’Alger en cours... Au final, Mali. Une crise au Sahel est un livre de référence... qui se lit comme un polar.
Mali. Une crise au Sahel, par Thierry Perret. Paris, éditions Karthala, avril 2014. Collection Terrains du siècle. 234 pages. 18 euros.