C’est une occasion exceptionnelle qui s’offrira à tous les amateurs de musique touarègue d’assister au concert de Lalla Badi et de Tinariwen le 13 décembre 2014 à Paris. L’écrin majestueux des Bouffes du Nord répondra certainement aux exigences du décorum que les Touaregs affectionnent pour les grandes occasions, et sans aucun doute, ce concert en est une. Invitée du groupe culte des Touaregs qui finit sa tournée fleuve Emmaar (la brulure) par cette date, Lalla Badi, si elle est peu connue en Occident, est une figure de la vie culturelle du monde touareg. Souvent primée en Algérie, elle s’est déjà produite à Paris en 2003 avec sa troupe Issekta (Souvenir) et dans plusieurs festivals internationaux consacrés aux musiques du monde depuis 1973. Elle est la marraine du style musical qui a révolutionné la culture saharienne il y a plus de 40 ans et dont les Tinariwen portent depuis haut et fort les couleurs dans le monde entier.
Du haut de ses 75 ans, elle incarne le dynamisme artistique touareg contemporain et est une actrice majeure de son renouvellement esthétique et musical. Originaire de la région frontalière de Timyawin (Algérie), comme les membres fondateurs des Tinariwen, elle a surtout marqué sa génération et les suivantes lors des soirées musicales qu’elle organisait à Tamanrasset, dans le quartier des Touaregs maliens, Tahaggart –shoumera, regroupés ici en diaspora depuis les années 60.C’est tout autant par la maitrise de son art, l’élégance puissante de son chant que par son rôle social extraordinaire qu’elle devient l’égérie des Touaregs des années 70 et 80, les jeunes années des Tinariwen, foisonnantes de chansons et de mélodies . Depuis, elle n’a cessé de chanter chez elle, à Tahaggart où le puits du quartier porte son nom, et où son esplanade de tendé a laissé place à un hôpital.
Le tendé et l’iswat sont les deux répertoires typiquement féminins de l’art du chant touareg. Si Lalla Badi incarne l’excellence du tendé, ces deux genres constituent l’héritage musical majeur des Tinariwen qu’ils ont adapté à la guitare, transcendé et sublimé. Le tendé est un genre festif, joué lors de célébrations multiples comme les mariages, les baptêmes, mais tout aussi bien pour le goût de la fête et des retrouvailles (takoubelt) que les nomades affectionnent lors de l’hivernage lorsque le bétail dispose de pâturages et d’eau en abondance et que les campements se fixent. En milieu rural, il est performé sur l’esplanade du lieu-dit de la fête : un groupe de femmes se regroupent autour du tendé, un mortier tout à fait usuel sur lequel on a tendu une peau régulièrement arrosée d’eau, et la soliste entame un cycle de chants posés sur le beat enlevé de la percussion du membranophone et le clappement des mains syncopé des autres femmes. Dans un tendé accompli, des cavaliers montés sur leurs dromadaires forment un carrousel autour des femmes qui continuent de jouer, la soliste de chanter, alors que le rythme du tendé et celui des pas des montures ne forment plus qu’un.
L’iswat est un genre plus confidentiel, nocturne contrairement autendé, et plus mélancolique, réservé aux jeunes gens, que ce soient les artistes ou l’audience. Toutes les grandes chanteuses detendé se sont formées avec la pratique de l’iswat dans leur jeunesse. Originellement c’est un genre a capella mais qui tend de plus en plus à être accompagné d’une percussion (tendé ou bidon) et / ou de guitare. Surtout, l’iswat se caractérise par un chant lead féminin et d’un chœur d’hommes (issigdalen) qui tient la ligne de basse. On retrouve cet harmonique décisif et caractéristique dans les guitares de Tinariwen et de tous les jeunes artistes qui ont adoptés leur style de jeu à leur suite. Enfin, c’est la puissance mélancolique et mélodique de ce répertoire qui domine et son dépouillement esthétique. C’est le répertoire où la fibre nostalgique de la poésie chantée touarègue s’exprime avec force.
Lorsque Lalla s’installe à Tahaggart, dans la banlieue de Tamanrasset qui n’est encore qu’un village, au début des années 1970, il n’y a que deux maisons et beaucoup de désolation dans les tentes alentours. La diaspora nord malienne, fuyant une situation répressive dans le Nord du Mali ou les sécheresses successives, s’y installe progressivement. Ouvrant sa maison aux familles sinistrées, elle va prendre l’habitude d’organiser des soirées de tendé, où la bienséance est de mise, dans ce quartier encore mal perçu par les natifs de la région. Elle sera la première à importer le style musical des Touaregs maliens dans le sud algérien qui finira par dominer largement tous les autres, confirmant sa suprématie artistique. Les tendé de Lalla d’ailleurs ne vont pas tarder à emporter l’adhésion de toutes les communautés de Touaregs, à Tamanrasset comme ailleurs au Sahara, grâce aux cassettes qui sont enregistrées à Tahaggart. Les jeunes Tinariwen sont là bien sûr et tout en défrichant les possibilités d’un nouveau son à la guitare, peaufinant leurs messages, ils continuent grâce à elle leur éducation musicale et culturelle alors que le déracinement frappe toute leur génération. Avec ces cassettes, Lalla va aussi participer à la prise de conscience collective des Touaregs, sur les crises sociales et politiques qu’ils traversent pendant toutes ces années, et que les premières chansons de Tinariwen confirment de façon radicale, dès la fin des années 70 et plus encore pendant la décennie suivante. A sa façon, elle chante la vie et les aventures desishumar qui circulent aux quatre coins du Sahara et dont géographiquement Tamanrasset est le centre névralgique. Les jeunes s’arrachent ses cassettes et font des milliers de kilomètres pour la voir chanter. De même que, dix ans plus tard, la même passion collective sera catalysée et incarnée par les Tinariwen dont les chansons accompagneront la rébellion de 1990 au Nord du Mali après l’avoir annoncée avec leurs cassettes auto produites, dupliquées, transportées, écoutées par toute leur génération.
Alors que le groupe atteint son apogée saharienne au début des années 90, le syncrétisme du tendé-guitare se concrétise : Lalla et les Tinariwen performent ensemble dans quelques soirées et les cassettes de l’époque témoignent de la « modernisation » dutendé ou de la veine « traditionnelle » de la guitare des Tinariwen. Les deux genres cependant ne s’excluent pas et se renforcent mutuellement. Lalla a depuis bien longtemps intégré un guitariste dans sa troupe Issekta alors que ses « enfants » parcouraient le monde avec leur guitare et la mémoire vive de sa voix.
C’est donc un moment unique que nous offre le bien nommé festival World Stock – La musique des Mondes : des artistes aguerris par plus de 40 ans de performances, aux destins artistiques communs, au firmament de la maitrise de leur art, hérauts de leur culture coulée dans un apparat élégant et chatoyant, des performers hors pairs et réunis enfin sur une même scène européenne : la diva du tendé et le groupe culte de la guitare touarègue.
Nadia Belalimat, Anthropologue.
Pour ceux qui ne pourront assister au concert des Bouffes du Nord, ils auront la chance de pouvoir les entendre le dimanche 14 décembre à Paris à l'occasion de La Grande Fête touarègue de l'Association Telilt à partir de 17 h à la Salle Olympe de Gouges, 15 rue Merlin, 75011 Paris.
Métro : Voltaire, Père Lachaise, Philippe Auguste / Bus : 61 ou 69. Entrée et participation libre
http://blogs.mediapart.fr/blog/nadia-belalimat/111214/la-musique-touaregue-la-source-lalla-badi-et-tinariwen-aux-bouffes-du-nord-le-13-decembre-2014