Le XXIe siècle entre dans sa deuxième décennie et, loin de connaître la paix, la planète n’a semble-t-il jamais été autant en guerre. Mais cette dernière, nous disent les experts, est en pleine mutation. La professionnalisation et la robotisation sont à l’ordre du jour, comme le prouvent les conflits en Irak et en Afghanistan. Et, troisième composante de cette métamorphose, la sous-traitance prend une importance croissante. La guerre est désormais affaire de contrats passés avec des sociétés privées, qui se mettent à gérer des pans entiers d’activités autrefois dévolues aux forces armées, comme la protection des lignes de communication et des axes de ravitaillement, la sécurité des personnalités, et même de certains sites stratégiques.
Dans
Histoire des mercenaires (de 1789 à nos jours)[Tallandier, 2011], Walter Bruyère-Ostells brosse un tableau très complet de cette transformation. Et il rappelle que c’est en Afrique qu’est née la première société militaire privée (SMP) d’importance:
Executive Outcomes, fondée en 1989 par Eeben Barlow, ancien officier sud-africain d’une unité d’élite spécialisée dans la lutte contre la guérilla.
L’Afrique est extrêmement sensible à la question des mercenaires.
Le carnage au Congo dans les années 60 est encore dans toutes les mémoires, ainsi que le rôle des unités spéciales rhodésiennes et sud-africaines du temps de l’Apartheid, ou encore l’intervention massive des Cubains (qui n’étaient pas à proprement parler des mercenaires) en
Angola. A tel point que l’Organisation de l’unité africaine (OUA, aujourd’hui l’Union africaine) avait ratifié une
Convention sur l’élimination du mercenarisme en Afrique, laquelle semble être restée lettre morte.
En effet, dans les années 90, Executive Outcomes se retrouve sur tous les fronts, du
Liberia et du
Sierra Leone à l’Angola, où ces mercenaires d’un nouveau genre affrontent leurs anciens alliés de l’Union nationale pour l'indépendance totale de l'Angola (Unita), mais aussi ailleurs dans le monde, jusqu’en Papouasie occidentale, où ils participent, aux côtés des forces indonésiennes, à une sanglante opération destinée à libérer des otages. A cette époque, on voit apparaître de nombreux émules de la société sud-africaine, des entreprises britanniques comme Aegis, ou américaines comme MPRI et Blackwater.
Commerçants et corsaires
Mais Walter Bruyère-Ostells opère une distinction entre les SMP qui interviennent dans toutes les zones de conflit, en Afrique, en Asie centrale, mais aussi dans les Balkans de 1991 à 1999. Si certaines vendent leurs services aux plus offrants, comme Executive Outcomes, d’autres fonctionnent plutôt comme des «corsaires». Autrement dit, elles fournissent des prestations aux Etats dont elles sont originaires. C’est plus particulièrement le cas des entreprises américaines.
Ainsi, en 1993-1995, MPRI, dirigée par d’anciens membres de l’US Army et de la CIA, se charge de la formation et de la préparation au combat de l’armée croate, pour le compte de Washington, qui ne pouvait alors avoir l’air d’agir directement en soutien d’un des belligérants en ex-Yougoslavie. Ces conseillers américains auraient été pour beaucoup dans la mise au point de l’opération Tempête, qui a abouti à l’expulsion des Serbes des Krajinas, l’exemple le plus massif de nettoyage ethnique de toute la guerre.
En Irak, Blackwater, qui entretient des liens sulfureux avec le Pentagone et le secteur pétrolier américain, obtient les marchés de la sécurité privée, servant littéralement de force d’appoint aux GI’s déployés sur le terrain.
Entre-temps, impliquée dans des affaires louches, Executive Outcomes met la clé sous la porte. D’après Eeben Barlow, cité par Walter Bruyère-Ostells, «des milliers d’anciens soldats et d’anciens policiers d’Afrique du Sud affluent vers les zones déstabilisées par des conflits […]. Ce vide [celui laissé par la première SMP de cette importance, la sienne] fut rapidement comblé par des sociétés internationales et sud-africaines faisant exactement la même chose que nous».
Au point qu’aujourd’hui, les SMP sont devenues un élément incontournable des interventions occidentales sur des théâtres extérieurs, au même titre que les drones de combat. En Irak, ces sociétés aligneraient en tout près de 50.000 hommes. On peut véritablement parler d’armées privées, gérées non plus par des condottieri sans foi ni loi, mais par de «respectables» conseils d’administration.
Incontrôlables Affreux
Quelle est la valeur réelle de ces troupes? Apparemment inégale. Si les «contractants» sud-africains furent manifestement appréciés tant par la population que par les fonctionnaires internationaux en Sierra Leone, il n’en va pas de même des hommes de Blackwater en Irak, accusés de se comporter en soudards nerveux de la gâchette, et coupables de nombreux incidents armés. De plus, ces sociétés ont de plus en plus tendance elles-mêmes à «sous-traiter». Une fois installées, elles créent des filiales qui recrutent des effectifs sur place. Ce fonctionnement en cascade ne peut être que dommageable en termes de fiabilité, les personnels engagés n’ayant bien souvent qu’une formation rudimentaire, et défendant parfois des intérêts locaux.
Plus généralement, il est reproché aux SMP d’intervenir dans des conflits où les retours sur investissements sont toujours juteux, liés à des ressources qui font l’objet de toutes les convoitises: pétrole, gaz naturel, or et diamants, par exemple. Et bien souvent, ces entreprises ne sont là que parce que de grandes sociétés transnationales ont besoin d’elles.
Mais est-ce pour autant la fin du mercenariat «à l’ancienne»? Dans son livre, Walter Bruyère-Ostells souligne que la ligne idéologique et psychologique est parfois ténue entre les hommes qui travaillent pour les SMP, ceux qui servent dans les sociétés «corsaires», les authentiques Affreux, et les volontaires, héritiers des brigades internationales, idéalistes ou aventuriers attirés tant par la perspective d’une cause à défendre que par le désir de vivre plus intensément.
En Libye, des mercenaires dans les deux camps
La guerre de
Libye semble d’ailleurs regrouper un peu tous les cas de figure. Les forces de Kadhafi comptent ainsi de nombreux Tchadiens, mais aussi des Touaregs, présentés comme des «mercenaires» par les rebelles. Ces combattants, engagés volontaires, touchent certes une solde alléchante, mais beaucoup sont également là parce qu’ils estiment que leurs pays d’origine doivent quelque chose au colonel Kadhafi, qui a considérablement investi en Afrique subsaharienne dans les années 2000. En face, des SMP, discrètes, auraient été signalées du côté des rebelles. Leur rôle et leur identité restent flous, mais il est possible qu’elles représentent une forme d’intervention au sol qui permet aux armées occidentales de ne s’occuper que de la partie aérienne de la guerre, confiant peut-être l’encadrement des rebelles et la sécurisation des arrières à ces sociétés.
La privatisation de la guerre est rarement bon signe, car elle est symptomatique d’un désengagement des autorités centrales, qui cèdent la responsabilité de la conduite d’opérations militaires à des intervenants privés dont les motivations sont forcément sujettes à caution. De nos jours, elle est la conséquence d’un retour à la professionnalisation des forces armées. Un peu partout en Europe, le service militaire disparaît, l’armée, de citoyenne, devient une force composée de contractuels qui, passé trois, cinq ou dix ans, préfèrent exporter leur savoir-faire à un meilleur prix. Jusqu’au moment où, à l’issue d’une crise économique ou de l’éclatement d’une bulle financière quelconque, les commanditaires se retrouveront dans l’incapacité de payer. Que se passera-t-il alors? Les contractants, déjà difficiles à contrôler, redeviendront-ils des «Ecorcheurs», reformeront-ils de Grandes Compagnies qui terroriseront des régions entières, comme l’avaient fait les Affreux au Congo?
Quant à ces derniers, s’ils n’ont plus grand-chose à voir avec leurs ancêtres des années 60 et 70, anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale et des guerres de la décolonisation, ils n’en sont pas moins là. Des mercenaires étrangers, Biélorusses, Serbes, voire Ukrainiens, toucheraient des salaires confortables pour aider les troupes de Kadhafi à résister aux rebelles. Leur expertise, incontestable, expliquerait même pourquoi les frappes occidentales peinent à faire plier le colonel.
Finalement, en ce XXIe siècle désormais bien entamé, peut-être la guerre n’a-t-elle pas vraiment changé de visage, n’en déplaise aux experts. Disons plutôt que, selon le camp dans lequel on se trouve, elle présente un visage différent. Ce qui a toujours été le cas, depuis que l’homme a décidé un jour qu’exterminer ses semblables était encore le meilleur moyen d’assurer sa propre survie.
Roman Rijka