Ghat, Libye – Des centaines de familles touaregs sont installées dans un campement sordide au cœur d'un chantier de construction à Ghat, une ville située près de la frontière algérienne au sud de la Libye, dans le Sahara. La plupart de ces familles ont fui Ubari, une ville à 250 km à l'est que les combattants ont assiégée en septembre.
Ubari, qui se situe près du gisement de pétrole d'el-Sharara, le deuxième plus grand du pays, a vu naître un affrontement fratricide entre Touaregs et Toubous, deux tribus indigènes du sud. L'enjeu de la lutte est la propriété des terres et, par extension, le contrôle des gisements de pétrole et des axes transfrontaliers lucratifs.
Ibrahim, un ancien soldat touareg de 42 ans qui a servi dans les forces de l'ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, se tient sur des béquilles empruntées devant une clinique de fortune établie dans le chantier de Ghat. Il a reçu une balle dans la jambe et sa maison a été incendiée pendant les affrontements d'Ubari. Assise ses côtés se trouve Almina Mohammed ; son fils de 13 ans, Barka, a reçu une balle perdue dans le dos et récupère de ses blessures. Ils attendent que la violence prenne fin à Ubari.
« Ici, il n'y a pas d'essence, et donc pas de services municipaux », a commenté Mohammed Sidi Regadi, médecin bénévole. Il fait un geste vers les enfants qui jouent dans le sable, à l'extérieur des sinistres rangées d'habitations en parpaings. Il n'y a pas l'eau courante et l'approvisionnement en électricité est sporadique. De la nourriture et du plastique en décomposition sont entassés à proximité.
Ghat, une colonie touareg historique de près de 25 000 habitants, est un lieu réellement isolé. L'Algérie a fermé son passage frontalier et renforcé la sécurité le long de sa frontière depuis la révolution libyenne en 2011, tandis que la piste d'atterrissage de Ghat est fermée. A Ubari, les tireurs d'élite bloquent la seule route défoncée qui relie Ghat à la ville et au reste de la Libye.
Le long de cette route désertique du sud-ouest de la Libye se trouve également la déviation qui mène au Niger ; cet axe est emprunté par les candidats à l'immigration illégale vers l'Europe en provenance des pays d'Afrique subsaharienne, mais aussi par les trafiquants qui transportent les armes saisies après la chute de Kadhafi en 2011. On soupçonne également les miliciens islamistes d'utiliser cette route pour aller combattre au nord-est.
Dans cette lutte pour les richesses et le pouvoir qui se propage à travers la Libye, les conflits locaux sont désormais soutenus soit par le gouvernement « Dignité » de Tobrouk, reconnu par l'Egypte, les Emirats arabes unis et les Etats occidentaux, soit par les forces d'« Aube de Libye » et leur gouvernement de Tripoli, dont les principaux alliés sont la Turquie et le Qatar.
« Le problème, c'est l’agenda politique », déclare Mohammed Senoussi, un ancien de la tribu toubou qui s'est installé dans la ville voisine de Mourzouq lorsque sa famille a dû quitter Ubari avec d’autres habitants. « L'objectif des Touaregs est de contrôler la ville et le gisement de pétrole. »
Au cours des décennies que Kadhafi a passées au pouvoir, les deux tribus ont fait l'objet de manipulations et de discriminations. Les Touaregs, également installés dans les pays voisins (Niger, Algérie et Mali), ont souvent été enrôlés dans les forces de sécurité de Kadhafi. Les Toubous, localisés principalement au Tchad, ont été marginalisés, surtout après la perte par la Libye de la bande d'Aozou, désormais sous la souveraineté du Tchad, dans les années 1990.
Attirés par la promesse de voir reconnaître la totalité de leurs droits faite par Kadhafi pendant la révolution, les combattants touaregs se sont largement ralliés au gouvernement, alors que les Toubous se sont principalement rangés du côté de la rébellion.
« Une nouvelle page »
Les forces d'Aube de Libye, menées par les vainqueurs de la révolution en provenance de la ville côtière de Misrata, au nord, sont maintenant dans le sud-ouest du pays pour sécuriser les gisements de pétrole et les frontières et assurer la stabilité. Elles ont conclu une alliance avec leurs adversaires, les Touaregs, au détriment de leurs anciens alliés, les Toubous.
« Nous ouvrons une nouvelle page avec les Touaregs », a indiqué à Middle East Eye Mohammed al-Durat, un commandant des forces d'Aube de Libye dans la ville méridionale de Sebha. « Nous avons promis de ne pas les attaquer et de les aider. »
Le 5 novembre, les forces d'Aube de Libye ont soutenu les combattants touaregs lors de la prise du gisement de pétrole d'el-Sharara, qui était défendu par les Toubous et les Zintans. Aube de Libye maintient désormais sa présence sur le site et contrôle un poste de renseignements à Germa, près d'Ubari.
Le gisement d'el-Sharara, capable de produire 300 000 barils de pétrole par jour (bpj), a fait l'objet d'un partenariat entre la Libye et des entreprises étrangères dont le groupe pétrolier espagnol Repsol et le Français Total. Le site est maintenant fermé, son pipeline ayant été saboté par les Zintans, qui luttent contre les forces d'Aube de Libye au nord-ouest depuis qu'ils ont perdu l'aéroport de Tripoli au profit de leur adversaire l'année dernière.
Avec la fermeture d’infrastructures, telles que le terminal d'al-Sidra, suite aux combats, la production de pétrole de la Libye est tombée à environ 320 000 à 350 000 bpj, un chiffre qui contraste fortement avec le pic observé après la révolution (1,6 million de barils par jour).
Sheikh Ali Jeli est un ancien de la tribu touareg en charge des négociations de paix à Ubari. « La révolution a rendu les Toubous plus forts », a-t-il expliqué à Middle East Eye. « Ils viennent d'une autre partie du pays mais aussi du Tchad. Ils ont pris le contrôle des gisements de pétrole et ont dit aux Français qu'ils s'en occupaient. »
Assis autour d'un feu en buvant du thé, les gardes-frontières touaregs, qui sont pour la plupart d'anciens soldats de l'armée de Kadhafi, sont chargés de surveiller les contrebandiers qui transportent des migrants subsahariens, de la drogue et des armes. Leur poste est pris en sandwich entre le massif montagneux de l'Akakus d'un côté et la longue frontière avec l'Algérie de l'autre. Ils attendent que les forces de Misrata, qui ont promis de les fournir en armes, véhicules et radios, tiennent leur engagement.
La communauté touareg ne consent pas unanimement à cette alliance. Cette semaine, les anciens de la ville auraient condamné la piste d'atterrissage de Ghat en y plaçant des rochers dans le but de dissuader Aube de Libye d'y faire atterrir des chargements militaires.
Un couloir pour les miliciens ?
La frontière sud-ouest de la Libye, en particulier l'intersection avec l'Algérie et le Niger, est identifiée comme un couloir pour les miliciens islamistes affiliés à des groupes tels qu'Ansar al-Charia et al-Mourabitoun, qui passent la frontière pour rejoindre le front au nord-est du pays, où s'opposent l'alliance d'Aube de Libye et les forces de l'opération Dignité.
Ce mois-ci, les troupes françaises basées au Niger ont entamé une opération de répression contre les miliciens sillonnant la frontière libyenne. Leur présence militaire près de la frontière, soutenue par des drones de surveillance américains, exacerbe les tensions locales.
Alors que les Toubous ont lancé l'alerte à plusieurs reprises au sujet d'une présence d'al-Qaïda dans le sud du pays, bon nombre de Touaregs les accusent d'embellir la vérité pour en tirer un avantage politique.
« Je ne pense pas que les Français entreront en Libye car ce sera dur pout eux », a déclaré Edal Abu Baker Issa, un chef militaire touareg. « Selon moi, c'est à ce moment-là que commencera ce qu'on appelle le "djihad". »
Geoffrey Howard, spécialiste en analyse de risques pour le cabinet de conseil Control Risks, estime que les Etats-Unis et la France cherchent pour le moment à contenir tout débordement des violences en Libye. Il ne pense pas que les pourparlers de paix en cours à l'ONU permettront de résoudre les conflits locaux en Libye.
« Les groupes belligérants connaissaient la ligne rouge : ils l'ont franchie en endommageant les sources de richesse du pays. Face à ces troubles, les principales richesses stratégiques sont désormais extrêmement vulnérables », a-t-il expliqué. « Personne n'est en train de négocier un accord. Chaque camp pense pouvoir gagner plus en poursuivant le combat. »
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