Les troupes françaises se retirent du Mali, les programmes d'aide sont en cours et des élections organisées en juillet. Pourtant, la crise a révélé la faillite du modèle de développement et d'une démocratie « de façade », s'inquiète l'économiste Joseph Brunet-Jailly. En n'abordant pas les problèmes de fond, le Mali et la communauté internationale risquent de voir resurgir les mêmes problèmes, notamment les combattants d'Aqmi.
Le travail est fait et bien fait, les terroristes ont été refoulés et leurs bases détruites, l’accueil du président Hollande à Tombouctou est encore dans tous les esprits. A Bruxelles, les donateurs se sont montrés plus généreux que ne l’espérait le Mali. Le retrait des troupes françaises est commencé, les élections auront lieu en juillet et tout rentrera dans l’ordre. D’ailleurs le programme de relance présenté à Bruxelles par le Mali n’est qu’une version à peine époussetée des plans qui, depuis des décennies, prétendent lutter contre la pauvreté et pour la croissance au Mali. Il suffirait donc de reprendre les vieux dossiers et le cours normal de l’aide, comme si la crise n’avait pas été assez grave pour révéler la faillite du type de développement proposé au Mali depuis son retour dans le système de l’aide, et aussi la faillite d’une certaine forme démocratique qui n’a jamais convaincu les foules et dont l’opinion semble ne plus vouloir.
Il est vrai que, au Mali, aujourd’hui comme début 2012, les innombrables partis se préparent à une compétition électorale entre d’innombrables candidats, dont aucun ne présente un programme. Rien de grave ne se serait passé en 2012, ni depuis vingt ans : seule la presse, qui fait son mea culpa, traite désormais clairement de la « démocratie de façade » au Mali ; on veut croire contre toute évidence que la vie politique peut reprendre son cours normal. Le discours qui s’adresse à l’extérieur présente les six prochains mois comme une étape décisive, où il faudrait financer essentiellement la campagne agricole et la rentrée scolaire, une étape à gagner grâce à des financements d’urgence qui permettraient que le Mali reparte d’un bon pied.
Tant à l’Union européenne qu’aux Nations unies, on prépare des programmes de financement d’une hypothétique sortie de crise, on avance des chiffres en millions d’euros, tantôt pour le Mali seul, tantôt pour l’ensemble des six pays sahéliens (Sénégal, Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Tchad). Quel sens y a-t-il, comme le font certains, à parler d’un Plan Marshall pour le Sahel, alors que la volonté de vivre ensemble (au Mali) comme la volonté de coopérer au-delà des frontières (pour l’ensemble des pays sahéliens) ne sont rien moins qu’assurées ? S’agit-il vraiment avant tout d’une question d’argent, alors que le Mali a déjà été pendant des décennies le « chouchou » de l’aide, alors qu’il n’a aujourd’hui aucun dessein d’avenir, et que son administration est trop faible et trop corrompue pour qu’on puisse lui faire confiance ? S’agit-il vraiment d’une question d’argent dans les pays voisins, alors que des mêmes causes on doit craindre les mêmes effets ?
Car cette vision de la situation est totalement irréaliste pour deux raisons essentielles.
- D’abord, même si l'opération Serval a repoussé les djihadistes et autres groupes armés (vers les pays voisins ? vers le sud de la Libye ?), et détruit une partie de leurs retranchements et réserves, les armées africaines ont (et auront dans les mois à venir) bien du mal à contrôler l’ensemble du territoire regagné sur les groupes rebelles, qui ont déjà choisi de continuer la lutte par des attentats ; car ni Al Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) ni les chefs de guerre qui travaillent pour leur propre compte n’ont abandonné l’idée de tirer parti d’un contexte si favorable à leurs activités ; plus grave, l’armée française et les armées africaines ne veulent pas voir les représailles et autres exactions où s’engage l’armée malienne ; par conséquent, alors qu’aucune des causes militaires et sociales de l’explosion n’a été traitée, des faits nouveaux accroissent chaque jour les tensions, rancœurs, vengeances, fractures au sein de la population.
- En second lieu, la situation politique à Bamako est toujours aussi dangereuse, avec un Président dépourvu de légitimité politique, un capitaine Sanogo qui n’a pas renoncé à tirer le maximum d’avantages personnels de son putsch et qui intervient quand bon lui semble avec ses amis de la Sécurité d’Etat, un gouvernement qui navigue au jour le jour, et des partis politiques qui n’envisagent les élections que comme un moyen de placer leurs dirigeants au pouvoir ; là encore, aucune des causes de l’effondrement de l’Etat n’a été traitée, aucune des causes du discrédit dans lequel est tombée la classe politique aux yeux de l’opinion n’a été abordée, aucun dirigeant politique ne s’aventure à formuler un diagnostic et un programme de sortie de crise, aucun dialogue politique sur les conditions du retour à la paix n’a été entrepris, aucune responsabilité n’est établie, aucune justice n’est demandée.
Ainsi, les étrangers pèsent de tout leur poids en faveur d’un replâtrage de façade, organisé à la va-vite ; c’est dire que les conditions sont réunies pour que, même si l’étape électorale de juillet était franchie (ce qui est de plus en plus douteux, comme en témoignent les dénégations répétées des autorités maliennes et le redoublement des pressions françaises et européennes) et franchie sans incident (ce qui n’est pas encore démontré), les problèmes ressurgissent très rapidement ensuite. Ces problèmes naissent de deux échecs massifs de la modernisation du Mali :
- malgré l’importance de l’aide qu’il a reçue, malgré la docilité du Mali à suivre les conseils et injonctions des bailleurs pendant deux décennies, malgré l’apparence démocratique que se donnait le pays, l’Etat s’est effondré ; à vrai dire, aucun Etat n’a été construit, capable de diriger le pays, malgré l’aide extérieure qui payait le tiers des dépenses de l’Etat ; l’Etat n’a servi qu’à répartir l’aide et les fruits de la croissance au profit de ses propres agents et de grands profiteurs nationaux et internationaux ; c’est de cet Etat injuste et de son personnel politique corrompu que la population ne veut plus, comme l’ont montré les soutiens populaires que les putschistes ont trouvés, comme le montre aussi le succès des prêcheurs populistes, comme le confirment certaines réactions enregistrées dans les régions du Nord pendant l’occupation djihadiste ; si l’idée d’examiner les conditions d’application de la charia au Mali a pu être considérée par le Haut conseil islamique en septembre 2012, c’est évidemment parce que ce conseil est aux mains des wahhabites, pour qui la charia doit être le fondement d’une future Constitution, mais c’est aussi et surtout parce que, pour le peuple, charia signifie d’abord justice et parce que le peuple réclame justice ;
- après vingt ans de ce régime, la condition de la population rurale n’a pratiquement pas changé, et la misère urbaine n’a pas reculé ; il suffit d’une année de pluviométrie défavorable pour que le pays replonge dans la famine ; le niveau d’éducation de la population s’est effondré, car les efforts quantitatifs de scolarisation se sont accompagnés d’un abandon de tout critère de qualité (d’ailleurs les étudiants formés au Mali ont complètement disparu de l’enseignement supérieur en Europe) ; la débrouille et l’informel envahissent à ce point toutes les activités que la distinction entre le licite et l’illicite s’efface, et que tous les trafics apparaissent comme seuls moyens de survivre.
Ces problèmes font que le pouvoir politique n’a aucune légitimité, et donc aucune solidité. Il ne suffira pas d’un nouvel épisode électoral pour modifier cette situation. Car qui s’agit-il d’élire ? En l’absence de tout le travail politique qui serait nécessaire, il ne peut s’agir que de réélire ceux-là mêmes qui ont conduit le pays à la faillite. Car
aucune personnalité nouvelle n’a eu le courage de proposer une ligne claire pour solder le passé et refonder le vivre ensemble. Il faut se rendre à l’évidence : de même que désormais la guerre est conduite par des troupes étrangères, la politique intérieure est conçue à l’extérieur, dans les échanges entre la France, la Cédéao, l’Union africaine, les Etats-Unis, l’Union européenne, les Nations unies, etc.
Mais ces acteurs, quelle que soit leur bonne volonté, ont tort de considérer qu’il suffira d’injecter des financements abondants dès qu’une étape électorale formelle aura été franchie. Ils devraient se préoccuper des conséquences de la guerre, et des fractures supplémentaires qui sont en train d’apparaître du fait des exactions en cours, ils devraient se préoccuper de l’absence de dialogue politique, ils devraient encourager, voire prendre l’initiative des premières étapes d’un tel dialogue. Prendre au sérieux la mascarade électorale qui se prépare est une grave erreur d’appréciation.
Il ne suffira pas d’élections organisées à la hâte pour conjurer les menaces qui vont peser durablement sur la sécurité du Mali. Ces menaces remontent aux conditions dans lesquelles ont été obtenus les apaisements de la rébellion en 1990 (Pacte national, article 7B) puis de celle de 2006 (Accords d’Alger) : après avoir consenti au retrait de l’armée malienne des centres urbains des régions de Tombouctou, Kidal et Gao, au motif que ses missions étaient la sécurité extérieure, l’Etat s’est encore engagé à poursuivre le processus de délocalisation des casernes de ces régions et à y créer des unités spéciales de sécurité composées majoritairement de ressortissants de ces régions elles-mêmes. C’est dans ce contexte qu’Aqmi et ses satellites ont pu s’installer dans le massif des Ifoghas et agir librement dans les trois régions septentrionales. Une des données essentielles de la situation des prochaines années est là : Aqmi a une stratégie à long terme, et donc, même affaibli, Aqmi renaîtra de ses cendres et entretiendra durablement l’insécurité au Mali et/ou dans les pays voisins.
Les évènements de 2012 ont par ailleurs montré qu'Aqmi est capable d’utiliser les autres groupes, qu’ils soient laïcs et indépendantistes, ou religieux, ou religieux délimités par une base ethnique, ou fondamentalistes nourris de trafics illicites. A vrai dire, Aqmi s’est joué d’eux tous, et l’on doit savoir désormais qu’aucun d’eux n’est indépendant : même si leur création prend racine dans les problèmes irrésolus de la société malienne (injustice, mal-gouvernance, réislamisation…), ils n’existent qu’autant qu’ils travaillent pour Aqmi. Cette situation est comparable à celle qui prévalait en Afghanistan, et il a fallu près de dix ans aux Américains pour comprendre qu’une stratégie purement militaire n’en viendrait pas à bout, et c’était alors probablement trop tard, comme la suite l’a montré.
Au Mali, devant la vacance du pouvoir, il ne s’agit donc pas d’organiser à la hâte un nouveau processus électoral purement formel, en essayant d’éviter d’affronter de face les problèmes fondamentaux de la société. Puisque les étrangers –les pays frères, la France, l’Europe, les Etats-Unis…– ont, de fait, été obligés d’intervenir pour éviter la disparition du Mali, ils ne doivent pas se cantonner au domaine militaire, ils doivent prendre l’initiative de susciter et d’organiser le débat politique, en y conviant tous les acteurs qui ont quelque chose à dire, et en excluant tous ceux qui refusent de s’engager sur des programmes politiques clairs à propos de chacune des questions pressantes : les conditions de la paix, la réforme de l’Etat en vue d’instaurer dans les faits un Etat de droit et un minimum de justice, le rôle de la religion dans les institutions, le type et la stratégie de développement.
Ils ont peur de l’enlisement ? Il leur faut comprendre que l’enlisement est inévitable s’ils s’en tiennent à une stratégie militaire ; il leur faut comprendre que l’intervention des troupes des Nations unies ne fera que figer des situations potentiellement explosives sans les dénouer ; il leur faut comprendre que le sauvetage in extremis auquel ils ont procédé et leur soutien au développement du Mali leur imposent aujourd’hui de s’impliquer dans la résolution de la crise politique et sociale. Sinon, ils choisissent sans se l’avouer une solution à la Karzaï.
Joseph Brunet-Jailly, économiste, enseignant à Sciences-Po et consultant indépendant.
Après avoir été doyen de la Faculté de Sciences économiques d’Aix-en-Provence (1979-1983), Joseph Brunet-Jailly est entré à l’Orstom (devenu Institut de recherche pour le développement, IRD), et il a vécu au Mali de 1986 à 1995, comme responsable d’un projet de formation de jeunes chercheurs en sciences sociales de la santé, puis à nouveau de 2000 à 2004, cette fois-ci en qualité de représentant de l’IRD au Mali.