Mali - Une guerre sans mort, sans blessé et sans une seule femme en pleurs… (The New Times, 11 février 2013) - Texte intégral
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photo © Benoit DE FREINE (Mali - février 2013)
par Pierre Piccinin da Prata, au Mali (février 2013)
L’opération Serval, que l’armée française mène au Mali, depuis le 11 janvier, contre la rébellion du nord, est probablement la guerre la plus « propre » de toute l’histoire…
Les journalistes du monde entier ont envahi Bamako. Mais ils n’ont pas entendu de leurs oreilles tirer un seul coup de feu.
Les barrages de l’armée française les ont empêchés de quitter la capitale, une ville très étendue, mais qui a conservé le charme désuet et le pittoresque de l’époque coloniale : mis à part quelques banques et grands hôtels, des géants qui se dressent ici et là, de toute leur hauteur, le long du large fleuve Niger dont les berges disparaissent sous la végétation tropicale, les maisons n’ont généralement que deux ou trois étages et s’organisent en autant de quartiers, où courent ânes, chèvres et poules et qui ressemblent à de petits villages juxtaposés, séparés les uns des autres par des bosquets et des parcs infestés de moustiques.
Vêtues de longs pagnes et coiffées de foulards noués aux couleurs chatoyantes, les femmes s’épuisent au marché, à vendre quelques légumes et la traditionnelle farine de poisson séché au feu de bois, qui parfumera les sauces et fera le régal de la famille. Les hommes, luisants de sueur, transportent sur de petits chariots tout ce que l’imagination peut laisser deviner. Et une cohue d’automobiles d’un autre siècle sillonnent et embouteillent les rues étroites, sous un soleil de plomb. Que restait-il donc d’autre à faire aux grands reporters étrangers, que de noircir du papier en sirotant une bière tiède, assis dans l’un de ces « maquis », comme l’on dit ici, un de ces très nombreux troquets qui jalonnent les boulevards ?
Au mieux ont-ils pu rejoindre quelques agglomérations plus au nord, comme Ségou, à laquelle on accède péniblement en zigzagant à travers la brousse, sur près de trois cents kilomètres de mauvaises pistes, qu’il faut cinq heures pour parcourir.
Les médias internationaux ont ainsi été tenus très à l’écart des événements et n’ont été autorisés à se rendre sur les lieux des combats, dans les villes « libérées » par les soldats français, que plusieurs jours, parfois, après la fin des hostilités.
Ils y ont trouvé un paysage nettoyé, sans un mort, sans un blessé, sans même une femme en pleurs, accueillis en revanche par des enfants rieurs agitant au vent du désert de petits carrés de tissus bleus, blancs et rouges et chantant les louanges du président François Hollande, le « libérateur ».
S’il est vrai que, dans l’immédiat, l’intervention française a été très bien reçue par la grande majorité de la population malienne, ce journalisme d’opérette, cantonné aux bars et grands hôtels de la capitale, ne saurait cependant complètement occulter des réalités moins avouables et souvent dramatiques, qu’il n’a en fin de compte pas été très difficile de découvrir, en sortant des sentiers battus et en prenant quelques risques…
Bien sûr, la tâche est plus aisée pour un politologue belge et correspondant d’un hebdomadaire russe : les journalistes français, qui dominent largement la couverture médiatique des événements, gardent quant à eux le petit doigt collé à la couture du pantalon ; c’est que, les exactions de l’armée malienne, qui jettent le doute sur l’opération Serval, ça n’intéresse pas la presse de l’Hexagone. Ici, on est fier d’avoir libéré le pays, de voir les soldats envoyés par la France saluer les foules du haut de leurs blindés, à l’instar des Américains en 1944, et on fait des « sujets magazine » ; comprenez que l’on émerveille le lecteur avec les bienfaits de l’intervention, comme, par exemple, le remplacement des autopompes du service incendie de l’aéroport de Tombouctou, que les islamistes avaient détruites (les islamistes ont bon dos, et bien des pillages et des destructions leur seront attribués…). Le reste, les disparitions d’Arabes et de Touaregs, tous assimilés par la population noire aux islamistes venus du désert, les vengeances et les rumeurs d’assassinats de masse, on préfère ne pas en entendre parler. De toute façon, de ces sujets-là, les rédactions n’en veulent pas.
Certes, face aux jihadistes islamistes qui ont participé à la rébellion, les habitants de Tombouctou, de Gao, de Kidal et des autres villes du nord attaquées ont salué avec beaucoup de sincérité l’arrivée des troupes françaises. Les islamistes, qui avaient conquis la région depuis janvier 2012, il y a un an, y avaient imposé la Charia, la loi coranique, sans discernement aucun : les hommes étaient contraints de porter la barbe et la galabia, la tenue traditionnelle, et les femmes devaient se voiler ; les châtiments corporels et les mutilations (mains ou pieds coupés) étaient d’application ; et toute la vie sociale et économique en avait été bouleversée.
Aussi, dès le départ des islamistes, les femmes ont retiré le voile et les hommes se sont rasé la barbe : on dit aujourd’hui à Tombouctou que, « si, à Bamako, les tailleurs se sont enrichis en fabriquant des drapeaux français, ici, ce sont les coiffeurs qui ont fait fortune ; celui que tu voyais hier avec une longue barbe, tu le vois passer ce matin, rasé de près, et il n’a même plus les favoris ! »
Cependant, les Maliens que l’on interroge dans la rue ne sont pas dupes : s’ils sont conscients que l’armée malienne était trop faible pour arrêter seule la progression de la rébellion, ils savent également que la France n’a pas embarqué des milliers d’hommes « sans avoir une idée derrière la tête »…
Tous pensent bien sûr aux mines d’uranium du Mali et du Niger voisin : si l’Allemagne a renoncé au nucléaire et se rapproche de la Russie pour trouver un approvisionnement sûr en gaz et en pétrole, la France, au contraire, a fait le choix de l’atome et dépendra de plus en plus des gisements d’uranium africains.
La France avait initialement annoncé son refus de se mettre trop en avant dans la crise malienne et avait justifié sa décision de s’en tenir à une « une assistance logistique à l’armée malienne », sans envoyer elle-même de troupes sur le terrain : une implication directe pouvait mettre en danger les neuf otages français détenus depuis de nombreux mois dans le Sahara.
Le 20 septembre 2012, le président François Hollande avait ainsi affirmé que la France devait conserver un rôle de « facilitateur » et non « d’acteur », car « les problèmes en Afrique se règlent entre Africains » ; une position réaffirmée quatre jours plus tard par son ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, qui excluait catégoriquement l’envoi de troupes au sol.
Mais, après la soudaine et spectaculaire reprise de l’offensive des bataillons islamistes, qui s’étaient initialement arrêtés à la conquête du nord, après la prise de Konna et de Djiabali, le 10 janvier 2013, et leur avancée inattendue en direction des mines d’uranium exploitées par le groupe Areva au Niger, cette question des otages a tout d’un coup semblé n’avoir plus aucune importance ; et il aura fallu moins de vingt-quatre heures à l’état-major français pour déployer son armée au Mali…
« Les mines d’uranium et le groupe Areva !? », nous a lancé un enseignant de Tombouctou. « À lire les journaux français, elles n’existent pas. Décidément, non, la presse ne changera jamais ! »
C’est pourtant là une des clefs qui permet de comprendre la rapidité avec laquelle le gouvernement français est revenu sur sa décision de laisser l’Afrique aux Africains : fleuron de l’industrie française, le groupe Areva, présent dans une centaine d’États, exporte l’uranium, l’enrichit et l’exploite ; il retraite aussi les déchets de l’industrie nucléaire. Ses principaux gisements se situent au Niger, à Arlit, de l’autre côté de la frontière malienne : depuis l’ouverture du site, en 1966, plus de cent mille tonnes d’uranium ont été extraites, pour un chiffre d’affaire qui approche les vingt milliards de dollars…
photo © Benoit DE FREINE (Mali - février 2013)
Ainsi, l’opération Serval ne saurait dissimuler sa nature profonde, celle d’une guerre néocoloniale sans aucune équivoque, et beaucoup se demandent déjà « quel sera le montant de la note qu’il faudra payer à la France ».
Mais, surtout, la majeure partie du pays étant désormais pacifiée, c’est le décompte des personnes disparues qui commence et qui inquiète : « si les journalistes ne pouvaient pas accéder au front », nous a confié un habitant de Gao, « c'est parce que des choses terribles s’y sont passées. L'armée française a progressé en circonscrivant les villes et villages rebelles ; elle en chassait les forces armées de l'opposition et se retirait ensuite. L'armée malienne noire entrait alors en action et massacrait les Touaregs et les Arabes et tous ceux qui étaient soupçonnés d’avoir aidé les rebelles. »
On rapporte ainsi, de partout, les cas de nombreuses exécutions sommaires, couvertes par l’armée française, de chefs locaux, imams, notables, marabouts, maîtres d’école, qui auraient été éliminés.
« Les exactions de l'armée malienne contre les Arabes et les Touaregs, les ‘peaux-claires’, se comptent déjà par centaines de personnes tuées », nous a expliqué Mohamed Fall ould-Mohamed, Secrétaire politique de la Communauté arabe du Mali. « Et il est probable que, dans quelques temps, on découvrira des charniers. »
La crise malienne, en effet, a été présentée par la presse, principalement française, comme une guerre défensive contre une invasion terroriste, contre al-Qaeda au Magrheb islamique (AQMI), renforcée par d’anciens mercenaires venus de Libye, désœuvrés depuis la chute de Mouammar Kadhafi, le dictateur libyen renversé par l’OTAN.
Mais la simplification médiatique et le discours du gouvernement français, qui voudrait justifier l’envoi de ses soldats au Mali par l’habituel refrain sur la « guerre contre le terrorisme », cachent mal les origines historiques de ce conflit et sa dimension ethnique : la question touarègue (à laquelle est également liée la population des Arabes du Mali, assimilés aux Touaregs à cause de leur couleur de peau).
Depuis l’indépendance du Mali, en 1960, en effet, les Touaregs (500.000 individus pour un peu plus de 15 millions d’habitants), établis dans le nord, l’Azawad, ont toujours été victimes d’un profond racisme de la part de la très large majorité noire bambara, concentrée dans le tiers sud du pays.
Bamako a dès lors négligé le développement des deux tiers sahariens du nord, où vivent les Touaregs et « où, chaque année, mon peuple meurt de soif, manque d’eau potable », s’exclame un ancien porte-parole du Mouvement populaire de l’Azawad (MPA).
Les Touaregs se sont donc régulièrement révoltés : en 1990, le MPA avait déclenché la plus grande rébellion touarègue de l’histoire du Mali postcolonial. Cette rébellion avait contraint le gouvernement malien à signer le « Pacte national », censé assurer l’intégration des Touaregs et garantir leurs droits de citoyens maliens à part entière (mais qui ne fut suivi que de peu d’effets).
Le leader de la rébellion de 1990, Iyad ag-Ghaly, est aujourd’hui le chef d’Ansar ad-Dine (la Défense de la Religion), le mouvement qui a repris les armes, en janvier 2012.
Devenu islamiste, Iyad ag-Ghaly s’est allié à AQMI, au Mouvement pour l’Unicité du Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) et aux jihadistes de Boko Haram, groupe islamiste du Nigéria voisin.
« Iyad est originaire du village d’Abeybara, dans la region de Kidal. Il a une cinquantaine d’années. C’est quelqu’un, quand nous étions jeunes, qui faisait rarement la prière. Mais, dans les années qui ont suivi la signature du Pacte national, vers 1994 ou 1995, je l’ai vu s’intéresser de plus en plus à la religion, d’abord, puis plus spécifiquement à la Dogha (le Salafisme). Il passait des jours, puis des mois, dans sa chambre, à lire le Coran. Ensuite, il est allé à la mosquée. Il y passait tout son temps… », nous a raconté Méty, un des proches du chef d’Ansar ad-Dine, qui s’était battu à ses côtés en 1990, au sein du MPA.
« Il s’est rendu au Pakistan, pour y étudier la religion. Il a entraîné beaucoup de gens, qu’il a envoyés au Pakistan et en Afghanistan, pour qu’ils reçoivent une formation religieuse. Mais il a toujours désapprouvé les méthodes d’AQMI. Un Touareg n’enlève pas quelqu’un pour le vendre. C’est un déshonneur. »
Mais Iyad ag-Ghaly a également été rejoint dans la bataille par les guerriers du Mouvement national de Libération de l’Azawad (MNLA) et par les mercenaires touaregs revenus de Libye, avec un important armement pris dans les arsenaux de Kadhafi. Or, les revendications du MNLA ne sont nullement islamistes ; elles concernent strictement le destin du peuple touareg. Les objectifs autonomistes touaregs sont donc également à l’origine de la guerre.
Si beaucoup de Touaregs ont fui les exactions des jihadistes d’AQMI dès le début du conflit, depuis ces dernières semaines, cependant, des dizaines de milliers de Touaregs et d’Arabes ont fui également les attaques des armées française et malienne ; et, dans les deux cas, les Touaregs ne se sont pas réfugiés dans le sud du Mali, par crainte de la haine de la population noire à leur égard ; ils ont donc fui en Mauritanie et au Niger.
Ainsi, si, depuis plusieurs jours, les islamistes et les Touaregs semblent de plus en plus divisés sur les objectifs de la rébellion, les uns et les autres n’ont cependant pas résolu de déposer les armes. Et l’armée française, dans le futur, ne se battra donc pas seulement contre les terroristes d’al-Qaeda, mais aussi contre ceux des guerriers touaregs qui réclament encore l’indépendance de l’Azawad.
C’est dès lors dans un contexte de guerre civile que la France intervient au Mali ; et désormais sur le terrain difficile des montagnes du nord de la région de Kidal, un territoire que les Touaregs connaissent bien.
On n’est plus, ici, en région tropicale, et le changement de paysage est total : le vent souffle le sable du désert jusqu’au cœur de la ville, jusqu’à l’intérieur des maisons. Au loin, on aperçoit le massif des Iforas, dont les crêtes se détachent sur l’horizon azuré et brûlant.
« L’armée française peut récupérer les villes. Ce n’est rien. C’est facile. D’ailleurs, Iyad n’y combat pas ; il s’en retire ; il ne s’enfuit pas ! Mais les Français ne pourront pas éradiquer le salafisme dans les zones désertiques, ouvertes, dans nos montagnes », poursuit Méty.
« Les Touaregs qui ont servi Kadhafi en Libye sont revenus au Mali avec un armement très sophistiqué, des missiles, des batteries anti-aériennes… Un armement qu’ils n’ont pas utilisé, pas encore… C’est une armée qui est revenue au Mali ! »
Une armée qui, jusqu’à présent, n’a pas affronté les soldats français, les attirant progressivement dans le piège des massifs du nord.
En outre, de source autorisée, des groupes de jihadistes se seraient déjà infiltrés à Bamako et menaceraient la capitale d’attentats, et d’y multiplier les enlèvements d’Occidentaux.
« Il n’y aura pas de fin à ce conflit », a conclu Méty. « C’est maintenant que la guerre va commencer ! »
Et, en effet, dans les coulisses de l’armée française, très loin des discours officiels qui célèbrent la victoire (trop facile) des militaires de l’opération Serval, très loin des fanfaronnades du petit monde politique parisien, c’est la crainte d’une guérilla de longue haleine qui se manifeste à présent.
Le Mali, pour les militaires français, pourrait rapidement résonner des mêmes échos qui ont eu raison des armées de l’OTAN dans les montagnes d’Afghanistan.
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