VIDÉO. J'ai rencontré des blogueurs libyens torturés grâce à du matériel français..
Modifié le 14-03-2012 à 12h06
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LE PLUS. Plus dangereux que les snipers : les blogueurs. En Libye, la guerre s'est aussi jouée sur le terrain de l'espionnage numérique. Paul Moreira a enquêté sur ces dispositifs, permis grâce au concours d'entreprises françaises. Le journaliste nous présente son documentaire, "Traqués", qui sera diffusé ce mercredi soir sur Canal +.
"Je voulais vous dire que nous renonçons au programme d’interception Eagle..."
Au téléphone, la responsable de la communication d’Amesys semble soulagée. Depuis que la BBC a découvert en septembre dernier que Bull Amesys avait équipé la police politique de Kadhafi, sa vie n'était pas facile.
En janvier, je suis allé en Libye rencontrer des hommes qui ont été arrêtés et torturés à cause du matériel d'interception de Bull Amesys. On savait que les Français avaient vendu des machines-espions aux Libyens. Mais jusqu'alors, le contrat Eagle était resté un peu abstrait. Là, il prenait forme humaine.
Bande-annonce de "Traqués" de Paul Moreira (Canal +)
"J'étais sur que j'allais mourir"
Difficile d'oublier le visage d'Ataf Al Atrash, 35 ans. Torturé. Ses cheveux ont blanchi prématurément en deux mois de détention. Quelque chose s'est brisé pour toujours en lui. Jalal Al Kwasi est un miraculé : "J'étais sûr que j'allais mourir... ". Aujourd'hui encore, ces deux activistes ne comprennent pas comment un pays démocratique, la France, a pu vendre une telle arme à Kadhafi.
Quelques jours avant que le grand public ne découvre leurs visages et leur parole lors de la première diffusion de "Traqués" sur Canal Plus (14 mars – 23h15), la direction de Bull Amesys annonce donc qu'elle ne commercialise plus son programme d'espionnage internet. Toutefois, elle ne le détruit pas. Elle le revend à une autre entreprise d'espionnage. Exactement ce qu’avait fait Nokia Siemens après l’insurrection en Iran.
Extrait de "Traqués" : interview de Bruno Samtmann, directeur commercial d'Amesys
Nokia avait équipé le gouvernement iranien d’un système sophistiqué d’espionnage internet. Repérés, ils avaient été mis en cause par l’opinion internationale et avaient préféré ne pas être associés à ce genre d’activité, certes rentable mais très dommageable pour l’image. Ils avaient donc eux aussi revendu leur filiale Trovicor, une boite basée à Munich qui avait équipé de nombreuses dictatures arabes.
Du matériel français au service de la torture
Personne n’aurait jamais du entendre parler d’Amesys et du programme Eagle si Tripoli n’était pas tombée aux mains des rebelles cet été. Une journaliste de la BBC a pénétré dans un blockhaus, le "centre d’Abdallah Senoussi" et découvert le matériel, les fiches, des affiches incitant au plus grand silence. Un matériel formidable lorsqu’il s’agit de surveiller et de détenir des terroristes et des pédophiles. Sauf que là, les Libyens l’ont utilisé pour détenir des militants de la démocratie…
Les victimes sont revenues sur les lieux de leur détention. Torturés dans des centres d’interrogatoire, on leur a présenté des piles de mails et de conversations électroniques.
Extrait de "Traqués" : interview d'un blogueur lybien qui a été arrêté
"Nous avons passé une alliance avec le diable et ses démons", leur ont glissé leurs tortionnaires.
De la technologie française aux mains des services secrets libyens. Vendue par Amesys. Avec le concours de l’homme d’affaires et intermédiaire Ziad Takkiedine et le feu vert politique de Claude Guéant et de Nicolas Sarkozy.
Extrait de "Traqués" de Paul Moreira - Interview de Ziad Takieddine
Quelques mois avant qu’on bombarde Kadhafi et ses hommes, des ingénieurs français formaient des flics de la dictature libyenne sur des machines permettant de démembrer l’opposition démocratique.
Sarkozy, Kadhafi et la vente de Rafales
Pourquoi Sarkozy a-t-il accepté de vendre de tels appareils à Kadhafi ? Parce qu’il espérait lui fourguer des Rafales. Le dictateur libyen n’a pas pris de Rafales. Juste son outil de flicage. Pour une somme assez modeste finalement : 12 millions d’euros.
Le film passe donc sur les diverses antennes de Canal Plus dès mercredi.
Mais pour ceux que ça intéresse, sur le site de Canal, nous avons posté les rushs des interviewsdes principaux acteurs de l’histoire :
- les blogueurs libyens, arrêtés grâce à Eagle
- Ziad Takkiedine, l’homme de l’ombre, qui a accepté de dévoiler un peu de la coulisse de ce marché (un peu seulement)
- Bruno Samtmann, directeur commercial d’Amesys, il a mis en place le programme Eagle à Tripoli
- et un technicien Amesys, anonyme qui a passé plusieurs mois en Libye, à former les flics libyens (et qui n’en est pas très fier…).
Au fait, à qui Amesys a-t-il vendu le programme Eagle ? Secret, me répond la directrice de la communication. Nokia Siemens ont vendu Trovicor à un "fond d’investissement", Perusa Partners. Qui sont les investisseurs ? Impossible de le savoir. C’est juste une boite aux lettres à Guernesey, un paradis fiscal anglo-normand. Les industriels ont plus d’un tour dans leur sac.
"Traqués" est diffusé ce mercredi soir à 23h15 sur Canal +