2. Territoires et liens sociaux
Les Hommes bleus du Sahara, ou l’autochtonie globalisée
Corinne Cauvin-Verner
p. 57-73
Résumés
Dans le Sahara marocain, les entrepreneurs de circuits de randonnées touristiques issus de la tribu des Nwâjî légitiment leur activité en se revendiquant comme autochtones. En examinant la façon dont ils manipulent concurremment divers ethnonymes et dont ils élaborent un patrimoine culturel disputé, localement, par les différents groupes susceptibles d’en contester « l’authenticité », on voit cette autochtonie se construire en fait dans des expériences de mobilité et de métissage. L’organisation de circuits favorise l’émigration à destination de l’Europe et le développement d’ONG pour la défense du nomadisme qui contribuent à la circulation de stéréotypes sur les « derniers nomades du Sahara », mais aussi à la reconnaissance d’une identité politique et culturelle au plan local, national et transnational. En adoptant le titre allégorique d’Hommes bleus, les prestataires nwâjî peuvent ainsi prétendre au statut d’autochtones.
Plan
Texte intégral
1Au Maroc présaharien, depuis Ouarzazate jusqu’à la frontière algérienne, les entrepreneurs locaux d’agences de circuits de randonnées légitiment la mise en œuvre de leurs projets en se présentant comme des autochtones, tant vis-à-vis des touristes, internationaux et nationaux, que vis-à-vis de leurs concurrents, internationaux, nationaux et même régionaux. Pourtant, comme c’était déjà le cas pour les activités liées aux nomadismes de transhumance et de commerce caravanier, l’activité touristique se caractérise ici comme ailleurs par une grande mobilité des prestataires. La multiplication des circuits dans le désert et des bazars dans les petites villes qui jalonnent la vallée du Drâa provoquent la migration de jeunes chômeurs, ruraux ou citadins, susceptibles d’exercer une activité de guides ou de « faux guides »11. Inversement, après quelques années d’expérience dans le tourisme de randonnées, guides et chameliers issus des tribus bédouines cherchent souvent à émigrer en Europe.
2L’activité touristique se caractérise également par des manipulations d’ethnonymes – se dire concurremment ‘Arâb, c’est-à-dire « Bédouin », ou Touareg, ou Sahraoui –, et des métissages de ce qui est donné pour « traditions nomades », que celles-ci relèvent de l’artisanat, du corpus musical, de pratiques culinaires ou vestimentaires. À examiner la façon dont ces patrimoines sont disputés, localement, par les différents groupes susceptibles d’en contester l’authenticité, on voit que cette autochtonie se construit en fait dans des expériences de mobilité et de métissage qui servent, tout à la fois, une diversification économique constitutive de la société bédouine, et la réappropriation stratégique autant que symbolique d’un héritage culturel. Les migrants issus des tribus bédouines reviennent en effet au pays, pour des périodes plus ou moins longues. Ils s’impliquent alors de façon véritablement militante dans le développement régional d’ONG, de coopératives ou d’écomusées. Ceux-ci contribuent en retour à la vitalité des activités touristiques locales, mais aussi à la circulation, à l’échelle transnationale, de stéréotypes sur les « Hommes bleus » du Sahara qui servent la construction d’une autochtonie globalisée.
3Cette enquête ethnographique sur le tourisme de randonnées au Sahara marocain a été conduite pendant dix ans, entre 1994 et 2004, dans la région de Zagora et de Mhamîd, dernière oasis de la vallée du Drâa avant la frontière algérienne. Le climat est aride, avec des températures estivales qui atteignent 50°. En toutes saisons, des vents de sable prolongés érodent les sols et provoquent un dessèchement progressif qu’accentue le surpâturage. Au-delà du djebel Bani, dernière chaîne de l’Anti-Atlas avant la frontière algérienne, commence la zone proprement saharienne où s’effectuent, au départ des oasis de Mhamîd et d’Oulad Driss, la plupart des circuits touristiques.
4Ces oasis réparties sur le flanc méridional du djebel Bani connaissent un exode rural constant : à l’absence de pluies, au climat aride et au mouvement continu du sable vers les palmeraies, vient s’ajouter une baisse du niveau des nappes phréatiques et une augmentation alarmante du taux de salinité de l’eau. À partir des années 1970, un nombre significatif de nomades contraints de renoncer aux activités pastorales s’est engagé dans les Forces Armées Royales et les groupes paramilitaires chargés de la surveillance des territoires frontaliers. Un moment source exclusive de survie, la carrière militaire est aujourd’hui déconsidérée par les jeunes générations, qui préfèrent tenter leur chance dans le tourisme en se faisant commerçants, rabatteurs de clientèle, chauffeurs de 4x4, guides, chameliers, ou même entrepreneurs, de circuits, de campings, de bivouacs ou de maisons d’hôtes, selon leurs compétences et leur niveau d’instruction. En effet, tout saisonnier et aléatoire qu’il soit, le tourisme permet d’échapper aux contraintes du salariat et de maintenir sur place la cohésion des unités familiales.
6Mon attention s’est portée sur un groupe d’entrepreneurs issus d’une tribu sahraouie d’anciens caravaniers, les Nwâjî. En partenariat avec un voyagiste français, Croq’Nature, dont la structure associative défend une stratégie de tourisme équitable, ces quelques Nwâjî (une frérèche autour d’un patriarche) ont crée à Zagora une petite agence d’excursion saharienne proposant des circuits de randonnées allant de sept à quinze jours. Au double titre de touriste et d’ethnologue (les randonneurs et les guides étaient informés de ma recherche), j’ai participé à huit de ces circuits. Cette enquête s’étant déroulée sur la longue durée, une familiarité s’est établie avec les Nwâjî. J’ai pu ainsi séjourner régulièrement au sein du groupe responsable de la gestion de l’activité, recevoir en retour plusieurs guides en visite à Paris et accueillir les aînés lors de passages à Marrakech, justifiés le plus souvent – pour les femmes en particulier – par des visites médicales. Le patriarche, né vers 1930 dans la région de Mhamîd, avait été tour à tour méhariste dans l’armée française, mineur au Tafilalt, commerçant, soldat de l’armée marocaine. À sa retraite en 1975, il s’était fixé à Mhamîd, puis à Zagora, avec sa dernière épouse dont il avait huit enfants, cinq garçons et trois filles, nés entre 1965 et 1990. Les cinq fils, qui ne savaient ni lire ni écrire et n’avaient suivi aucune formation professionnelle, exerçaient tous le métier de guide. Face aux touristes étrangers ou même nationaux, il allait de soi qu’ils étaient des autochtones mais, de nos discussions approfondies et reprises sur une longue période, il devait apparaître que, à mesure de leur professionnalisation dans le tourisme, cette autochtonie allait être de plus en plus vigoureusement formulée, et même revendiquée.
Qui est autochtone ?
7L’autochtonie est une des injonctions de la dynamique concrète des interactions entre les touristes et leurs hôtes : face à l’étranger qu’on se propose de guider dans le désert, il convient de faire valoir une connaissance empirique du milieu et d’apparaître comme un authentique représentant de sa culture supposée. Mais qui sont les autochtones du sud de la vallée du Drâa et de quelle culture locale les touristes attendent-ils qu’ils soient les représentants ? La question est d’actualité : une Déclaration des « Droits des Autochtones » a été adoptée en 2007, après vingt ans de délibérations par les Nations Unies. Quatre critères y ont été retenus comme susceptibles de définir l’autochtonie : l’occupation première d’un territoire, l’existence du groupe comme collectivité, sa perpétuation volontaire d’une distinction culturelle, et sa discrimination (Kuper 2004). Ni tous les groupes ethniques, ni toutes les minorités ne sont donc autochtones, et la question est toujours susceptible de faire débat. À la faveur des échanges organisés par les Nations Unies, on a vu les Kabyles, par exemple, hésiter à se définir comme une minorité ou comme un groupe autochtone (Bellier 2008). L’ONU a finalement reconnu comme autochtones les Berbères et les Touaregs. Même le pouvoir politique marocain semble se résoudre aujourd’hui à reconnaitre l’existence d’une langue et d’une culture berbère mise sous le boisseau par plusieurs décennies de nationalisme « arabe » : en témoigne la création, en 2001, d’un Institut Royal de la Culture Amazigh (IRCAM). Néanmoins, les Nwâjî ne sont pas des Berbères et il n’est pas sans faire problème qu’un des plus anciens fonds proprement autochtones du Sud marocain soit en fait négro-africain, à quoi se sont adjointes des populations blanches païennes, juives et chrétiennes d’origines diverses, dont on ne conserve pas la mémoire quand il s’agit de définir le fond ethnique et culturel de la nation. On se heurte vite à l’évidence qu’il n’existe pas ici de vérité de l’identité ethnique.
8Il n’existe probablement pas davantage de vérité de l’identité territoriale. Le problème se pose avec particulièrement d’acuité pour les populations nomades du Sahara, dont le régime territorial s’est constamment restructuré en fonction de contraintes climatiques, économiques et politiques. Il semble que, au 18esiècle, le centre historique de la confédération ‘Arîb à laquelle se rattachent les Nwâjî ait été l’Iguidi, dans le Sahara algérien (Martin 1994 : 43, 55, 99). De là, ils rayonnaient dans tout le Sahara, vers le nord jusqu’aux limites méridionales du Drâa, et vers le sud jusqu’à Taoudenni et Tombouctou – l’explorateur René Caillié les qualifiait de « voituriers du Soudan » (Caillié 1996 : 304-324). Au début du 20e siècle, la conquête coloniale du Touat à l’est, d’Adrar et de Chinguetti au sud, les repousse vers le Nord. En 1916, le capitaine Augiéras les repère dans la Saoura, occupés à razzier les troupeaux aux côtés des tribus Aït Khebbâch des Aït Atta puis, en 1919, victimes d’attaquants Dwî Mnî’a (Augiéras 1923).
Carte 2 : Cpt Augiéras, « Une reconnaissance dans le Sahara marocain »
9En 1920, un traité est signé entre les ‘Arîb et les représentants du gouvernement français en Algérie. Les Nwâjî font scission pour s’allier aux dissidents Aït Khebbâch et continuer de pousser leurs rezzous jusqu’à Tindouf. Ils ne constituent donc sûrement pas la population la plus ancienne du coude du Drâa, où ils se sédentarisent durablement à partir des années 1970, consécutivement à la fermeture des frontières et à plusieurs vagues de sécheresse. Ce qu’ils y détiennent de terres, de palmiers et d’aires de parcours rétrocédées à l’automne et au printemps à des cultivateurs, a été conquis par la force des armes au cours du 20e siècle et ne cesse d’être disputé avec d’autres tribus, berbères ou arabes. À Zagora, ils forment une minorité arabophone de dialecte hassaniya dans un territoire dominé par des Berbères Aït Atta2 qui ne comprennent pas leur langue. On les qualifie avec dédain de ‘aroubiya, « Bédouins », dans un sens péjoratif assez proche de notre « péquenaud ». Ils sont maintenus dans des quartiers de sédentarisation à la périphérie de la ville et restent surtout à distance des lieux de pouvoir.
10La mémoire du groupe ne fait état d’aucune appartenance territoriale. Seule compte la figure charismatique de l’ancêtre commun, Sidi Nâjî, dont la tradition orale rapporte qu’il vécut « il y a dix-huit grands-pères », soit il y a environ cinq siècles. Le récit de fondation rapporte que des hommes de la tribu des Oulad Rizg, fraction des ‘Arîb, étaient à la recherche de gazelles lorsqu’ils trouvèrent Sidi Nâjî, vivant familièrement au milieu des animaux. Il était vêtu d’une peau de bête et ses cheveux étaient si longs qu’ils descendaient jusqu’à terre. Les chasseurs lancèrent sur lui une branche d’acacia qui se prit dans ses cheveux, et ainsi ils le capturèrent. Cheikh ‘Abidîn, un lettré de la tribu des Kunta3, lui apprit à lire et à écrire le Coran pendant quarante jours. Il voulut lui raser la tête, mais Sidi Nâjî demanda de conserver, à la manière des vrais croyants du Sahara, une mèche de cheveux, gtob, au sommet de son crâne. Cheikh ‘Abidîn lui demanda alors : - « Mais qui es-tu ? ». L’homme répondit : - « Je suis Sidi Nâjî ». Cheikh ‘Abidîn l’emmena avec lui et lui dit : - « La première tente de nomades que nous rencontrerons sur notre chemin, je t’y marierai. ». Ce fut une tente de la tribu des Oulad Rizg. Il fut uni à une femme dont il eut quatre fils qui firent souche partout au Sahara et fondèrent les quatre lignages Nwâjî : Oulad Bîh, Oulad Sidi ‘Aîch, Oulad Ba’alla, Oulad ‘Amrân. Les générations suivantes se dispersèrent ensuite, de sorte qu’on trouve aujourd’hui des Nwâjî jusqu’en Arabie Saoudite et aux Emirats du Golfe. Telle est la légende que l’on peut recueillir littéralement auprès des anciens de la tribu4. Elle établit avec force une identité nomade du groupe – en aucun cas, Sidi Nâjî n’est identifié comme venu de la légendaire mais ici trop proche Seguiet el Hamra, représentée partout ailleurs au Maghreb comme une pépinière de saints diffusant l’islam aux populations autochtones5. Il venait d’ailleurs, et on ne sait d’où. Il ne devint le saint patron d’aucun village et ne fonda pas de zâwiya6.
11À cette légende énoncée prioritairement, se juxtapose néanmoins un second récit selon lequel Sidi Nâjî serait venu de Tunisie, après l’invasion, au 13e siècle, des Arabes Beni Ma’qîl, et qu’il aurait épousé à Fès une descendante du Prophète. Bien que les deux fictions généalogiques soient incompatibles, leur narration successive n’est visiblement pas ressentie comme une contradiction gênante. L’essentiel est sauf, et confirmé par toutes les sources : les Nwâjî sont reconnuschorfa, descendants du prophète Mohammed, et détenteurs de la baraka. Encore une fois, comme le notait Jacques Berque : la généalogie n’est pas « un fait, ni le rappel d’un fait, mais d’un signe. (…) Ce qui compte, évidemment, c’est le nom, qui, lui, a pleine valeur sociale. » (Berque 2001 : 165)
12L’affaire se complique encore si l’on ajoute que les Nwâji, ainsi que toutes les tribus ‘Arîb, ont été appelés à voter en tant que Sahraouis dans les années 1990, lorsque se profilait l’éventualité d’un référendum sur l’autodétermination du Sahara occidental – consultation qui n’a jamais eu lieu, le Maroc, l’Algérie et le Polisario ne parvenant pas à se mettre d’accord sur les listes électorales.
Carte 3 : Tracés frontaliers.
13Bien qu’ils n’aient jamais occupé le Sahara occidental, les Nwâjî sont susceptibles de reconnaître cette appartenance : beaucoup se sont engagés dans la dissidence sahraouie aux côtés de la fraction Foqra des Reguibat et sont fixés dans les camps de réfugiés de Tindouf, enclave du Polisario en Algérie après que l’armée marocaine eut bombardé plusieurs camps sahraouis en 1976. Face aux touristes, ce n’est pourtant pas l’identité que les guides nwâjî défendent prioritairement. Vraisemblablement cet ethnonyme qui évoque la rébellion n’est-il pas sécurisant mais l’argumentation ne peut en rester là. On sait bien que des peuples dits autochtones ont cessé de l’être de longue date. Dans les oasis du Sud marocain, nomades et sédentaires se sont toujours disputé le territoire. Il ne peut donc être question d’y expertiser la primordialité d’une population. Dans cette situation touristique au Sahara marocain, qu’est-ce qui fonde l’autochtonie des Nwajî ?
Visibilité des artefacts et ethnicité
14Devenus en quelque sorte « nomades de profession », les Nwâjî doivent afficher une identité culturelle qui les distingue au premier coup d’œil des tribus sédentaires, arabophones ou berbérophones, qui peuplent les oasis. Leur authenticité présumée se fonde en conséquence sur la visibilité de certains artefacts culturels, au premier rang desquels par exemple le vêtement, allégorie de l’exotisme et, ici particulièrement, paradigme d’une ethnicité : la vulgate occidentale désigne les populations sahariennes, indistinctement nomades ou sédentaires, sous le nom métonymique d’« Hommes bleus ». Le syntagme renvoie à une tradition vestimentaire : les nomades de l’Ouest saharien sont en effet vêtus de dera’a bleues, sorte de gandouras très étoffées et non cousues sous les aisselles. Il renvoie également aux reflets bleutés dont se teinte la peau des Sahariens au contact des étoffes teintées à l’indigo, presque noires, que portent indistinctement Maures (dénomination coloniale qui n’est pas en usage ni au Maroc, ni au Sahara occidental, ni même en Mauritanie) et Touaregs. En conséquence, tout Marocain du sud de la vallée du Drâa cherchant à capter l’intérêt d’un touriste se revêt d’une gandoura bleue. Entre deux circuits, un guide est parfois vêtu à l’Occidentale. Lorsque des clients s’annoncent, il s’habille en « Homme bleu ».
15Sans être particulièrement documentés sur les traditions sahariennes, les touristes s’attendent à ce que les hommes dissimulent leur visage sous un voile, quand leurs femmes iraient visage découvert. Ils connaissent même le nom vernaculaire qui y réfère : « litham », mot arabe, indique le dictionnaire Robert, qui désigne « le voile dont les femmes musulmanes et les Touaregs se couvrent la partie inférieure du visage ». Or les nomades du Sud marocain ne se voilent pas. Ils nouent autour de leur tête une étoffe dite « chèche » ou ferwâl. Noire ou blanche, longue de cinq mètres sur un mètre de large, elle sert tout à la fois d’écharpe, de corde, de ceinture, de sac ou d’oreiller. Si un pan en est rabattu sur le visage, c’est pour protéger du vent, du sable ou de la poussière, et conserver un peu d’humidité dans la bouche. Ce n’est un geste de pudeur qu’en de rares occasions rituelles, notamment les mariages. Ce ferwâl de l’Ouest saharien n’est donc en rien comparable au litham des Touaregs. René Caillié le relève fort à propos, quand il indique que le costume des Touaregs ne diffère de celui des Maures que par la coiffure, les premiers ayant pour habitude de se voiler le visage « en sorte qu’on ne leur voit que le bout du nez » (Caillié 1996 : 230).
16Malgré la diffusion de ce stéréotype vestimentaire, on ne voit pas les guides marocains se voiler à la manière des Touaregs. C’est que les processus de folklorisation ont leurs limites : les petits bazars locaux commercialisent un artisanat ethnique importé du Niger ou même du continent indien mais aussi des articles relevant de la catégorie « art indigène » : malhafa (voiles de corps féminins), ferwâl, chapelets de prière (tsbîh), crotales (qarqabât), etc. Pendant les circuits, les campements sont arrangés à la façon habituelle des déplacements bédouins. Les femmes sont maintenues à l’écart de l’activité touristique. Lorsque guides et chameliers chantent le soir devant les touristes, leur répertoire ne sort pas des registres musicaux de la tribu. Ils ne font pas la démonstration d’aucun de leurs rituels et se maintiennent à distance des sanctuaires marquant le territoire7.
17Appliquée au contexte spécifique du tourisme saharien, l’autochtonie se fonde également sur un héritage culturel. Les Nwâjî font valoir leur légitimité à exercer le métier de guide en se référant à l’expérience de caravaniers de leurs parents. Pour être guide, disent les plus expérimentés d’entre eux, il ne suffit pas « de se déguiser d’un chèche et d’une gandoura bleue et d’aller acheter des dromadaires et des paniers au souk ». Ils dénigrent les prestataires qui ne sont pas issus des tribus nomades en convoquant le proverbe selon lequel « l’homme qui boit à la cruche ne sera jamais un bon guide ». Attacher les dromadaires à des piquets comme des mulets, confier leur garde à des chameliers insuffisamment payés, méconnaître le savoir-faire de l’élevage et du chargement, sont perçus comme des fautes graves. Ils disqualifient ainsi la concurrence venue de Ouarzazate, de Marrakech ou même d’Europe, qui n’a ni la maîtrise du territoire, ni des risques et des imprévus8. S’ils ne sont pas tout à fait de « vrais nomades », au moins jugent-ils exercer leur profession avec respect du client, des équipes de travail, des dromadaires et du milieu écologique. Au désenchantement éventuel des touristes, ils répondent : « La vraie vie nomade, c’est de se déplacer là où il y a des pâturages et des puits. En randonnée, nous ne faisons pas différemment ».
18Certains guides nwâjî sont nés au Sahara et exercent leur profession comme ils pratiqueraient celle de berger. D’autres, qui ont grandi dans les oasis ou les petites villes du Sud marocain, n’ont pas les compétences des chameliers mais ils ont l’habitude du contact avec les touristes. Ceux qui ont étudié par exemple l’histoire, ou le droit, ou la géologie, dans les villes universitaires de Marrakech ou d’Agadir, n’ont l’expérience ni de l’un ni de l’autre mais ils savent lire et écrire, ils maîtrisent les langues européennes et sont plus compétents pour produire un discours sur la spécificité de leurs héritages culturels. Leur formation, prise en charge par des membres expérimentés de la tribu, dure jusqu’à six mois ou un an. Ils sont d’abord employés dans les campings, où ils se familiarisent avec les touristes et expérimentent la structure hiérarchique du travail, puis comme chameliers, puis comme cuisiniers. Quand ils en sont jugés capables, ils sont envoyés en bivouac de une à deux nuits avec des clients de passage. Ce n’est qu’au terme de cette formation dispensée comme une initiation qu’on leur confie enfin la responsabilité d’une caravane.
19Les touristes sont convaincus que leurs accompagnateurs sont des Touaregs. Aucune population saharienne ne leur étant plus familière, ils procèdent à une simplification ethnique : pour désigner les populations sahariennes du Maroc, ils emploient indistinctement les ethnonymes « Touaregs » ou « Berbères » comme des termes génériques. Bien qu’ils ne soient ni l’un ni l’autre, les guides nwâjî ne les détrompent pas. Renonçant à une alphabétisation ethnologique, ils s’approprient les stéréotypes qui ont produit au fil des péripéties de la conquête coloniale l’ethnicité touareg comme paradigme de l’autochtonie saharienne (Pandolfi 2004). Cependant, cette appropriation nécessite d’être inscrite dans des contextes performatifs différents. En présence de touristes, l’identification est graduée : certains guides vont jusqu’à reconstruire leur généalogie en s’inventant des parentés fictives avec des Touaregs d’Algérie. D’autres se limitent à ne pas décevoir les touristes qui les qualifient de Touaregs. Même des femmes nwâjî peuvent se dire touarègues devant des touristes occidentaux : elles produisent alors un équivalent paradoxal avec le terme ‘Arâb, « Bédouins ». Entre eux, guides et chameliers jouent à se qualifier mutuellement de Touaregs par dérision. - « Ah ! Il est beau le Touareg ! », disent-ils de celui qui rechigne à effectuer une tâche ou qui se trompe de direction pour la caravane. Face aux populations des oasis du Sud marocain, il en va tout autrement : les Nwâji et a fortiori leurs femmes ne se disent jamais Touaregs mais exclusivement ‘Arab ouchorfa, « descendants du prophète ». Face aux autres nationaux, de Marrakech par exemple, ils s’assument « Sahraouis » – identité de construction récente et qui prend en compte les données géopolitiques de la zone. Face aux autres tribus nomades de ce coin du Sahara, ils sont des Nwâjî, identité qui renvoie cette fois au mythe des origines et à l’idéologie du maraboutisme.
20Tableau 1 : Foyers d’identification : jeux d’échelles
Nwajî | Lignage maraboutique des ‘Arîb | Echelle lignagère |
‘Arîb | Confédération de tribus arabophones de dialecte hassaniya des confins algéro-marocains | Echelle régionale |
Sahraouis | Populations de dialecte hassaniya nomadisant entre l’Algérie orientale et l’ex-Sahara espagnol | Echelle nationale |
‘Arâb | Bédouins arabophones | Echelle transnationale Terme générique |
Touaregs | Populations berbérophones du Sahara central (Algérie, Mali, Niger) | Echelle transnationale. En contexte touristique, tend à devenir un terme générique pour désigner les populations sahariennes |
Hommes bleus | Autochtones du Sahara (désignation occidentale) | Echelle globale |
21Les guides ont donc pleinement conscience d’être des Nwâjî de tradition nomade et réputés chorfa, même s’ils n’exercent plus, ou très peu, d’activités liées à la connaissance de la religion9. Les enfants ou les petits-enfants de cette première génération de guides ne risquent-ils pas de se dire Touaregs avant de se penser Nwâjî ? Si le nom a pleine valeur sociale, l’identité d’un groupe ne peut se réduire à l’onomastique. Lors de mes premiers séjours d’enquête, alors que le groupe des guides avec qui je travaillais commençait tout juste à se professionnaliser, leur petite entreprise avait pour nom : « Caravane Touareg ». Quelques années plus tard, leur réussite sociale leur permettait de se délivrer d’appellations aussi grossières. C’est que, entretemps, mon travail d’enquête les avait conduits à modifier leur travail d’interprétation de leur culture. Suite aux entretiens que nous eûmes concernant leurs origines et leurs traditions, ils évaluèrent que ce qui était digne d’intérêt pour un ethnologue pourrait l’être tout autant pour un touriste. Ils me demandèrent de rédiger de courtes présentations du groupe où il était signifié qu’ils étaient « des Nwâjî de confédération ‘Arîb ». Ils les affichèrent sur la vitrine de leur agence et le voyagiste français les diffusa dans ses brochures. Ils n’hésitent même plus à se dire Sahraouis : depuis la fin des années 1990, plus aucun conflit avec le Polisario n’agitant le Sud marocain et les autorités politiques ainsi que l’opinion marocaine tenant pour légitime et irréversible l’occupation du Sahara occidental, les Sahraouis sont reconnus comme une force sociale, démographique et économique avec laquelle il faut compter. Certains Marocains pensent même qu’ils sont « protégés » et qu’ils disposent d’avantages particuliers pour le logement ou l’emploi. Enfin, les dynamiques locales suivent l’évolution des flux globaux du tourisme saharien. Les voyagistes spécialisés dans les destinations sahariennes jugent épisodiquement préférable de suspendre leurs circuits en Algérie et au Niger. Ils détournent alors leur clientèle vers le Maroc et la Mauritanie, deux pays sur lesquels paraissent de plus en plus d’ouvrages diffusant l’image de populations bédouines représentant « la dernière grande aventure nomade » (Balta 1983).
22Entre représentations fictives et entités réelles, on voit donc les guides issus des tribus bédouines manipuler des « régimes d’altérité » (Abélès 2008), dont les assemblages ou les disjonctions servent l’institution d’une « culture » du nomadisme – la pratique restant, elle, jugulée par l’État de diverses manières, et stigmatisée par les citadins. On ne saurait donc conclure à une « invention » de la tradition ou à un artifice des énoncés identitaires. Les guides nwâjî procèdent à des métissages où les permanences le disputent aux innovations. Leur identité a toujours connu des polarités multiples auxquelles se rapportaient des ethnonymes différents – ne serait-ce qu’en vertu du système segmentaire. Si les catégories coloniales ont préfiguré un processus d’ethnicisation, on voit ce processus réapproprié à des fins symboliques et stratégiques.
Mobilités et métissages
23Bien que la revendication d’autochtonie des Nwâjî se fonde sur un droit du sang (être de descendance nomade), du sol (être natif de la région), et sur un héritage culturel (compétences à se déplacer dans le désert), elle n’est pas consensuelle. Elle est toujours susceptible d’être contestée par des concurrents, et même par les touristes : le Guide du Routard continue avec une belle constance de classer comme « faux-guides » les indigènes coiffés d’un chèche bleu, tandis que ceux coiffés d’un chèche noir sont qualifiés de « vrais nomades ». Des jeux de miroir étranges se dessinent ainsi : lorsque, en 1994, le voyagiste français rencontre un Nwâjî vêtu de fripes occidentales et flanqué de chameaux bruns, il pense ne pas avoir à faire à un « vrai nomade ». En retour, le chamelier nwâjî estime ne pas devoir faire confiance à un voyagiste qui porte des cheveux longs, un jean sale et une boucle d’oreille.
24La plupart des randonneurs aiment se travestir : dès leur arrivée, ils achètent des chèches sur le premier marché venu. Croyant se transformer en nomades, ils se déguisent en touristes. À leur contact, les guides ressemblent de plus en plus à des Occidentaux. Pourtant, s’ils portent occasionnellement jeans, casquettes et chaussures de sport lorsqu’ils sont en attente de clients dans les campings et les agences, il leur arrive de s’habiller d’une gandoura bleue lorsqu’ils sont touristes à leur tour, à Marrakech ou à Paris. Ces manipulations de signes montrent combien l’authenticité n’est qu’interprétation sans cesse renégociée. Localement, l’autochtonie procède de la même logique : elle ne tient pas à l’origine de l’individu mais au jeu complexe des évaluations consensuelles produites par les acteurs sociaux. Le secteur touristique étant très concurrentiel, la reconnaissance reste fragile et discutée sur fond continu de rapports de force.
25Comme on l’a observé ailleurs, une population locale est rarement homogène. Ce sont plusieurs groupes socialement déterminés qui sont amenés « à se définir et à se distinguer dans l’interaction touristique » (Géraud 2002 : 448). Les articulations sociales des différences s’appuient sur des négociations complexes qui cherchent à stabiliser des permanences mais aussi à s’autoriser des hybridations. On est en présence d’expériences de plus en plus composites : non seulement des Européens s’implantent dans la vallée du Drâa pour y entreprendre une activité dans le tourisme mais, plus significativement, de plus en plus de prestataires locaux s’associent avec eux. Outre que le partenariat garantit un élargissement du marché, un partage de savoir-faire, ou même l’acquisition d’un label de « tourisme durable », il permet d’évincer des concurrents.
26À Zagora, les hiérarchies s’ordonnent de la manière suivante : au bas de l’échelle sociale, les anciens esclaves dénommés ‘abîd, puis les harâtîn, métayers noirs des palmeraies rétribués au cinquième de la récolte, les ‘Arab, bédouins arabophones des steppes qui se disputent la position de suzeraineté avec différentes tribus berbères des Aït Atta, puis les descendants de la puissante confrérie religieuse des Nâciriyn et de la dynastie régnante des Alaouites. À ces groupes implantés, s’ajoutent des allochtones autres que les touristes : des travailleurs saisonniers, des fonctionnaires venus du Nord du pays, et de plus en plus d’Européens qui créent des hôtels, des circuits et des maisons d’hôtes. On est donc face à un ordre social pluriel que les enjeux économiques et symboliques du tourisme contribuent à rendre très compétitif.
27Les solidarités lignagères restent premières. Par exemple, les Nwâjî ne recrutent de guides que parmi les Nwâjî. Ils n’emploient comme chameliers que leurs anciens esclaves Oulad Sidna Bilal et des berbères Aït Khebbache avec lesquels ils ont des relations séculaires sanctionnées par des alliances (debiha). Leurs tentatives de s’associer avec des Berbères du Haut-Atlas pour mettre en place des formules mixtes « montagne et désert » qui auraient permis de drainer une clientèle commune et de tirer parti du caractère saisonnier des prestations (faible fréquentation en montagne les mois d’hiver, au Sahara les mois d’été), ont toujours échoué. Multipliant les intermédiaires, les commissions et les pots de vin, les transactions conduisaient à voir les bénéfices se réduire comme peau de chagrin. Les contrats passés avec les étrangers se révèlent donc plus fructueux et pérennes que la coopération avec des Marocains se situant hors champ des solidarités tribales.
28On a gardé en mémoire le désaccord qui opposa un guide nwâjî au fondateur d’un écomusée situé dans le village d’Oulad Driss, à cinq kilomètres en amont de Mhamîd. Des mannequins de récupération portaient des vêtements cérémoniels des mariages arabes et berbères. Le guide nwâjî contestait l’authenticité de l’époux « arabe » et la discussion ne débouchant sur aucun consensus, il fit valoir que le fondateur du musée, Berbère et natif d’Oulad Driss, ne connaissait rien aux traditions des Arabes et n’avait pas de légitimité à créer ce musée parce qu’il avait quitté son village pour aller étudier à Marrakech pendant plusieurs années. Lui-même avait pourtant une expérience de la mobilité, puisqu’il avait pour habitude de passer les mois d’été en Suisse auprès d’une ancienne cliente dont il avait un fils.
29À la fin de la saison touristique, les guides nwâji mettent en effet à profit leur carnet d’adresses pour effectuer des visites en Europe, principalement en France, avec une étape à Paris. Ils inversent alors les positions de visiteur et de visité. Toutefois, leur pratique touristique est totalement différente de celles des Européens au Maroc. Ils ne « visitent » pas les nombreuses localités où ils séjournent mais ils s’insèrent dans une vie de quartier, à partir d’un bistrot qu’ils choisissent comme lieu central de leur sociabilité (Cauvin Verner 2007 : 286-290). À l’occasion de ces séjours, ils développent leurs compétences à exercer un travail de médiation culturelle et à paraître d’authentiques Bédouins. Ils perfectionnent leur connaissance des langues et se familiarisent avec les stéréotypes qui dessinent les attentes de leurs clients. Ils constituent des réseaux utiles au développement de leur activité. De retour au Maroc, ils ont gagné un prestige social qui légitime leur activité de guide et leur éventuel pouvoir représentatif de la communauté. Leur production d’autochtonie n’aboutit donc pas à la constitution d’un territoire clos mais au contraire d’un espace d’ouverture où ils deviennent de plus en plus cosmopolites (Friedman 2007 : 10).
30Il en est de même pour ceux qui ont eu la chance de partir étudier dans les grandes villes du Maroc et qui, sans emploi, reviennent au pays s’engager dans le tourisme : contrairement au chamelier qui ne comprend pas le plaisir que peuvent éprouver des touristes à marcher pendant des heures et sans aucun but sous un soleil de plomb, ils sont en mesure d’« objectiver » leur culture, voire de l’idéaliser. Dans leur expérience de la mobilité de circulation ou de transplantation, une nostalgie s’est construite pour leur milieu d’origine. Cette nostalgie les conduit à se réapproprier un héritage culturel, une conscience de groupe, dont ils estiment légitime d’être les porte-parole lorsqu’ils reviennent s’installer définitivement ou même temporairement au village d’où ils sont partis.
31Un certain nombre de guides nwâji, qui se sont liés durablement à une étrangère, sont partis s’installer en Europe. Certains ne reviennent que le temps de leurs congés, les autres le temps d’une saison touristique – on ne sait plus alors laquelle de leurs résidences est secondaire par rapport à l’autre. À quel moment un émigré cesse-t-il d’être le représentant de sa communauté et n’est-il plus habilité à parler en son nom ? La modernisation des transports facilite les allers-retours et, dans cette dynamique, les traits identitaires ne se dissolvent pas nécessairement. Les mouvements migratoires des guides ne sont pas réductibles à une expérience unilatérale d’acculturation. Ils ne sont pas déterritorialisés. Loin de verser dans les valeurs individualistes de la modernité occidentale, on les voit cultiver les liens traditionnels basés sur la parenté. Certains, après des années passées avec une étrangère, reviennent auprès de leurs parents pour y épouser la fille de leur oncle paternel conformément aux règles de l’endogamie qui s’impose aux chorfa. Ils s’appliquent à systématiser leurs coutumes et à diffuser un patrimoine culturel dans la trame duquel se tisse leur autochtonie.
Vers un essentialisme stratégique
32L’activité touristique est susceptible de contribuer au renforcement d’uneagency : l’organisation de circuits de randonnées permet aux Nwâjî de reconstituer un troupeau de dromadaires, de se réapproprier un territoire et de redonner vigueur à des institutions bédouines immémoriales, comme la tradition du prêt de bétail. À la faveur de la mobilité internationale qu’autorise le tourisme, le groupe perpétue une tradition de diversification des activités économiques spécifique aux tribus bédouines qui, selon les aléas climatiques, démographiques, économiques ou politiques, ont toujours dû procéder à des rééquilibrages en s’orientant alternativement vers l’élevage intensif, la guerre, l’agriculture ou le commerce (Khazanov 1983). Les archives en font état : les Nwâjî étaient aussi bien des éleveurs, des caravaniers et des pillards, que des commerçants et des propriétaires d’oasis. Leur pluriactivité et leur mobilité actuelles ne résultent donc pas tant d’un processus d’hybridation que de la perpétuation d’un ethos bédouin. Leur implication dans un certain nombre d’ONG de défense du nomadisme, de coopératives pour le développement de l’artisanat, ou d’écomusées de la vie oasienne, couplée à leur dynamique migratoire, œuvre à maintenir les liens à l’identité collective par-delà les frontières. Toutefois, ces initiatives restent très individualisées. À travers des mobilisations portant en apparence sur des objectifs économiques ou sociaux collectifs, ces Nwâjî cherchent à constituer une élite susceptible, très concrètement, d’évincer ses concurrents, de renforcer son pouvoir économique, d’avoir accès à la mobilité, d’exalter son charisme pour devenir le porte-parole politique du groupe. Soutenus par les touristes, ils peuvent parler fort, mais pour défendre quels intérêts ? Prenons quelques exemples.
33Une constellation de coopératives étatiques ou privées se développe aujourd’hui au Maroc, en milieu rural ou périurbain, pour remédier à la misère économique et sociale. L’élan fut donné en 1986, lorsque des immigrés en France, candidats au retour après la fermeture de l’usine Péchiney d’Argentières dans les Hautes-Alpes, créèrent l’Association Migrations Développement (AMD), pour contribuer à l’équipement des villages du Sud et du Haut-Atlas affaiblis par l’immigration. Afin d’aider les femmes du village d’Oulad Driss marginalisées par un veuvage ou un divorce, des guides nwâjî y montèrent une coopérative de tapis dont on ne peut pas dire qu’elle contribua à revitaliser l’économie locale. Le village ignorait la tradition du tissage de tapis : ils durent faire venir deux ouvrières de la région de Chichawa, située à quatre cents kilomètres au nord, et acheter de la laine industrielle fabriquée en Espagne. Le travail de ces femmes était faiblement rémunéré et vécu comme une épreuve sociale : dès qu’un avenir matrimonial se présentait, elles quittaient leur emploi. La faible production de la coopérative ne laissait pas présager la diffusion des techniques de tissage. Le gros des tapis était acheté au sud de Ouarzazate, dans le gros bourg de Tazenakht spécialisé dans la fabrication de tapis. Le négoce de la coopérative ne fit donc qu’enrichir quelques Nwâjî.
34Alors que la tendance actuelle est à délaisser les vieilles maisons en terre pour bâtir en ciment, certains entrepreneurs nwâjî commencent à acquérir des maisons traditionnelles dans les ksars bénéficiant d’un programme de restauration financé par l’Unesco, pour les transformer en écomusées. Cette promotion d’une esthétique ruraliste et traditionnaliste fait écho à un engouement tout autant occidental que national pour les savoirs et techniques supposés archaïques et menacés de disparition. En effet, au Maroc, les écomusées sont très en vogue depuis le début des années 2000. Les sociologues nationaux recommandent de « briser le stéréotype du rural inculte » en investissant dans la création de musées ruraux « où archiver le passé pour ne pas le perdre en mémoire » (Mernissi 2003 : 89; 96). Participant de cette politique globale de patrimonialisation de la culture rurale qui témoigne d’une nostalgie pour ce qui s’efface et d’une quête de signes identitaires, on voit aussi les casbahs, où plus personne ne veut habiter, être l’objet de couteux programmes de réhabilitation – notamment à N’Kob, où ils s’accompagnent d’une valorisation de la culture Aït Atta censée amplifier la fréquentation touristique. Effet retour de la concurrence, l’autochtonie des entrepreneurs contribue à légitimer les entreprises culturelles. Elle en valide le contenu.
35On observe également une compétition à qui œuvrera le plus efficacement dans le domaine du développement, au travers des ONG qui s’implantent de façon croissante dans le sud de la vallée du Drâa à la faveur du tourisme. Comme on l’a vu, de nombreuses agences locales de circuits de randonnées fonctionnent en association avec des partenaires européens. Ces partenaires adhèrent fréquemment aux différentes chartes du tourisme « durable », « équitable », ou « responsable ». Par exemple, le voyagiste Croq’Nature, affilié à la Fédération Loisirs Vacances Tourisme, fonctionne lui-même en partenariat interne avec une association d’aide aux populations… touaregs : 6% du chiffre d’affaires finance une aide au développement au Maroc, au Mali, en Algérie, en Mauritanie et au Niger10. Cette aide est incontestablement distribuée; pourtant, les guides du Sud marocain ne manquent pas de soupçonner le voyagiste d’instrumentaliser une éthique humanitaire à des fins purement commerciales. Ils estiment devoir être les seuls promoteurs de la solidarité locale.
36Les guides nwâjî ont ainsi créé, en 1999, leur propre ONG : « Azalaï ». Financée par les recettes des circuits de randonnées, elle a pu mettre en œuvre, en quatre ans, six puits, un dispensaire et une école sur le territoire pastoral dévolu aux ‘Arîb, ainsi qu’un centre d’alphabétisation dans le village d’Oulad Driss. Elle leur donne une forte légitimité mais auprès de qui ? Ils sont « autoproclamés ». Se pose alors la question de leur représentativité. Ils fondent leur légitimité sur leur proximité avec le terrain, sur leurs capacités à y expertiser les besoins et à y répondre efficacement. Sont-ils toutefois les porte-parole des nomades du Sud marocain ? Elus locaux et représentants des ONG rivalisent de leurs compétences et de leurs rapports d’activités pour s’approprier le monopole de la survie d’un pastoralisme qu’ils ne pratiquent plus depuis longtemps. Leur engagement ne traduit aucun désaveu de l’État-nation. On remarque par exemple que les guides nwâjî ne réclament pas l’autodétermination du Sahara occidental. Ils cherchent plutôt à acquérir une sorte de citoyenneté culturelle non contrôlée par les élites bourgeoises nationalistes, qui leur reconnaitrait le double droit à la différence culturelle et à l’action participative pour une démocratie plus effective. Seuls les pasteurs nomades en activité menacent encore de sédition à l’occasion des conflits pastoraux. Les ONG n’interviennent pas directement en leur faveur. Mais selon l’appartenance tribale de leur représentant, grâce à leur visibilité transnationale, elles contribuent à modifier le rapport de force et, de fait, les arbitrages.
37Sur les cartes de vœux du voyagiste Croq’Nature, il est écrit que « si tu vois des hommes du désert, dans la foule, même sur les Champs Elysées, tu les reconnais à leur pas souple, à leur regard, et tu les sens à leurs pensées »11. À ressaisir ainsi leur territoire par la promotion touristique de leur culture, les guides nwâjî ne se regardent plus comme des gens complètement ordinaires mais comme les représentants d’un peuple menacé de disparition : le peuple des « Hommes bleus » – matrice d’identification qui, en ce qu’elle efface le différend linguistique, le tracé frontalier et l’historique des guerres tribales, leur permet de figer une image d’eux-mêmes la plus consensuelle possible et la plus efficace à l’échelle transnationale. À l’occasion de l’assemblée générale annuelle du voyagiste Croq’Nature, qui comporte un volet formation, des séances de travail consacrées à l’élaboration et à la promotion de nouveaux produits, les guides nwâjî sont mis en présence de guides touaregs Igoraren du Mali, Kel Ahaggar d’Algérie, Kel Ferwan et Kel Ewey du Niger. Entre eux, s’établit une sorte de confraternité de Sahariens. Ensemble et pour la circonstance, ils produisent une autochtonie saharienne globale qui, se jouant des frontières étatiques et des identités culturelles, élabore une ethnicité commune à tous les Sahariens.
38Toutefois, si l’action militante des guides nwâjî en faveur de la défense du nomadisme, via la création d’ONG, exprime cette quête idéologique d’une identité qui excéderait les appartenances tribales, le processus n’est qu’idéologique et n’a d’efficacité que transnationale. C’est encore le système segmentaire qui gouverne le choix de l’emplacement des puits financés par l’association Azalaï12. Sur chaque ouvrage, un écriteau indique la provenance du financement, ce qui assure en retour la promotion des circuits organisés par les Nwâjî, au détriment de leurs concurrents. Guides et chameliers se plaignent souvent de ne pas être rétribués aux tarifs qu’indiquent les brochures des voyagistes et d’être sanctionnés par des retenues sur leurs salaires quand on estime qu’ils n’ont pas fait correctement leur travail. Certains contestent les cotisations forfaitaires qu’on leur impose pour financer un développement qu’ils n’ont pas nécessairement appelé de leurs vœux et dont ils jugent ne pas profiter. L’argent disparaît parfois on ne sait où, à moins qu’il ne profite à une tribu plus qu’à une autre, car la « solidarité nomade » ne joue qu’à l’échelle globale. Sur le terrain, le sentiment d’appartenance reste fiché aux points de segmentation des groupes et le tourisme envenime les luttes d’accès au territoire. L’énoncé identitaire commun n’aurait donc de valeur qu’en termes d’abstraction.
39L’autochtonie n’est-elle pas plus transnationale que locale ? Elle ne se donne pas pour elle-même mais se construit dans une multiplicité de rapports sociaux d’identification et de différenciation. Elle n’est pas qu’une construction intellectuelle théâtralisée, réduite à être inefficiente. Ni vraie ni fausse, ni jamais tout ni jamais rien, elle est le produit d’une configuration sociale inédite, construite à partir d’expériences partagées sur un territoire donné. Elle engage indiscutablement la reconnaissance d’une identité politique et culturelle au plan local, national, et transnational puisque, paradoxalement, elle se fonde sur une pratique du déplacement, du décentrement qui en fait le lieu d’une juxtaposition de logiques inverses, entre production de la localité et mobilité, entre indigénité et cosmopolitisme, entre nostalgie et aspiration au changement, entre surinvestissement identitaire dans la tradition et volonté d’acculturation aux valeurs occidentales, entre universalisme et individualisme. Dans ce processus d’intensification de l’identité, le tourisme compte pour beaucoup : le métier de guide implique de montrer sa culture, de la rendre voyante, solide, immuable. Jeu d’échelles, grâce aux réseaux transnationaux que tisse l’activité, de minorité régionale discriminée, les Nwajî sont susceptibles de devenir des représentants légitimes des nomades du Sahara. Au titre allégorique d’Hommes bleus, ils peuvent prétendre au statut d’autochtones.
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Notes
1 Les faux guides exercent depuis les années 1970. Main-d’œuvre non qualifiée, ambulante, ils sont rémunérés par les commerçants sous forme de commissions et d’avantages en nature : mobylettes, cigarettes, ou même boissons alcoolisées. On les dit « faux » parce qu’ils ne détiennent pas la précieuse plaque minéralogique délivrée par le ministère du Tourisme. Du coup, leur activité doit rester clandestine. Une brigade de police spécialisée est chargée de les réprimer, surtout dans les grands centres urbains de Fès et de Marrakech où ils sont perçus comme des parasites. Pourtant, cette profession non structurée s’avère une composante majeure des économies locales.
2 Les Aït Atta forment une vaste confédération de tribus berbères, subdivisée en cinq khoms, eux-mêmes fractionnés en tribus semi-nomades qui occupent les hauteurs de l’Anti-Atlas et le pays présaharien entre Drâa et Tafilalet. On les tient pour les descendants des Sanhajas qui fondèrent la dynastie des Almoravides, au 11e siècle. Avant la pacification des années 1930, une part de leur activité consistait à défendre les oasis des convoitises des autres tribus nomades. En échange de cette protection, ils percevaient des redevances annuelles et détenaient des terres. Du coup, leur influence reste prééminente dans toute la région.
3 Dans tout l’Ouest saharien, les Kunta ont une réputation de grands prédicateurs. Leur histoire croise fréquemment celle des ‘Arîb, particulièrement au Mhamîd, pendant les années 1910.
4 Cette version recueillie en 2001 a été traduite de l’arabe en ayant soin de n’y ajouter ni retrancher aucun détail.
5 Selon Jacques Berque, « la tradition fait venir presque tous ces saints d’un foyer de dispersion dans le Sud marocain, la mythique Seguiet el-Hamra. Une telle localisation n’est pas sans intérêt, et il ne l’est pas non plus, que la tradition en soit surtout vive à l’est du Maroc, hors de la construction idrisite, et là où l’on peut supposer que la désagrégation a le plus profondément joué » (Berque 2001 : 170).
6 Zâwiya : établissement religieux, siège d’une confrérie ou d’une école. Les Nwâjî se réclament de la zâwiya de Sidi Bâbâ el Ghâzî, fondée au Maroc en 1526.
7 Concernant le detail de chacun de ces points, je renvoie à ma thèse de doctorat (Cauvin Verner, 2007).
8 Chaque saison, des accidents se produisent : véhicules renversés par des chauffeurs en état d’ivresse, touristes égarés et retrouvés morts de soif.
9 Les groupes maraboutiques avaient pour fonction de superviser les élections des chefs et de servir de médiateurs dans le règlement des disputes. Ils fournissaient la logistique et les témoins du serment collectif, offraient un sanctuaire, servaient de bureau de placement et de centre d’informations, géraient les charges tribales, fournissaient un leadership en cas d’agression, justifiaient le statu quo intertribal (droits de pâturage limités en temps et en espace) et en garantissaient les liens (hospitalité, commerce et fêtes saisonnières). Ils protégeaient les voyageurs et faisaient intervenir la bénédiction divine (Gellner 1969).
10 L’association de voyages Croq’Nature, en partenariat avec l’association Amitié Franco-Touareg, est associée, au Maroc, à l’agence Reima et à l’ONG Azalaï, au Mali, à l’association Echaghil et à l’agence du même nom, au Niger, à l’association ADDS (Alliance pour le développement durable et la solidarité) et à l’agence Agharous, en Algérie, au campement de Toufadet et à l’agence Acacia, en Mauritanie, à l’association El Velah et à l’agence Kaza.
11 La citation est de Deven Paveert, écrivain. Elle est extraite de « Epaves », in Désert. Nomades, guerriers, chercheurs d’absolu, Autrement, 1983, p. 220-230.
12 L’emplacement des puits, les estimations de débit et de maillage, relèvent de la compétence des assemblées villageoises, jemâ’a. Celles-ci sont susceptibles de discuter le caractère stratégique des projets consolidant la mainmise d’une tribu sur un espace pastoral ou d’une agence sur un site touristique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Corinne Cauvin-Verner , « Les Hommes bleus du Sahara, ou l’autochtonie globalisée », Civilisations [En ligne] , 57 | 2008 , mis en ligne le 29 décembre 2011, Consulté le 29 décembre 2011. URL : http://civilisations.revues.org/index1109.html
Auteur
Corinne Cauvin-Verner
Corinne Cauvin-Verner est anthropologue, chercheuse associée au Centre d’Histoire Sociale de l’Islam Méditerranéen (EHESS). Sa thèse, Au désert. Une anthropologie du tourisme dans le Sud marocain, a été publiée en 2007 aux éditions L’Harmattan. Elle a réalisé cinq films documentaires sur le Sahara marocain et publié aux éditions AubanelMaisons et riads du Maroc (2004) et Paysages marocains (2007). [c/o Mme Claire CAUVIN, 19 rue Massenet, 75016 Paris, France – cauvinverner@wanadoo.net.ma].
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