1L'une des questions centrales du dernier livre de H. Claudot-Hawad se rapporte à une interrogation philosophique et sociale très ancienne, celle de l'humanité des Autres. Interrogation qui apparaît sous cet angle abstrait et universel dans les traditions occidentales, rapportées par exemple par des Grecs tels Pline l'Ancien (page 7), qui parlait des « peuples étranges », c'est-à-dire des peuples non grecs. Dans cet ouvrage, l’auteur avance que, si l'altérité apparaît comme l'autre facette de l'identité, sa gestion au sein de chaque société manifeste des visions contrastées de l'ordre du monde. Les représentations et les valeurs d’une société à dominante nomade comme les Touaregs soulignent non pas l'opposition entre différence et identité, mais bien au contraire la nécessité d'un monde pluriel, comportant au moins deux éléments distinctifs, opposés et complémentaires à la fois — thème central du chapitre 7, « Identité et altérité d'un point de vue touareg ». Les divers aspects de la vie sociale et politique des Touaregs apparaissent influencés par ce modèle global.
2Une autre question guide le choix des textes rédigés par l'auteur entre 1989 et 1999, celle de la place et de l'organisation du politique dans cette société nomade au début du xxe siècle (page 8). Dans l'historiographie occidentale, les réponses des Touaregs face à l'occupation coloniale française, avaient été, en effet, présentées comme des faits relevant de choix aberrants, inexplicables, voire irrationnels. Or, tout au long des quatre premiers chapitres consacrés à cette question, H. Claudot-Hawad montre la rationalité des stratégies et des choix politiques adoptés dans cette situation de guerre coloniale. Parallèlement, la division conceptuelle et disciplinaire établie entre l'ordre tribal, censé intéresser les ethnologues, et l'ordre du politique, censé être le domaine des sociologues et des politologues, est profondément remise en question.
3Le modèle du politique n'échappe pas à la vision pluraliste des Touaregs ; l'auteur s'attache ainsi à montrer, en particulier, que l'exercice du pouvoir n'a aucun rapport avec l'image coloniale du « chef suprême », mais qu'il est formé par plusieurs figures sociales, dont l'interaction est seule productrice de légitimité du pouvoir politique. Parmi ces figures, celles du guerrier et du religieux ont été longuement traitées dans les travaux coloniaux et modernes. Or, contrairement à l'interprétation courante qui en soulignent l'opposition et la rivalité, H. Claudot-Hawad avance que dans le modèle touareg, ce qui apparaît comme structurel n'est pas le religieux, mais l'idée qu'il n'existe pas de pouvoir sans contre-pouvoir (page 9, chapitre 4, « Ordre sacré et ordre politique »). Un contre-pouvoir qui peut être interprété par diverses figures sociales : l'artisan, l'initié, la femme… (thème abordé dans le chapitre 5, « Personnages de l'entre-deux »), qui loin d'être figées, sont dynamiques et sujettes à des transformations dans le temps (chapitre 8, « Captif sauvage, esclave enfant, affranchi cousin. La mobilité statutaire chez les Touaregs »).
4Il est précisé également que le pouvoir politique, notamment en cas de crise, n'est pas endossé systématiquement par les guerriers nobles comme on le pense couramment (thème traité notamment dans le chapitre 6, « Élite, honneur et sacrifice »). Le dernier chapitre, « L'oubli du désert » (pages 183-192), aborde le grave sujet de la destruction de la gestion nomade du territoire, dans le contexte des États-nations modernes et des exploitations de pétrole, d'uranium et de charbon (création de frontières, sédentarisation, routes, désastres écologiques…). « Aussi, l'État moderne qui se trouve en rupture avec les lois de la nature incarne-t-il d'un point de vue nomade la barbarie, et chacune de ses mesures dénote-t-elle l'inadéquation fatale entre le cycle des hommes et le cycle de l'univers, conduisant inexorablement au dérèglement du monde et à l'extinction de la vie ». (p. 192).
5Les riches données présentées par l'auteur et ses hypothèses théoriques intéressent les spécialistes, mais elles alimenteront aussi sans doute les recherches comparatives avec des sociétés sahariennes voisines. Ainsi, par exemple, on pourra constater que dans la société bidân ("maure") majoritaire en Mauritanie, se sont concrétisées les mêmes représentations coloniales qui séparaient la dimension politique de la sphère religieuse, fixant des statuts sociaux "guerrier" et "religieux", autrement dynamiques ; de même, l'idée du "chef suprême" censé agir et décider en toute solitude, comme si les contre-pouvoirs — internes et externes aux groupes de parenté — étaient inexistants. Si en pays touareg les administrateurs parlaient de "sultan" ou d’"amenukal", chez les Bidân ils préféraient parler d’"émir", ou de "chefs de tribu", autant de figures politiques qui, à force d'être imaginées et décrites sous cet angle par les observateurs coloniaux, ont fini par convaincre certains auteurs de leur véracité historique. Les études comparatives pourraient aussi apporter des réponses à des questions importantes, comme les raisons de l'éloignement culturel et politique des sociétés bidân et touarègue qui, comme le soutient H. Claudot-Hawad [Touaregs. Apprivoiser le désert, Gallimard, 2002], s’inscrivaient [au moins jusqu'au xviie siècle] dans un continuum socio-culturel au Sahara.
6Le tableau général de la situation sociale et politique actuel des Touareg que nous présente H. Claudot-Hawad est très grave, marquée par la « fragmentation extrême de l'espace politique ». La rébellion des années 1990 illustrerait « le malaise né de l'étouffement du "politique", de ses structures et de ses dynamiques, pour aboutir à une rétraction de la société à l'échelle tribale, familiale, individuelle, aggravant la marginalisation des êtres, l'opacité de leur avenir et la violence prévisible des réactions qui émailleront encore cette lente extinction ». (p. 80). On peut se demander cependant si cette extinction annoncée — terrible, effrayante, injuste — concerne tous les Touaregs ? La réponse est apportée dans une autre publication [Ibidem supra, Gallimard, 2002] qui évoque la diversité des situations vécues par les divers groupes touaregs selon les pays où ils habitent : grands programmes autoritaristes de sédentarisation planifiée dans les années 1970-80 par les États arabo-musulmans (Libye, Algérie) ou interruption brutale et tragiquement improvisée du mode de vie, des activités économiques pastorales ou commerciales, dans les États sahéliens pour cause de misère et de guerre suite aux sécheresses de 1974 et 1984 ou lors des conflits armés et des répressions sanglantes menées dans ces Etats notamment de 1990 à 1996.
7Sur le plan de la forme, enfin, on apprécie les belles photos choisies dans ce livre, mais on regrette l'inexistence d'index des noms de lieux, des noms de personnes et des notions évoquées qui auraient facilité la lecture aussi bien des spécialistes que du grand public.