Insoumise et meurtrie, Misrata s'obstine, dos à la mer, à défier
Muammar Kadhafi, ses chars, ses roquettes, ses obus de mortier et sa 32e brigade, l'unité d'élite que commande son fils Khamis. Mais l'enclave rebelle, assiégée de toutes parts et écrasée deux mois durant sous un déluge de fer et de feu, a fait mieux: à l'usure, elle a bouté, à la mi-mai, hors de ses murs les soudards et les snipers du Guide, avant de desserrer quelque peu l'étau.
Bien sûr, la troisième ville de Libye, située à 200 kilomètres à l'est de Tripoli, demeure vulnérable. Pour la seule matinée du 4 juillet, la clinique Hekma a reçu du front sud quatre cadavres et une dizaine de blessés. Il arrive qu'un missile Grad fauche en pleine nuit une famille; et que les ambulanciers rapatrient à tombeau ouvert jusqu'à l'hôpital de campagne de Dafniah (ouest), logé dans un corps de ferme, une poignée de chabab(combattants) cisaillés par des shrapnels.
Un paysage urbain dantesque, entre Beyrouth et Vukovar
Il n'empêche,
bien loin de Benghazi, fief de l'insurrection, et bien avant que les maquisards du djebel Nefousa, dopés par les parachutages d'armes françaises, viennent menacer la capitale par le sud-ouest, la prospère cité portuaire et ses 400 000 âmes ont enfoncé un coin dans le "Muammarland"... Au prix fort, il est vrai. Environ 1500 morts et un paysage urbain dantesque, entre Beyrouth et Vukovar.
Immeubles ravagés, façades éventrées, criblées d'impacts ou noircies par les flammes: pas un bâtiment de la rue de Tripoli n'a été épargné. Ici, la carcasse calcinée d'un tank de facture soviétique; là, deux camions bennes jaunes placés en travers de cet axe central au bitume scarifié par les chenilles de chars; plus loin, des conteneurs lestés de sable aux flancs zébrés de rafales. Quant aux escaliers de cette tour réduite à l'état de squelette de béton, promontoire favori des tireurs embusqués de Kadhafi, ils sont jonchés de douilles et de tubes de roquettes.
Au coeur du chaos a surgi une "exposition militaire" improvisée.
Gianluigi Guercia/AFP pour L'Express
En lisière de ce chaos a surgi une "Exposition militaire". A même le trottoir, derrière un blindé sur lequel on hisse les enfants le temps d'une photo, des collections d'engins de mort de tous calibres; à l'intérieur, sur des panneaux piqués de fleurs artificielles, les portraits des chahid(martyrs) et des disparus. Une mémoire à vif: chaque quartier de Misrata consacre un musée à cette guerre inachevée. A Zawit al-Mahjoub, on a pris soin de réunir dans un même hommage les résistants d'hier et ceux d'aujourd'hui.
Le despote foulé au pied
C'est au ras du bitume que se mesure la haine qu'inspire Muammar Kadhafi dans les fiefs de la "Libye libérée". A l'entrée de cet hôtel de Benghazi, berceau et bastion de la rébellion, toute voiture s'essuie les pneus sur un portrait du guide de la Jamahiriya. Il va de soi que Misrata pratique assidûment le piétinement d'effigie, sport favori des régions rebelles et suprême marque de mépris dans le monde arabe. Tel est le cas sous le portique de sécurité de la clinique Al-Hekma comme sur le seuil de chaque classe de cette école primaire du quartier de Zawit al-Mahjoub. De même, la "révolution du 17 février", référence aux premières manifestations hostiles au "leader" honni, a suscité par milliers les vocations de caricaturistes. Sur les murs, comme dans les colonnes d'une presse aussi pléthorique qu'inégale, on croque férocement Kadhafi et les siens, avec mention spéciale pour le fils cadet, Seïf al-Islam. Un peu comme s'il fallait, pour s'affranchir de décennies de déférence obligatoire et obsédante, ravaler le despote au rang de clown obscène.
V. H.
Légataire d'une vieille tradition d'indocilité, l'élite locale n'a jamais pardonné à Kadhafi, qui fut pourtant lycéen ici, d'avoir escamoté le souvenir de Ramadan al-Suwaïly, héros voilà un siècle du soulèvement contre l'envahisseur italien, puis fondateur de la première et éphémère république tripolitaine. Pour avoir dénoncé sur la chaîne qatarienne Al-Jazira la répression à balles réelles du soulèvement de février, un de ses descendants a d'ailleurs été enlevé par les séides du régime, avant qu'un commando rebelle lui rende sa liberté.
"Ici, constate d'une voix douce Abdullah al-Fortia, héritier d'une influente dynastie locale, on n'a jamais aimé courber l'échine." La famille sait ce qu'il en coûte de tenir tête aux caïds de la Jamahiriya: le père de ce directeur d'hôpital est mort en prison, tout comme son frère Ghassim, tué lors du massacre du pénitencier d'Abou Slim, en juin 1996; quant au cadet, Mohamed, il a péri aux premières heures de l'insurrection, lorsque la troupe mitrailla les civils déployés devant un hôpital afin d'en protéger les patients.
"Cette révolte était à nos yeux la dernière chance d'en finir, poursuit Abdullah sous les moulures de la villa cossue qui abrita maintes réunions clandestines. Nous n'avions plus rien à perdre. Kadhafi a commis l'erreur de s'acharner sur des citoyens pacifiques, au point de les inciter à s'engager à nos côtés. Au fond, notre force vient davantage de lui que de nous. Mais Misrata doit avant tout sa victoire à la clairvoyance des meneurs: dès la première nuit du soulèvement, des comités - dont un comité militaire - ont pris les choses en main."
Pas d'expertise guerrière, des trésors d'ingéniosité
De fait, les insurgés, souvent dépourvus de toute expertise guerrière, ont déployé des trésors d'ingéniosité. Témoin, le blindage artisanal des pick-up, habillés de plaques de métal et dotés de bitubes antiaériens ou d'un canon de char. Fils d'un ex-officier abattu d'une balle dans la tête dès le 19 mars, après avoir anéanti au lance-roquette trois tanks, Hamza, 17 ans, dévoile le trou percé dans le mur de la maison familiale: "Tous les habitants de la rue de Tripoli ont fait de même, explique-t-il. Ce qui a permis aux chabab de progresser à couvert pour aller débusquer les snipers de la tour Tamin."
Les combattants surveillent le front en s'abritant derrière des conteneurs lestés de sable.
REUTERS/Zohra Bensemra
Au sein de la katiba (brigade) d'Abdelmonem combattent au coude-à-coude des étudiants, des ingénieurs, des hommes d'affaire, des commerçants, des banquiers et des paysans. A l'en croire, ce père de famille de 38 ans, d'ordinaire prof de chimie, n'avait jusqu'alors "jamais touché un fusil". "La question ne s'est posée ni pour moi ni pour les miens, assure-t-il. J'ai le devoir de défendre la terre et les enfants de Misrata."
Depuis peu, on croise Abdelmonem à la clinique Al-Hekma: nommé "officier de liaison", il veille désormais sur le bien-être des volontaires blessés. "Mais s'il le faut, s'empresse de préciser l'enseignant barbu, je file illico sur le champ de bataille." Aurait-il pris goût aux tranchées? "Franchement, non. Le jour de la chute de Kadhafi, je rends ma kalachnikov et je reprends mes cours." Une certitude que partage Ahmed, un camionneur qui entend le rester. "C'est une parenthèse dans ma vie, assure ce robuste gaillard. Même si, côté boulot, je serais soulagé de me débarrasser de ces corrompus de kadhafistes."
Réunis dans un local prêté par le conseil de transition de Misrata, les musiciens de Sound of Freedom, groupe de "rock-folk-country" fondé voilà un mois à peine, rodent les onze titres - délibérément révolutionnaires et patriotiques - de l'album qu'ils s'apprêtent à enregistrer. Il y a là Mohamed, chanteur, designer de sites Web et étudiant en technologies de l'information; Hassan, le parolier, fraîchement rentré de Malte, où il jouait les garçons de café; et Rabi, guitariste et disciple des Pink Floyd. Manque le batteur, Youssef, retenu pour l'heure sur le front de Dafniah (ouest). Son copain Mohamed a lui aussi fait le coup de feu.
Pas un bâtiment de la rue de Tripoli n'a été épargné.
Gianluigi Guercia/AFP pour L'Express
"Les types d'en face ont fini par m'arrêter, raconte ce cérébral mince et tourmenté. Ils ont torturé des prisonniers devant moi, mais ont fini par me relâcher: je simule assez bien la folie. En revanche, plusieurs membres de ma famille sont encore en résidence surveillée à Zliten." Allusion à ce verrou stratégique sur la route de Tripoli, que la rébellion brûle de conquérir. "Attaquer ou pas ? Les leaders politiques et les combattants eux-mêmes sont divisés, concède un notable influent. Mais soyons francs: sur le terrain, les commandants n'en font qu'à leur tête."
En filigrane affleurent des rancoeurs diffuses, identitaires ou tribales, que le clan Kadhafi tente d'attiser, comme on sème des mines à l'heure de la retraite. S'ils jugent les cousins de Benghazi trop tendres face à l'ennemi, les habitants de Misrata en veulent surtout à leurs voisins immédiats. "Soyons indulgents avec ceux de Zliten, tétanisés par la peur, suggère notre dignitaire. Mais pas envers les gars de Tawarga, côté est: eux ont prêté main-forte aux agresseurs."
Un cocktail de paranoïa et d'espionnite
Un autre virus, cocktail de paranoïa et d'espionnite, empoisonne parfois l'atmosphère. Le reporter-photographe qui mitraille un blessé sans l'aval de l'infirmier s'attire cette sentence: "Toi, tu bosses pour Kadhafi!" "L'héritage de décennies de tyrannie, soupire un commerçant: en chacun de nous sommeille un petit Muammar. Pas facile de l'extirper."
Patron d'une herboristerie, Sadik est sans nouvelles de 13 de ses proches.
Gianluigi Guercia/AFP pour L'Express
Si les viols demeurent tabous, tel n'est pas le cas des kidnappings. Directeur du bureau des martyrs, des blessés et des disparus, Tarek Abdul al-Hadi, par ailleurs procureur de la ville, recueille et compile les formulaires que remplissent des parents rongés par l'angoisse. Le 2 juillet, il recensait 1 224 cas de disparitions, dont une cinquantaine concernant des femmes et 44 des étrangers, Egyptiens, Syriens ou Palestiniens. Les plus visés? A l'évidence les hommes en âge de combattre. Patron d'une vaste herboristerie, Sadik est ainsi sans nouvelles de treize de ses proches. "Les ravisseurs, soutient-il, reçoivent 3 000 dinars - soit environ 150 euros - par tête. La plupart des captifs sont transférés à Tripoli. On leur extorque des confessions télévisées et on les force à manifester en faveur du Guide. Autant dire que je scrute tous les reportages sur la place Verte de Tripoli [haut lieu des rassemblements orchestrés par le régime]. En vain pour le moment."
Misrata, ville martyre, mais certes pas ville fantôme. Réinventer la routine, c'est déjà résister. Au gré des avenues, des escouades de jeunes volontaires - bob rouge et chasuble jaune fluo - curent les caniveaux. On peut ici, tandis que tonnent au loin les lance-roquettes, commander une pizza, surfer sur le Net à 2 heures du matin dans un cybercafé privé ou emmener les enfants faire de la balançoire et du toboggan place de la Liberté. Sur la route de Dafniah, l'école Taqadum a entrouvert dès le 15 juin son portail métallique, histoire d'accueillir 200 élèves désoeuvrés de 5 à 12 ans.
L'école Taqadum a rouvert son portail dès le 15 juin, mais la guerre marque encore le rituel du rassemblement.
Gianluigi Guercia/AFP pour L'Express
Il ne s'agit nullement de chasser la guerre des esprits. Elle est ici partout: sur l'un des murs vert pistache de l'édifice, balafré d'impacts; dans la salle où sont exposés les travaux manuels, chars de carton, kalach' en bois et maquettes d'immeubles pris d'assaut. Mais aussi dans le martial rituel du rassemblement. Alignés dans la cour, les gamins martèlent en cadence le sol, entonnent la main sur le coeur l'hymne en vigueur avant le coup d'Etat qui, en 1969, porta au pouvoir un jeune capitaine impétueux, psalmodient en choeur un verset du Coran puis déclament un poème grandiloquent à la gloire de Misrata l'indomptée. Dire qu'eux et leurs aînés ont, sous la férule du même principal et avec une égale ardeur, glapi les louanges de ce Kadhafi que leurs dessins dépeignent en satrape grotesque assoiffé de sang...
Le vendredi matin, non loin de l'hôtel Al-Baraka, palace au luxe insolite, badauds et acheteurs affluent en rangs serrés vers le marché aux oiseaux. On y trouve pigeons, poules, oies, pintades, canards et perruches. Mais ni faucons ni vautours. Rapaces et charognards auraient-ils déserté pour de bon les cieux de Misrata l'indomptée?