Nous sommes au 14ème siècle ; dans une ville d’Afrique noire. Les Occidentaux ne sont pas encore arrivés sur les côtes africaines, et donc n’ont encore jamais pénétré dans l’hinterland continental dans le but fallacieux que l’on connaît, celui d’apporter la civilisation aux peuples affublés du vocable « barbares ». Et pourtant, dès 7 ans, dans cette ville d’Afrique médiévale, tous les enfants vont déjà à l’école ! Ils y étudient la grammaire, l’arithmétique, l’algèbre, l’histoire, les sciences, le Coran, la géométrie, etc. Des années plus tard, on les retrouve dans l’une des nombreuses universités de la ville. Ils sont encadrés par des savants noirs et des professeurs qui entretiennent un programme d’échanges avec les autres universités de la région et des royaumes voisins. Ils étudient le droit, la philosophie, la physique, la chimie, les mathématiques, l’architecture, l’astronomie, la théologie, la dialectique, la rhétorique, la géographie, la médecine, l’art, la musique, etc. Le recteur veille au grain : les diplômes sont consciencieusement délivrés. Les étudiants, toujours plus nombreux dans la cité, se comptent par exemple par dizaines de milliers dans une des universités. Ils font des travaux dans lesquels ils citent des auteurs passés et contemporains. Vous en doutez ?
Dans cette ville d’Afrique noire donc, centre d’une intense activité intellectuelle entre le 14ème et le 17ème siècle, les bibliothèques se comptent par centaines ; la majorité est construite par de riches commerçants noirs et le riche appareil d’Etat qui a développé toute une administration efficiente. Les professeurs et les oulémas (savants musulmans) écrivent et publient des ouvrages qui sont ensuite recopiés et vendus aux marchands venus aussi des régions très lointaines. C’est que la ville grouille de monde et est devenue aussi un grand carrefour commercial où des marchands viennent de l’Orient et du sud de l’Europe pour faire des affaires et s’approvisionner de toutes sortes de marchandises : livres, or, barres de sels, esclaves, etc. Mais quelle est donc cette inconcevable histoire des peuples noirs d’Afrique, qui s’est passée à Tombouctou, et dont beaucoup n’en ont encore certainement jamais entendu parler ?
Commençons par croiser les informations et confronter les documents afin de présenter les éléments constitutifs de la civilisation tombouctienne, qui fut l’un des plus importants centres culturel, intellectuel et commercial du monde médiéval.
De quoi Tombouctou est-il le nom ?
Tombouctou n’est pas le bout du monde malgré le jargon populaire qui tend à le signifier, mais peut-être bien son centre, en tout cas, au moins pour la majorité d’historiens qui se fascinent aujourd’hui devant la portée scientifique significative que la cité des sables représente pour la réhabilitation des civilisations des peuples noirs en général. La prestigieuse cité sahélienne, aux confins de l’immensité du Sahara, le plus vaste désert aride au monde, est située à l’orée de la rive gauche de la boucle du fleuve Niger, non loin des falaises de Bandiagara, où vit actuellement le peuple Dogon. Difficile d’accès par route depuis Bamako à 1070 km au sud, depuis Gao à 425 km à l’est ou même Oualata à l’ouest, Tombouctou, au centre de l’actuel Mali, fut à la fois un important carrefour commercial et le centre mythique d’une très importante civilisation où la vie intellectuelle et spirituelle fascinent, tellement son existence parait mystérieuse. Pourtant, Tombouctou est loin d’être une légende mais bien une réalité historique attestée.
Tombouctou ou Tim Bouctou signifierait « puits » ou « lieu » de Bouctou en tamashek (la langue des Touaregs), Bouctou étant le nom d’une femme à qui un groupe de nomades Touaregs confiait la garde de leurs premiers campements lors des longues transhumances à travers le désert . Géographiquement mieux situé entre le fleuve, les mines de sel (dont Oualata fut la porte d’entrée) et les mines d’or par rapport aux principaux centres commerciaux de la région fréquentés par les Orientaux qu’étaient alors Gao et Djenné, le petit campement va devenir un lieu-marché d’abord des barres de sel. Cette marchandise est alors une denrée incontournable, deux fois plus chère que son pesant d’or, puisqu’en absence d’autre moyen, seul le sel permet une meilleure conservation des aliments, notamment de la viande et du poisson. Nous sommes à la fin du 11ème et au début du 12ème siècle de notre ère.
Bien sûr, à cette époque déjà, avant le commerce triangulaire transatlantique, se pratique l’esclavage des Noirs, vendus aux marchands Arabes venus d’Orient (traite transsaharienne et interne), et qui connaissent la région depuis le 7ème siècle. On y vend aussi des chevaux, du cuir, des plumes d’autruches, des noix de kolas, des tissus, des épices, de la poterie, des objets d’arts (pièces de bronze, sculptures d’ivoire, etc.), des outillages d’agriculture, d’élevage, de construction, de chasse et d’autres outils en métal, du blé, des raisins secs, du tabac en sacs. Ces marchandises sont transportées par des caravanes de chameaux appartenant à des marchands Noirs, Arabes, Perses ou Juifs. C’est en tout cas ce qu’établissent le cartographe Abraham Cresques (1325-1387) et Léon l’Africain (Al Hassan ibn Muhamad al-Wazzan) à la suite des milliers de documents manuscrits trouvés à Tombouctou. Beaucoup de ceux-ci montrent par exemple que le commerce de l’or entre la Tombouctou islamisée et tolérante, alors premier producteur aurifère du monde, et l’Espagne des intégristes chrétiens de la Castille, fut porté essentiellement par des Juifs ; que l’activité bancaire et les spéculations qui ont cours dans des activités de telle ampleur étaient déjà présentes dans cette cité médiévale qui est aussi un espace de brassage culturel et religieux.
D’ailleurs on remarquera avec une curiosité certaine que plus que toutes autres marchandises, c’est le marché du livre (manuscrits) qui est le principal intérêt commercial entre le 14ème et le 17ème siècle ; que, bien avant l’arrivée des esclavagistes occidentaux au 16ème siècle, lesquels restèrent d’ailleurs sur les côtes de l’Atlantique sans pénétrer dans le continent, Tombouctou était déjà un incontournable carrefour culturel dans le monde médiéval.
La vie intellectuelle, culturelle et marchande à Tombouctou.
Ces cinquante dernières années, les recherches archéologiques ont permit de mettre à jour une importante documentation historique de la civilisation tombouctienne. Parmi les plus célèbres manuscrits trouvés à Tombouctou se comptent le Tarikh es-Sudan (Histoire ou Chronique du Soudan) , qui raconte l’épopée des successions royales à Tombouctou, le Tarikh el-Fettach (histoire médiévale du Soudan) d’une portée scientifique insoupçonnable. On l’aura compris : appelé parfois Soudan (qui signifie « pays des Noirs »), l’empire du Mali (13ème-14ème siècle - fondé par Soundjata Keita vers 1230) occupe alors une grande partie de l’Afrique de l’Ouest en deçà du Maghreb, depuis la Mauritanie et le Sénégal actuels jusqu’au Soudan et au nord de la boucle du fleuve Niger, en balayant l’essentiel du vaste couloir saharien. Ce grand empire est à lui seul beaucoup plus spacieux que toute l’Union européenne des 27 membres.
Parmi les grands auteurs et universitaire de cette époque médiévale se comptent Mohamed Bagayoko, maître du savant Ahmed Baba (1556-1627) qui, lors de sa captivité par les troupes marocaines en 1595 enseigna aussi à l’université de Marrakech. (précisons qu’entre temps, s’étaient effectuées vers le 11ème et le 12ème siècle la colonisation et la conversion à l’Islam, de gré ou de force, des populations locales noires qui vivaient dans le Maghreb et l’occupation de la région par les conquérants Arabes venus d’Orient).
D’autres érudits et universitaires sont Ahmed-Moyâ, Mohamed el-Amin, Abdul Abbas, Ali Takaria, El-Moghili, El-Qalqachandi, Mohammed Ben Mahmoud, Ali Ben Ziyad (Wisigoth islamisé) et bien sur Abderrahman Sâdi (1596-1656) et Mahmoud Kâti dont une partie considérable des ouvrages de sa bibliothèque a été conservée jusqu’à ce jour par sa descendance. D’autres manuscrits de Tombouctou sont des commentaires des savants de Bagdad, de Cordoue ou de Djenné, la mystérieuse cité de terre aux portes du Sahara.
Ainsi donc, la métamorphose majeure de Tombouctou s’est davantage faite sur le plan intellectuel que commercial. D’après le Tarich es-Sudan, œuvre du savant Sâdi Abderrahman, un autre manuscrit trouvé à Tombouctou, le plus exploité à l’heure actuelle, ainsi que de nombreux autres documents historiques, il existait des centaines d’écoles et des universités partageant les mêmes locaux que les très grandes mosquées de l’empire, car l’éducation incluait l’apprentissage du coran. Citons l’Université de Gao, l’Université de Sankoré (la plus prestigieuse d’entre toutes), l’Université de Sidi Yahya (au sud de la précédente), l’Université de Djingareyber au sud-ouest de l’actuelle Tombouctou. La construction de cette dernière, véritable monument historique, est l’œuvre du richissime empereur Kankan Moussa qui, pour son pèlerinage à la Mecque, se déplaça avec une escorte de soldats estimée à 60.000 hommes et chargée de tonnes d’or (11 tonne ?). A son retour en 1325, il ramena de nombreux docteurs, érudits, intellectuels et autres lettrés attirés par sa richesse, dont l’architecte Arabe d’origine Andalouse Abu Ishaq es Sakali, chargé de bâtir Djingareyber.
Toujours d’après ce même manuscrit (le Tarich es-Sudan), le niveau intellectuel des étudiants et des enseignants était au moins comparable à ceux des arabes, bien qu’un certain nombre de concepts philosophiques et scientifiques antiques soient introduits par ces derniers aussi bien en Afrique qu’en Europe de la même époque. Commentant ce manuscrit, Cheik Anta Diop montre que les Tombouctiens « étaient même parfois plus forts », ainsi que l’illustre l’exemple du professeur Abderrahman-Et-Temini, arabe originaire d’Hedjaz. Il « se fixa à Tombouctou et trouva cette ville remplie d’une foule de jurisconsultes soudanais. Aussitôt qu’il s’aperçut que ceux-ci en savait plus que lui en matière de droit, il partit pour Fez, s’y adonna à l’étude du droit, puis revint se fixer de nouveau à Tombouctou. »
Le manuscrit de Sâdi donne la bibliographie de 17 savants. L’on y apprend aussi que pendant les cours, la « logique formelle » d’« Aristote était commentée couramment à Sankoré », notamment par les professeurs El-Qalqachandi et Mohammed Ben Mahmoud . Par rapport à cette logique de la grammaire, l’on sait aujourd’hui que les Egyptiens, « sous la XIXème dynastie, 1300 av. J.-C., [soit] deux mille ans avant Aristote, le [soi-disant] ‘‘créateur’’ de la logique de la grammaire » connaissait bien celle-ci, et que, précise Anta Diop, comme beaucoup d’autres concepts supposés d’Occident, cette logique grammairienne « naquit d’abord en Afrique noire, connut un développement particulier en Grèce et revint en Afrique au moyen âge. » Or les Egyptiens sont alors un peuple essentiellement composé de Noirs comme l’indique « tous les auteurs antérieurs aux falsifications grotesques » (Anta Diop). Ainsi Aristote, Strabon, Diodore et surtout Hérodote, le « père de l’histoire » reconnaissent l’origine noire des Egyptiens auprès de qui ils ont étudiés (Note d’introduction d’Anta Diop, dans Civilisation ou Barbarie, déjà cité – voir note de bas de page).
Ainsi, aussi étonnant que cela puisse paraître à nous qui scrutons ce passé avec les à-priori du contexte peu reluisant qui est celui de l’Afrique depuis l’esclavage jusqu’à nos jours, à Tombouctou il existait bien au moyen âge déjà une tradition scientifique de recherche « si révolutionnaire qu’elle fut longtemps suspecte en Europe. (…) On avait l’habitude de travailler avec des documents, de citer des auteurs antérieurs ou contemporains, de se constituer d’immenses bibliothèques au détriment de toutes autres nécessités, d’écrire soi-même des ouvrages. » (Anta Diop) . Sous la supervision de leurs enseignants, les étudiants passaient des contrôles réguliers durant leur scolarité, jusqu’à l’université. C’est « consciencieusement » que les professeurs établissaient les diplômes pour attester des connaissances acquises par les étudiants qui se comptaient par milliers.
En guise de conclusion partielle, disons simplement que, comme le faisait remarquer le savant français Volney en 1820, l’esclavage du nègre a rendu amnésique la mémoire de l’humanité à l’égard du passé de ce peuple.(A suivre…)
1-D’où vient le nom Tombouctou, Jeune Afrique, 15 octobre 2006.
2-Abderrahman Sâdi, Tarich es-Sudan, trad. O. Houdas et Ernest Leroux, Paris, 1900 (réédité par A. Maisonneuve en 1981).
3-Mahmoûd Kâti, Tarich el-Fettach, trad. O. Houdas et M. Dellafosse, Paris, 1913 (réédité par A. Maisonneuve en 1981).
4-Abderrahman Sâdi, Tarikh es-Sudan, idem, pp. 83 et 84.
5-Cheik Anta Diop, Civilisation ou barbarie, Ed. Présence Africaine, Paris, 2008, p. 409.
6-Abderrahman Sâdi, Tarich es-Sudan, trad. O. Houdas, Ernest Leroux, Paris (réédité par A. Maisonneuve en 1981), chap. X, p. 65.
7-Abderrahman Sâdi, Tarikh es-Sudan, op. cit., p 66.
8-Cheik Anta Diop, Civilisation ou barbarie, op. cit., p. 410.
© Correspondance : Betran KOMNANG - Bruxelles, Belgiqu