Barkhane risque le grand écart
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L'attaque sanglante de l'Hôtel Splendid à Ouagadougou le 15 janvier 2016 a de nouveau endeuillé le Sahel et le monde. Mais l'enlèvement de deux Australiens le même jour est un signe bien plus inquiétant. Le Sénégal, la Guinée, le Burkina Faso et le nord de la Côte d'Ivoire apparaissent dans le viseur d'AQMI. Ce troisième point d'ancrage jihadiste, inédit dans ce coin de la bande soudano-guinéenne (1), pourrait ouvrir cette région francophone et très peuplée à la pénétration terroriste.
Le terme convenu de BSS (bande sahélo-saharienne) pour désigner la zone d'action de Barkhane va progressivement se transformer en B3S: Bande Soudano-Sahélo-Saharienne. Un triangle jihadiste transsahélien, de plusieurs milliers de kilomètres, insoutenable pour les 3500 soldats français, relie désormais la Libye de l'Etat islamique et le bassin du Lac Tchad (où sévit Boko Haram) à la périphérie méridionale du Mali.
Le pari d'AQMI en passe d'être gagné
Depuis 2013, AQMI a survécu en se fondant dans les populations touarègue, arabe et peule du Mali. Evoluant tels des bergers à pied ou à moto, ils harcèlent l'armée malienne en reconstruction, la MINUSMA et leurs concurrents islamo-mafieux. En quittant l'Azawad pour le Sud libyen en 2013, AQMI a effectué un repli stratégique ponctuel, vital, à l'abri (momentané) de l'action militaire internationale. Son pari paie aujourd'hui et sa résurgence devient possible.
En 2014, 40 attaques liées à AQMI (2) ont été comptabilisées au Mali. En 2015, on y déplore 98 attaques et trois au Burkina Faso dont le premier enlèvement d'un Occidental depuis 2013. Ces trois dernières semaines, AQMI a déjà frappé six fois, essentiellement des cibles à haute valeur ajoutée: une Suissesse enlevée à Tombouctou le 8 janvier, l'attaque à Ouagadougou et, plus discrètement, le rapt de deux Australiens dans le Nord burkinabé le 15 janvier.
Mokhtar Belmokhtar pénètre un nouvel espace au sud du Mali
Cette recrudescence est d'autant plus inquiétante que l'enlèvement d'étrangers constitue un mode opératoire bien plus complexe que la pose d'une bombe ou qu'une attaque suicide à la kalachnikov. Préparation, extrême minutie et coordination entre des équipes dissociées sont de rigueur. En annonçant que l'Emirat du Sahara les a enlevés au nom d'AQMI, Ansar Dine négociera sûrement leur libération. Le bras armé d'AQMI au Mali, Al-Mourabitoune, devrait les garder sous son emprise, si son chef Mokhtar Belmokhtar n'a pas sous-traité la gestion des otages au Front de Libération du Macina, qui revendique un califat peul du sud-est mauritanien au nord burkinabé.
D'évidence, Mokhtar Belmokhtar a su réactiver ses cellules d'Afrique noire, lui le seul Arabe à posséder autant d'influence au sud du fleuve Niger. Il n'en est pas à son coup d'essai: In Amenas en 2013, Bamako en 2015 portent sa signature. Depuis son retour au sein d'AQMI le 5 décembre 2015, il s'affirme comme le grand chef de guerre d'une région qui s'étend toujours plus au sud du Mali. En fin stratège, il a su saisir une opportunité de taille: les troupes d'élite du Burkina Faso ont été démantelées suite à la tentative de putsch de septembre 2015. Et le choix d'un commando local (3) et inédit (deux femmes présumées) ajoute à la discrétion. D'ailleurs, aucun dispositif sécuritaire ne peut constituer une parade certaine à de telles attaques-suicides. Paris en est un exemple criant.
AQMI ne contourne pas une illusoire "ligne Maginot". AQMI survit à la pression de Barkhane et de l'Etat islamique
Considérer cette poussée terroriste comme le contournement d'une « ligne Maginot » au Sahel est une illusion dangereuse. Illusion car elle nourrit l'image d'Epinal de soldats statiques, coudes à coudes face au Nord, aveugles sur leurs flancs. Dangereuse car elle occulte la raison d'être de Barkhane, sa mission et sa vraie nature. Sa raison d'être tient à la terrible loi de l'arithmétique financière: le souci d'efficience extrême s'est traduit par 3500 soldats (moins qu'au Mali en 2013) déployés dans une immensité plus grande que l'Europe. Sa mission est d'essence partenariale: "appuyer les forces armées des pays partenaires de la BSS" par un réseau opératif de Nouakchott à N'Djamena, de Madama à Ouagadougou. La vraie nature de Barkhane est d'être une opération dispersée et non linéaire où les unités, mobiles et capables de surprendre un adversaire fugace, combattent à 360°. Barkhane y parvient mais use son parc aérien, vital, jusqu'à la corde.
De fait, AQMI n'a pas le choix. Au nord, la Libye, voire la côte de la Tunisie au Sinaï, lui est vivement contestée par l'Etat islamique. A l'ouest, l'Algérie maintient 40.000 soldats à ses frontières. Au centre du Sahel, tous ses convois sont frappés (10 terroristes d'Al Mourabitoune ont encore été neutralisés à Ménaka au Mali le 20 décembre 2015). Les opérations du G5 Sahel appuyées par la France ratissent les zones rouges et brisent son réseau logistique. La pression a si bien réduit sa liberté d'action qu'AQMI approche désormais la frontière ivoirienne (4).
Comment éviter l'écartèlement? (5)
Barkhane devra réagir car, de fait, le Burkina Faso appartient au G5 Sahel et accueille nos forces spéciales. De plus, la pénétration jihadiste des sociétés noires au sud du Sahel, dont l'islam s'est adapté aux traditions locales aux côtés des chrétiens, serait particulièrement dangereuse tant leur imbrication est forte. Enfin, l'espace du Sénégal au Burkina Faso, francophone, comprend des alliés de poids: Dakar et Abidjan.
Un retrait des bases actuelles serait contre-productif. Les 1200 hommes de N'Djamena au Tchad contiendront bientôt la menace en Libye. L'allègement des 1000 hommes de Gao au Mali constituerait une victoire stratégique pour AQMI, dont le fief de l'Adrar des Ifoghas est à portée, et une aubaine pour tous les trafiquants.
Une réorientation partielle des opérations semble plus appropriée. Profitant de la baisse conjoncturelle des attaques dans l'Azawad, des opérations d'envergure, comme Vignemale en novembre, pourraient reproduire le travail de sape du réseau logistique jihadiste, cette fois-ci au Burkina Faso.
Ailleurs, l'intégration au G5 Sahel semble un préalable. C'est bien l'intérêt du Sénégal qui peut se montrer légitimement inquiet: la Gambie, enclave le coupant presque en deux, s'est récemment proclamée "Etat islamique". Un nouveau groupement tactique dans sa partie orientale, à Tambacounda par exemple, permettrait de sécuriser ses frontières, avant que la Guinée et la Côte d'Ivoire ne rejoignent un éventuel "G8 du Sahel". Si les logiques nationales ne le permettaient pas - logiques qui ont été fatales à l'Etat malien en 2012, la France pourrait anticiper la menace par une nouvelle base restant dans le cadre du G5 Sahel, vers Bamako par exemple.
Après Ouagadougou, Niamey tremble légitimement. Toutefois, par « l'Etat islamique » voisin, par la présence de forces françaises, par son image de Porte occidentale de l'Afrique, Dakar pourrait bien constituer la prochaine cible d'AQMI. Une attaque hautement médiatique y parachèverait l'implantation d'un triangle jihadiste transsahélien reliant la région guinéenne à la Libye et au Nigéria. En écartelant Barkhane, elle offrirait aux jihadistes une pression diminuée au Sahel et en Libye, et offrirait un champ exploratoire nouveau, mais prometteur, aux métastases islamistes. Alors que la réponse en 2013 s'est faite dans une urgence absolue, l'anticipation est encore possible. Trois pistes se dégagent. Elargir le G5 Sahel au Sénégal puis à la Guinée et à la Côte d'Ivoire. Etendre de facto la zone d'action de Barkhane à la Bande Soudano-Sahélo-Saharienne (B3S). Renforcer logiquement la B3S d'un troisième groupement tactique. Alors que nos efforts sur le sol national, en Syrie et bientôt face à la Libye redoublent, la question des unités disponibles se pose de manière criante. "Réduire la déflation" des effectifs militaires pourrait ne pas suffire.
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(1) On distingue en Afrique de l'ouest deux grandes zones climatiques (cf. carte): la bande sahélo-saharienne (de la Mauritanie au Tchad) inclut le Nord Mali et la bande soudano-guinéenne (de la Gambie au Nord Cameroun) inclut le Sud Mali (dont Bamako) et la majeure partie du Burkina Faso (dont Ouagadougou).
(2) Caleb WEISS, Al Qaeda-linked attacks in Mali and neighboring countries since 2014, carte conçue pour The Long War Journal
(3) Les noms des trois assaillants neutralisés comportent l'appellation "al-Ansari", ce qui
signifie "autochtone"
(4) Laurent LAGNEAU, Des renforts militaires envoyés dans le nord de la Côte d'Ivoire pour contrer
la menace jihadiste, blog Opex 360, 30 juin 2015
(5) La conclusion prospective de Jihâd au Sahel propose trois scénarios pour le Sahel en 2020. Le
scénario de "La déstabilisation centrifuge" précise ce risque (pp. 177-179).
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(1) On distingue en Afrique de l'ouest deux grandes zones climatiques (cf. carte): la bande sahélo-saharienne (de la Mauritanie au Tchad) inclut le Nord Mali et la bande soudano-guinéenne (de la Gambie au Nord Cameroun) inclut le Sud Mali (dont Bamako) et la majeure partie du Burkina Faso (dont Ouagadougou).
(2) Caleb WEISS, Al Qaeda-linked attacks in Mali and neighboring countries since 2014, carte conçue pour The Long War Journal
(3) Les noms des trois assaillants neutralisés comportent l'appellation "al-Ansari", ce qui
signifie "autochtone"
(4) Laurent LAGNEAU, Des renforts militaires envoyés dans le nord de la Côte d'Ivoire pour contrer
la menace jihadiste, blog Opex 360, 30 juin 2015
(5) La conclusion prospective de Jihâd au Sahel propose trois scénarios pour le Sahel en 2020. Le
scénario de "La déstabilisation centrifuge" précise ce risque (pp. 177-179).
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