Des soldats envoyés au casse-pipe, d'autres qui fuient avant même qu'un coup de feu ne soit tiré... Les combats de Kidal ont un goût amer de déjà-vu. Pour le chef de l'État, la défaite n'est pas que militaire, elle est aussi politique.
On rigole à l'entrée du ministère de la Défense et des Anciens Combattants. Sur les canapés en cuir qu'occupe une armée de troufions sans armes, on rit de bon coeur et on se chamaille gentiment. Dans quelques minutes, le maître des lieux depuis neuf mois, Soumeylou Boubèye Maïga, démissionnaire, passera le témoin à son successeur, Ba N'Dao, un colonel-major de l'armée de l'air à la retraite. Le premier affiche un sourire de circonstance, une forme de légèreté même, qui ne correspond en rien à l'état d'esprit dans lequel il se trouve à cet instant précis. Le second a l'air grave, un rien emprunté, comme s'il souffrait déjà de l'immense tâche qui l'attend.
Ce 28 mai, une semaine après les affrontements sanglants qui ont opposé, à Kidal, l'armée malienne aux groupes irrédentistes du Nord et qui resteront gravés dans les mémoires comme un nouvel épisode de la descente aux enfers du Mali, le pays semble déjà être passé à autre chose. L'émoi des premiers jours s'est estompé, les manifestations anti-Français et anti-Casques bleus ont fait long feu. L'heure est grave pourtant, et c'est pour cela que Maïga, l'un des ministres les plus importants du gouvernement de Moussa Mara, l'un des plus écoutés par le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), a démissionné le 27 mai. Parce qu'il estime être de son devoir de tirer les conclusions de son échec sur le terrain, mais aussi parce qu'il espère éviter à certains officiers des sanctions qui pourraient bien finir par achever le moral des troupes. Le pays a besoin d'un bouc émissaire, le gouvernement d'un fusible : ce sera donc lui. C'est peut-être injuste, comme le pensent certains de ses proches, mais lui ne le voit pas ainsi. "Ce n'est pas un sacrifice, c'est une issue logique", dit-il. Le 29 mai, il a été imité par le chef d'état-major général des armées, le général Mahamane Touré.
Soumeylou Boubèye Maïga et son successeur Ba N'Dao.
© Habibou Kouyate/AFP
© Habibou Kouyate/AFP
Maïga était de ceux qui pensaient qu'il ne fallait pas que le Premier ministre se rende à Kidal le 17 mai. Il l'avait dit, comme l'avaient répété avec insistance les Français et les responsables de la Minusma, à commencer par le big boss, Bert Koenders, qui s'est battu en vain contre l'initiative de Moussa Mara sur la base de renseignements alarmants. "On savait que cette visite arrivait trop tôt, mais Mara n'en a fait qu'à sa tête", glisse un diplomate européen en poste à Bamako. Son prédécesseur, Oumar Tatam Ly, avait dû rebrousser chemin en novembre. Il était écrit que Mara, lui, ne transigerait pas. "Kidal est une ville malienne, il est normal que le Premier ministre puisse s'y rendre", clame son entourage. Une ville malienne certes, mais qui fut le point de départ de toutes les rébellions touarègues et qui abrite plusieurs sites de cantonnement et plus d'un millier de rebelles dont le désarmement n'est qu'une réalité de papier. "Mara a fait comme si de rien n'était", peste l'un de ses ministres alors que l'opposition exige sa démission.
Une balle dans le coeur
Première erreur : envoyer sur place le général El Hadj Gamou et ses hommes, des Touaregs pour la plupart issus de la tribu des Imghad. Gamou, c'est l'ennemi juré des Ifoghas, la tribu qui domine Kidal, et plus encore des Intalla, la famille qui régente la tribu. Deuxième erreur : ne pas avoir programmé de visite de courtoisie à la notabilité locale. Certes, la figure tutélaire des Ifoghas, le vieil aménokal Intalla Ag Attaher, est le parrain du Haut Conseil pour l'unité de l'Azawad (HCUA), l'un des groupes rebelles. "Mais imagine-t-on se rendre à Kayes ou à Sikasso sans rendre leurs honneurs aux chefs traditionnels ?" s'étonne un diplomate.
On sait ce qu'il est advenu. Échanges de tirs devant le gouvernorat où se trouve le Premier ministre (personne ne sait qui a tiré le premier : les soldats maliens ou les rebelles du Mouvement national de libération de l'Azawad [MNLA] ?). Prise du bâtiment par les rebelles. Et des morts. Des exécutions de civils, dont des préfets et des sous-préfets : huit en tout - pas égorgés, comme tentent de le faire croire une partie des hommes du pouvoir, mais abattus d'une balle dans le coeur ou dans le ventre. "La marque des jihadistes", accuse le gouvernement.
Maïga n'était pas non plus favorable à la riposte du 21 mai. Une débâcle militaire puis politique qui a coûté la vie à une quarantaine de soldats. Qui a vu le Mali perdre pour longtemps le contrôle de Kidal et, temporairement, d'un certain nombre d'autres villes-garnisons du Nord. Et qui, enfin, a ressuscité des images que l'on croyait appartenir au passé, montrant des soldats apeurés fuir au premier sifflement de balle et des fonctionnaires faire leurs valises sans attendre que l'ennemi arrive. À Ménaka, 500 soldats se sont réfugiés dans le camp de la Minusma sans qu'un coup de feu soit tiré. À Aguelhok, ils sont 290 à s'être repliés dans le camp qu'occupent les Casques bleus tandis que d'autres prenaient la route de l'Algérie. À Andéramboukane, ils ont fui vers le Niger. À Ansongo, vers Gao...
La veille, IBK avait juré à plusieurs de ses visiteurs qui le pressaient de jouer l'apaisement qu'il ne lâcherait pas les brides d'une armée vengeresse. Il savait que ses soldats n'avaient aucune chance de l'emporter. Mais, comme l'admet l'un des hommes les plus influents dans le Mali d'IBK : "Nous étions dans un contexte de guerre et, dans ce contexte-là, on ne maîtrise pas tout."
Qui a donné lo'rdre d'attaquer ? Secret-défense
Non, le président n'a pas manqué à sa parole. Il n'a pas donné l'ordre de lancer l'assaut - plusieurs sources de haut niveau l'attestent. Mais c'est tout comme : IBK a laissé son Premier ministre annoncer, le 18 mai, que le pays était en guerre, et n'a rien dit quand l'état-major de l'armée communiquait plus que de raison sur les renforts envoyés à Kidal. Le 16 mai, on comptait 160 soldats maliens dans le camp 1, à l'entrée sud-ouest de la ville. Le 20, ils étaient près de 1 500. "Ce n'est peut-être pas un feu vert, mais c'est un feu orange. Envoie-t-on autant d'hommes pour ne rien faire ?" remarque un général malien.
Qui a donné l'ordre d'attaquer le 21 mai ? Le président malien a la réponse. La France aussi. Et la Minusma très certainement. Mais le commun des mortels n'en saura peut-être jamais rien. "Secret-défense", nous rétorque-t-on. Selon une source militaire, l'initiative serait venue des officiers qui assuraient le commandement sur le terrain. Peut-être du chef d'état-major général des armées, le général Mahamane Touré, qui se trouvait à Gao. Peut-être de son adjoint, le général Didier Dacko, qui dirigeait les opérations à Kidal. "Depuis deux jours, explique notre source, ils observaient des pick-up venir de partout. Ils se sont dit : "Si on ne fait rien, il sera trop tard, c'est maintenant ou jamais." Ils n'ont pas attendu le feu vert de l'autorité civile, comme les soldats américains n'attendent pas le feu vert du président Obama quand ils sont en opération en Afghanistan."
Mais il était déjà trop tard. Ils pensaient trouver face à eux 400 ou 500 hommes, ils en ont affronté peut-être un millier. Des combattants connaissant parfaitement les ruelles de Kidal, bénéficiant du soutien de la population et maîtrisant le maniement des armes depuis leur enfance. Là encore, images de déjà-vu : des soldats qui fuient en ordre dispersé, qui laissent leurs armes (des mitrailleuses mais aussi un orgue de Staline) et même leurs véhicules (dont des semi-blindés et plusieurs 4x4) à l'ennemi.
Cliquez sur l'image ci-dessous pour voir le déroulement de la journée du 21 mai à Kidal.
L'entourage du président pointe du doigt la passivité de la force Serval et de la Minusma
Le soir même, IBK a compris qu'il a perdu gros. À commencer par une partie de son crédit. Non pas vis-à-vis de son peuple : dans le Sud, une majorité de Maliens apprécient toujours la fermeté de celui qui promettait, durant la campagne électorale, de "rendre leur honneur aux Maliens". L'entourage du président, dont une frange se nourrit aux thèses complotistes, a pointé du doigt la "passivité" - voire la "complicité" avec les rebelles - de la force Serval et de la Minusma.
Mais c'est une autre paire de manches vis-à-vis de la communauté internationale. "Cette histoire lui fait mal", admet l'un de ses proches. "Soit il a menti, soit il ne tient pas son armée", résume un diplomate qui croit, comme ses homologues en poste à Bamako, à la deuxième version, ce qui ne le rassure guère. Celui qui était, avant son élection, le chouchou de la communauté internationale est aujourd'hui perçu par une partie du corps diplomatique comme un "roi isolé et trop éloigné de certaines réalités". Un diplomate rappelle que, deux jours avant la visite de Mara à Kidal, le pouvoir avait perdu une bataille d'un autre genre : celle de la bonne gouvernance. Le 15 mai, irrité par l'opacité qui entoure certaines dépenses (l'avion présidentiel, l'achat de matériel de guerre, etc.), le Fonds monétaire international (FMI) a décidé de reporter sine die sa mission de revue. Résultat : tous les programmes d'appui budgétaire menés par la Banque mondiale, la France ou encore l'Union européenne sont aujourd'hui gelés. Le manque à gagner est considérable : plusieurs centaines de millions d'euros.
Mais le plus grand perdant dans cette affaire, c'est l'armée. Encore une fois, elle s'est montrée indisciplinée et incapable de défendre son territoire, et il n'est pas sûr que les démissions de Maïga et de Touré ne soient pas suivies de sanctions disciplinaires. "Le plus grave, observe un expert militaire, ce n'est pas tant la défaite de Kidal. C'est le fait que des centaines de soldats aient fui les combats, et surtout que la chaîne de commandement soit passée outre les directives." Dans les casernes, "le moral est à zéro", admet un sous-officier. "Si la force Serval n'avait pas été sur le terrain et si les officiers français n'étaient pas intervenus auprès du MNLA pour stopper son offensive, les rebelles auraient peut-être poussé jusqu'à Gao et Tombouctou, comme il y a deux ans." Quand le Mali passait pour un État failli.
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