vendredi 15 novembre 2013

Judith Sheele: «Dans la région du Sahel, gérer une frontière paraît impossible»

SAHEL - 
Article publié le : vendredi 15 novembre 2013 à 13:54 - Dernière modification le : vendredi 15 novembre 2013 à 13:58

Judith Sheele: «Dans la région du Sahel, gérer une frontière paraît impossible»

Le désert de Tamanrasset, au sud de l'Algérie, région frontalière avec le Niger et le Mali
Le désert de Tamanrasset, au sud de l'Algérie, région frontalière avec le Niger et le Mali
Photo : Str /AFP

Par Christine Muratet
RFI
Le jeudi 14 novembre 2013, se tenait à Rabat au Maroc une conférence sur la sécurité des frontières dans la zone sahélo saharienne : comment trouver des solutions efficaces à la propagation du terrorisme, des trafics de drogues, d'armes et de l'immigration clandestine ? Dans ce contexte, une anthropologue de l'université anglaise d'Oxford pose le problème différemment : le contrôle des frontières est-il la solution ? Les pays occidentaux ont-ils pris la juste mesure des attentes des populations locales ? Judith Sheele répond aux questions de Christine Muratet.

RFI : Que peut-on attendre d’une conférence qui tente d’améliorer la coopération transfrontalière et la lutte contre l’insécurité dans la zone Sahel ?
Judith Sheele : Si le but est d’essayer de fermer les frontières, essayer de mieux contrôler tous les flux de personnes et des biens qui traversent les frontières du sud vers le nord et du nord vers le sud, cela me paraît quelque chose d’impossible à appliquer sur le terrain. Dans la région du Sahel, gérer une frontière déjà me paraît presque impossible. Gestion, ça veut dire qu’on essaie de contrôler les gens qui passent les frontières. Déjà ça ne paraît pas souhaitable parce qu’une grande partie de la population qui habite dans la région vit des échanges transfrontaliers et si on les empêche de faire ce qu’ils considèrent comme leur gagne-pain, ça ne va pas leur plaire. Ils ne pourront pas se permettre de travailler normalement et ce serait plutôt les aliéner en les rendant plus hostiles à toute intervention étrangère dans la région.
Ca ne vous paraît pas souhaitable, mais comment faire pour essayer de contrôler les trafics transnationaux d’armes, de drogue, d’humains ?
Déjà il faudrait faire très attention pour savoir vraiment ce qui se passe sur place. Il faut faire très attention avec les termes. En attendant, il y a certainement un trafic de drogue qui se fait, on peut dire que c’est un trafic illégal qui est organisé à grande échelle. Mais à côté de cela, pour 90% de ce qui se passe, c’est du commerce de pâtes, de denrées alimentaires qu’on a souvent aussi souvent tendance à appeler trafic et à criminaliser. Mais si on regarde sur le terrain, ce sont des choses de base qui permettent aux gens de vivre.
Vous voulez dire qu’économiquement, fermer les frontières dans cette zone, ça peut être catastrophique ?
Je pense oui. Pendant longtemps, les Etats du Maghreb (la Lybie, l’Algérie) avaient des politiques de subventions pour les denrées de base – la farine, les pâtes, les biscuits, le couscous -, et donc le nord du Mali et le nord du Niger ont pris l’habitude de vivre des exportations alimentaires de leurs voisins. Si on coupe cela, non seulement il y a des jeunes qui travaillent qui vont se retrouver au chômage, mais aussi le coût des vivres va augmenter radicalement dans la région. Et cela ne serait bien pour personne.
Comment cette situation qui s’est autorégulée si longtemps peut aujourd’hui devenir un problème ?
Ce sont des régions qui sont interdépendantes qui l’ont toujours été depuis les premières sources d’information. On peut dire qu’au Sahara, on ne peut pas survivre si on ne peut pas échanger avec les voisins. Et les voisins souvent habitent à 1 000 kilomètres. Donc il y a une donnée de base qui fait que les gens doivent échanger pour survivre si non ils ne peuvent pas vivre. Les gens qui ont encore aujourd’hui des moutons et des chameaux, les ont parce qu’ils peuvent les vendre au Maghreb. Si on enlève l’échange, les gens ne pourront plus continuer à vivre même de façon traditionnelle.
Pour autant localement, il y a des familles dans lesquelles il y a clairement des trafiquants de drogue ou des trafiquants d’armes. Est-ce qu’on peut laisser faire les choses ? Est-ce que ça peut durer ?
Bien sûr, il y a des gens qui font des trafics de drogue. Souvent ce sont des gens qui font aussi autre chose et qui font aussi un peu de trafic de drogue parce que la plupart des gens transportent ce qu’on leur demande de transporter. Si on leur demande de transporter quelque chose qui vaut beaucoup plus cher, il se trouvera toujours des jeunes qui savent que peut-être c’est plus dangereux, mais qui sont prêts à courir des risques pour gagner de l’argent, pour vivre l’aventure. Donc c’est très difficile de faire la différence. C’est très difficile de dire un tel il est toujours trafiquant de drogue parce que demain il sera trafiquant de farine. Souvent les gens qui gagnent de l’argent sont payés en voiture, ils gagnent une voiture en faisant du trafic de drogue. Ils vont après se reconvertir en devenant des marchands de thé. Un autre problème est de savoir si on a vraiment le droit d’empêcher les gens de circuler dans ce qu’ils considèrent être chez eux, parce que nous, on a peur des trafiquants de drogue ? Du point de vue local, pour la plupart des gens, le problème des drogues est un problème européen et américain. Eux n’en consomment pas vraiment. Est-ce que nous parce qu’on a peur de ces choses qui arrivent chez nous, on a le droit de bloquer des gens, de les empêcher de faire leur travail ? C’est une question morale et politique. Et si on criminalise les activités normales, ça va augmenter encore l’insécurité parce que ça pousse les gens du coup à s’armer. On pousse les gens dans clandestinité et ce n’est pas ça qui va résoudre les problèmes sur place.
D’après vous, où faut-il chercher les solutions profondes pour retrouver de la stabilité et de la sécurité dans cette zone-là ?
Ce sont des solutions politiques. D’un côté, il faudrait déjà aller sur place, avoir des vraies données pour savoir ce qui se passe, bien identifier des problèmes du point de vue local et du point de vue extérieur. Nous, Occidentaux, c’est problématique si on voit des prêcheurs à barbe qui circulent dans la zone, et que l’on dise qu’il ne faudrait plus qu’ils circulent. Il y a toujours eu des prêcheurs. Le problème, c’est pourquoi aujourd’hui il y a des jeunes qui écoutent ? Il faut essayer de trouver des solutions sociologiques, essayer de comprendre pourquoi il y a des jeunes désœuvrés qui sont attirés par ça ? Pourquoi il n’y a rien d’autre à faire pour les jeunes que de risquer leur vie à faire du trafic de cocaïne ? Il faut éviter de créer des faux problèmes.
Est-ce que l’aide au développement de ces zones là est une piste de solution ?
Peut-être. Il y a très peu de projets de développement qui marchent vraiment. Ceux qui marchent, ce sont souvent ceux qui sont localisés, qui sont à l’écoute des gens, à leur demande.
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