samedi 25 mai 2013

NIGER. Mokhtar Belmokhtar, voyou fanatique


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Le groupe de Belmokhtar revendique l'attaque au Niger et menace de frapper d'autres cibles. Celui qui a perdu un oeil en Afghanistan a longtemps plus pensé au business qu'au djihad. Portrait.

Mokhtar Belmokhtar dit "le Borgne". (AFP)
Mokhtar Belmokhtar dit "le Borgne". (AFP)
(Article publié dans "le Nouvel Observateur" du 24 janvier 2013)
Un oeil mort, une figure en lame de couteau, une veste kaki et une chevelure brune tirée au cordeau. C'est la première fois qu'il apparaît, tête nue, sans son turban, comme s'il voulait, avec cette coquetterie, marquer l'événement. A 41 ans, cet Algérien vient en effet de lancer un défi à l'ensemble de la communauté internationale. Dans une vidéo, Mokhtar Belmokhtar revendique au nom d'Al-Qaida la prise d'otages géante du 16 janvier, sur le site de la société britannique BP à In Amenas. Retour en force spectaculaire de celui que l'on surnomme "Al-Aouar", "le Borgne" ou forfanterie d'un homme plus connu pour ses activités lucratives de contrebandier que pour ses actions d'éclat ?
Sa toute nouvelle katiba (phalange), formée fin décembre et baptisée "Les signataires par le sang", serait bien responsable de ce raid audacieux, selon l'Agence Nouakchott d'information (ANI). Pourtant "le Borgne" perpétue généralement ses actions plus à l'ouest, entre le Mali et la Mauritanie, jusqu'au Sahara occidental annexé par le Maroc en 1975. Certes, selon des témoins, les terroristes auraient lancé, en entrant sur le site gazier : "Nous sommes d'Al-Qaida et notre chef est Mokhtar Belmokhtar."

"Mister Marlboro"

Mais un officier de renseignement français estime que "ce n'est pas une façon très djihadiste de s'annoncer". L'agence mauritanienne assure que le chef du commando, décédé dans l'assaut, était un certain Abou al-Baraa. Mais ce dernier est inconnu des spécialistes du djihad saharo-sahélien. Elle citera ensuite le nom d'Abderahman el-Nigeri, dit "le Nigérien". Quant au ministre algérien de l'Intérieur, il met en cause un dénommé Mohamed el-Amine, selon lui très connu... de ses services. Que serait venu faire Belmokhtar si loin de son désert et de ses commerces illicites ? Il est de notoriété publique en Algérie que l'homme, appelé également "Mister Marlboro", est avant tout un trafiquant de cigarettes mais aussi de drogue et de clandestins. Cela fait vingt-trois ans qu'il écume le Sahara avec ses caravanes.
Né à Gardaïa en 1972, il s'envole à 17 ans pour l'Arabie saoudite, sous prétexte d'accomplir le petit pèlerinage (omra), puis part en Afghanistan combattre les Soviétiques. C'est là qu'un éclat d'obus lui arrache son oeil gauche. De retour en Algérie, il met à profit ses toutes nouvelles connaissances militaires. Mais au service de ses activités criminelles. Curieusement, il n'adhère pas au Front islamique du Salut (FIS), qui vient d'être reconnu par le gouvernement de feu Chadli Bendjedid. Il ne s'engage pas non plus dans l'un des groupes islamiques armés qui pullulent après l'interruption, par l'armée algérienne, du processus électoral, en janvier 1992. La décennie de guerre civile qui s'en suivra fera 150.000 morts et des milliers de disparus. Belmokhtar, lui, s'est lancé dans le "business". Il prend la relève de Hadj Bettou, à l'époque le plus grand contrebandier du Sahara.
La corruption gangrène les pays du Maghreb et les voisins subsahariens à tous les niveaux du pouvoir. Hadj Bettou arrose les douaniers, les gendarmes et les préfets de cette immense région. Il en profite pour revendre à bon prix, au Mali, au Niger et en Mauritanie des produits subventionnés par l'Etat algérien (semoule, riz, huile, farine, lait, etc.). Il fait aussi dans les cigarettes américaines et les armes. Début 1992, sur ordre du président Mohamed Boudiaf, un commando spécial de la gendarmerie le localise dans un dépôt de Tamanrasset, à 2.300 kilomètres d'Alger. Les pandores n'en croient pas leurs yeux. C'est une véritable caverne d'Ali Baba qu'ils découvrent. Transféré à Alger, Bettou sera jugé et condamné à six mois de prison. Depuis, il s'est fait très discret... Peut-être parce que des mauvaises langues affirment qu'il tuyautait le DRS, l'ancienne Sécurité militaire.

4x4 bourrés de cocaïne

On en dit aujourd'hui autant sur Belmokhtar qui serait prêt, lui aussi, à servir tous les maîtres. En 2002, affaibli par les coups de boutoir de l'armée algérienne en Kabylie et dans l'Algérois, le Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC, islamistes armés) se replie vers le sud. Une katiba commence à kidnapper des étrangers dans le Sahara algérien. Son chef, Abdelrazaq, allias "le Para", un ancien des commandos Biskra, les forces spéciales algériennes, purge aujourd'hui une peine de prison à vie pour l'enlèvement de touristes allemands en 2003. Cette irruption n'est pas du goût du "Borgne". Il lui demande de déguerpir de son territoire. Belmoktar craint que "cela ne ramène l'armée", se souvient Ali, un Mauritanien ayant travaillé avec lui. "La 'katiba' du 'Para' a perdu trois hommes au cours d'un accrochage sérieux avec la troupe de Mokhtar", raconte ce Mauritanien.
Mais "le Borgne" sait qu'il va devoir désormais composer avec le GSPC, qui s'est transformé en Aqmi (Al-Qaida au Maghreb islamique). Entre-temps, d'autres phalanges affluent vers le Sahel. Sachant que les islamistes ont besoin d'argent, Belmokhtar va leur proposer de se joindre à lui pour aider les narcos colombiens en accompagnant leurs convois de 4x4 bourrés de cocaïne en provenance de Côte d'Ivoire, du Mali ou du Sénégal, vers la Mauritanie. Comme Hadj Bettou, il arrose largement les autorités locales ou nationales et organise de vastes filières. "J'étais chargé avec un Touareg malien d'approvisionner le groupe de Mokhtar en médicaments, seringues, pansements, désinfectant, antibiotiques et des conserves, des bouteilles d'eau, pains. Enfin la logistique, quoi !", raconte par téléphone un autre Mauritanien, Abdallah, un temps employé dans la milice du "Borgne".

"Il pense plus aux affaires qu'au djihad"

Toujours selon Abdallah, Mokhtar se serait disputé violemment au sujet des otages capturés au Niger sur le site d'Areva avec Abid Hammadou, dit Abou Zeid, qui dirige la "katiba des conquérants". "Mokhtar, explique Abdallah, considérait que les kidnappings n'étaient pas bons pour le business. Il pense plus aux affaires qu'au djihad. Il savait depuis la mort du captif français Michel Germaneau, suite au raid manqué des militaires français et mauritaniens pour le libérer, que nous les aurions constamment sur le dos."
Alors qu'il s'oppose aux prises d'otages, pourquoi "le Borgne" aurait-il monté cette opération, à haut risque, dans le désert algérien ? Pourquoi a-t-il créé sa propre katiba tout en rompant avec Aqmi ? S'est-il senti menacé car soupçonné par ses rivaux d'être un agent double ? Ou a-t-il craint de ne plus pouvoir peser, de se retrouver isolé après la prolifération des groupes islamiques qui, aujourd'hui, combattent au Mali ? S'est-il découvert une âme de djihadiste ? Est-il un voyou ou un idéologue, un takfiri adepte de la taqiya (dissimulation) ? Hidjra wa takfir est une secte wahhabite née en Egypte dans les années 1960 qui considère tous les musulmans comme des mécréants qu'il convient de "ré-islamiser" par l'épée. Or pour les takfiri, la pratique du gangstérisme peut être justifiée si elle est faite pour la bonne cause.

Tête mise à prix

Mokhtar Belmokhtar participe-t-il aux combats actuels contre l'armée française ? Une chose est sûre : il ne correspond pas au profil des chefs rebelles du nord du Mali. La plupart de ces nouveaux groupes ont à leur tête des Sahraouis arabophones ou des Touaregs berbérophones. Pour les services occidentaux, cette myriade de bandes armées islamistes est la conséquence des tentatives d'infiltration de ces mouvements par la DRS, le service de sécurité algérien. Une manoeuvre pas toujours réussie destinée à affaiblir le GSPC-Aqmi, principale force djihadiste au Sahel. "Le Borgne" profite de cette atomisation de la mouvance salafiste, mais aussi du désarroi de jeunes Sahraouis désoeuvrés, chômeurs qu'il recrute pour faire passer de la drogue en Espagne.
Ces fils de militants du Front Polisario ou de Sahraouis ralliés au Maroc après l'annexion en 1975 par la monarchie chérifienne de l'ancienne colonie espagnole ont rejoint par dizaines les rangs des djihadistes. Alger et Rabat portent une lourde responsabilité en refusant de débloquer la situation. Ainsi 110.000 soldats marocains et 80.000 soldats algériens se font toujours face, enterrés dans les dunes alors qu'ils pourraient prendre part à la lutte antiterroriste. Un gâchis énorme que les deux pays vont payer cher. "Les islamistes ont ouvert une brèche dans le dispositif de sécurité des Marocains le long de leur frontière", explique un diplomate français. "Curieusement, ajoute-t-il, cette percée se trouve sur le chemin de la drogue vers l'Europe."
De juteux trafics qui pourraient bien se tarir rapidement pour Mokhtar Belmokhtar. Depuis l'assaut du site d'In Amenas, il est devenu l'ennemi public le plus recherché par les services occidentaux et algériens. Une tête mise à prix qu'il ne juge d'ailleurs même plus utile de cacher par un voile.

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