jeudi 28 février 2013

Mali : guerre invisible dans Kidal, coupée du monde

Mali : guerre invisible dans Kidal, coupée du monde

LE MONDE | Par Jean-Philippe Rémy – Kidal (Mali) Envoyé spécial
Un graffiti dans le centre de Kidal. Sur la droite, le drapeau de l'Azawad.
Une belle et grande fleur de mort s’épanouit tout à coup dans la nuit de Kidal. D’abord une grande bulle de lueur dorée au ras du sol, puis une corolle orange sombre, qui monte dans l’obscurité. Quelque chose vient d’exploser. Malgré la proximité, le bruit de la détonation est étouffé, peut-être absorbé par les maisons aux murs de terre crue ou l’air chaud. D’abord, les rebelles touareg du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) qui se trouvent à quelques centaines de mètres en rient un peu : « C’est une bombe atomique, ou quoi ? » Puis ils comprennent qu’une nouvelle explosion vient de frapper Kidal, au nord du Mali, pratiquement coupée du monde mais devenue ville ouverte pour les attentats-suicides. Les hommes du MNLA qui tiennent le poste de contrôle à la sortie sud de Kidal viennent d’être touchés de plein fouet.
Il s’agit d’un nouvel attentat suicide, le second en ville, et le troisième dans la région, enregistré au cours des six derniers jours. Les hommes qui tenaient ce poste ont été fauchés à la fois par l’explosion, les éclats divers, et la projection dans leur direction du bloc moteur du véhicule pulvérisé. En ce début de soirée, ils étaient groupés, occupés à découper une chèvre tout juste égorgée pour le dîner, avant une nuit de veille. Un pick-up est arrivé depuis l’intérieur de Kidal. A une dizaine de mètres des gardes, le kamikaze a actionné le dispositif explosif. Selon une source informée de la sécurité du MNLA, il y avait du TNT dans le Land Cruiser, pas de l’explosif artisanal fabriqué à partir d’engrais.

La tombe commune pour les personnes tuées lors de l'explosion, le 27 février à Kidal.

Au petit matin, on enterre à la hâte, dans la même fosse commune, les dépouilles en lambeaux des six hommes du MNLA emportés par l’explosion, et celle du kamikaze. Seuls restent les noms des malheureux hachés par l’explosion, et de rares détails sur le kamikaze. « Il avait les cheveux longs », affirme en hésitant un responsable du MNLA sur place. Maigre indice. Mais cela signale que l’homme était probablement un « peau blanche », selon l’expression en vigueur dans la région. Touareg, ou arabe. Etranger ? Peut-être.
DEPUIS LE 21 FÉVRIER, LES HOMMES TIRENT À VUE
Sur le lieu du drame, des éclats d’obus traînent par terre au milieu de munitions diverses. Ils faisaient partie de la charge explosive. « Du 106 mm », évalue un officier tchadien venu constater les dégâts, et qui s’en retourne bien vite vers son camp, tout à côté, avant qu’un éventuel autre kamikaze ne tente sa chance au milieu des curieux qui affluent dans le plus grand désordre. Dans le même camp sont basées des forces françaises, invisibles. Le mur d’enceinte n’est qu’à quelques centaines de mètres. A Kidal, rien n’est jamais loin, et cette proximité pèse aussi comme une malédiction. « Ici, il faut se méfier de tout le monde », chuchote un responsable de la sécurité du MNLA.
Le pick-up du kamikaze, le 27 février à Kidal.
Ce n’est pas depuis la brousse, à l’extérieur de Kidal, que le chauffeur kamikaze a lancé son véhicule pour exploser. Il y a une bonne raison tactique à cela : dès la tombée de la nuit, personne ne se hasarde à approcher d’un poste de garde depuis le premier attentat suicide, le 21 février, sachant que désormais, les hommes tirent à vue.
La voiture bourrée d’explosifs est donc venue de l’intérieur de la ville. Est-ce une raison pour croire, comme ce responsable de la sécurité du MNLA, présent sur les lieux, que « l’attentat a été préparé ici » ? En somme, que les anciens maîtres de la ville, d’Ansar Eddine ou Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) auraient toujours les moyens de frapper en s’organisant depuis la ville abandonnée par leurs hommes fin janvier ?
Sur le lieu de l'explosion.
La préparation de la voiture suicide a pu avoir lieu aussi bien, techniquement, dans Kidal même ou dans l’une des zones contrôlées par les rebelles islamistes, qui sont visés par l’opération menée par l’armée française et ses alliés. Les deux hypothèses sont réalistes. Des candidats au martyre ont été formés pendant les neuf mois au cours desquels les groupes proches d’AQMI ont tenu les villes du Nord. Ces groupes sont désormais dans la nature, comme une bonne partie des combattants du Mujao (Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest), d’Ansar Eddine et des membres des katibas d’AQMI.
UNE VILLE PÉTRIE D’AMBIGUÏTÉ
Certains de ces rebelles sont localisés dans plusieurs zones du pays, dont la région de Taoudenni, dans la brousse entre Ansongo et Ménaka, ou encore dans les environs de Gao. Et même dans certaines régions proches de Tombouctou. Leurs forces seraient aussi concentrées tout particulièrement dans une zone cruciale au nord de Kidal, l’Adrar de Tigharghâr, où la plus importante opération militaire française depuis le déclenchement de « Serval » au Mali, le 11 janvier, est en cours avec l’aide de forces tchadiennes.
Un soldat du MNLA, le 26 février à Kidal.
Les kamikazes pourraient donc, en somme, venir de presque partout, sachant qu’il n’est pas difficile de s’infiltrer dans Kidal. « La terre est vaste », soupire le responsable du MNLA. Et les mouvements rebelles islamistes comptent de nombreux soutiens dans une ville au statut pétri d’ambiguïté.
LES FORCES FRANÇAISES ET TCHADIENNES RETRANCHÉES
Depuis le 30 janvier, les forces françaises et tchadiennes se sont déployées à Kidal. Deux jours plus tôt, le MNLA y était entré. Depuis, un équilibre temporaire s’est instauré. Le MNLA patrouille en ville, a installé son administration et ses principaux responsables dans des bâtiments en ville, ainsi qu’au « camp 1″. Les forces françaises et tchadiennes sont au « camp 2″ et évitent de sortir en ville, restant retranchées derrière les hauts murs d’enceinte de leur camp. Tout les y pousse : la volonté de se démarquer du MNLA et la nécessité de se protéger d’attentats-suicides. Les contrôles effectués aux portes de la ville le sont par des soldats du MNLA.
Cette superposition de forces ne donne pas encore la grille de lecture de Kidal : que va devenir le MNLA et quels sont ses objectifs ? Combien de temps l’armée malienne, qui n’a pas dépassé la limite nord de Gao (400 kilomètres plus au sud), peut-elle renoncer à poursuivre la « reconquête du nord » promise par la France en se voyant interdite d’accès à une vaste partie de ce même nord ?
Des soldats du MNLA regardent un téléphone portable, le 27 février à Kidal.
Dans son bureau aux murs bleutés, installé dans l’antenne de l’agence pour l’emploi locale, et où trône un drapeau de l’Azawad, la région pour laquelle les rebelles touareg réclament l’autonomie, ou un statut spécial, le chef du MNLA, président du Conseil transitoire de l’Etat de l’Azawad (CTA), Bilal ag Cherif, tente de minimiser la portée des attentats-suicides. « Il ne s’agit que des derniers recours des terroristes », assure-t-il mercredi 27 février. Le chef du MNLA y voit la volonté de frapper les « forces convergentes pour imposer la paix » que sont « la France, le Tchad et le MNLA ». Il est clair que les auteurs des attentats des derniers jours, dont certains ont été revendiqués par le Mujao, visent ces trois cibles. Il est clair aussi que Kidal n’est pas une zone d’affrontement direct à ce stade des opérations militaires. Mais le passé est moins net en ce qui concerne la séparation entre «  terroristes  » et «  forces de la paix  ».
« HASARD »
La ville avait d’abord été prise en mars 2012 par les forces conjointes du MNLA et d’Ansar Eddine, le mouvement d’Iyad ag Ghali, ouvrant la voie à la présence de certains des alliés de ce dernier, qui allaient se révéler si encombrants par la suite : les chefs d’AQMI, qui s’étaient fondus dans le décor en profitant des avancées du MNLA dans le premier temps des conquêtes du nord du Mali, avant de prendre graduellement le contrôle de ces mêmes villes.
Pour la conquête de Kidal, par exemple, le MNLA a attaqué par le Nord, Ansar Eddine et ses alliés par le Sud. Puis, une fois en ville, les tensions ont commencé. Le MNLA a été repoussé par des forces supérieures en nombre, en organisation et en moyens.
La sortie de Kidal, en direction de Menaka.
Le même scénario s’est joué à Gao et Tombouctou, tombées dans la foulée de Kidal. Partout, le MNLA s’est fait finalement chasser. Aujourd’hui, il réfute avoir été associé à ces groupes que la France traque dans les massifs montagneux du Mali. « On attaquait Gao, le Mujao et Ansar Edine ont attaqué le même jour. C’était l’effet du hasard », affirme, un peu embarrassé, Bilal ag Cherif.
Mais l’opération Serval a aussi eu un effet mécanique sur l’autre mouvement rebelle à forte identité touareg, recrutant plus particulièrement parmi les Ifoghas, Ansar Eddine. Iyad ag Ghali est en fuite, mais une grande partie de ses combattants seraient passés du côté du MNLA lorsque certains responsables politiques de son mouvement, emmenés par Alghabas ag Intallah, ont créé une scission, le Mouvement islamique de l’Azawad (MIA), dont on aperçoit quelques combattants en ville.
Bilal ag Cherif, président du Comité transitoire du MLNA.
Bilal ag Cherif, le chef de la rébellion touareg désormais alliée de la France, assure que «  70 % de leur jeunesse (combattants d’Ansar Eddine) ont désormais intégré le MNLA  ». «  Le MIA n’existe pas  » tranche, assez sèchement, Bilal ag Cherif, qui souhaite voir le MNLA reconnu comme une force participante, pas seulement « dans la clandestinité », mais avec un appui sérieux alors que le MNLA manque de tout, à commencer par le carburant.
« COINCÉS »
Qui, de la France, ou du MNLA, tente d’utiliser l’autre ? La question arrache un sourire à Sidi Mohammed ag Saghid, responsable de la sécurité du MNLA : « La France est coincée, et elle nous a coincés. » La particularité de cette situation tient aussi à l’absence d’un acteur de la guerre au Mali : l’armée malienne. Les forces nationales n’ont pas dépassé une certaine ligne au-delà de Gao, Tombouctou, et Ménaka. Un responsable influent du MNLA avertit : « S’ils essaient de venir ici, on leur tire dessus.  »
28 février 2013

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