vendredi 22 février 2013

La guerre du Mali est-elle une guerre juste?


La guerre du Mali est-elle une guerre juste?

Que fait la France au Mali ? La cause est entendue : elle fait la guerre. Mais la guerre consiste à faire usage de la force militaire contre un ennemi clairement identifié qui présente un danger immédiat pour la nation. Est-ce vraiment le cas ici ?

Que fait la France au Mali ? La cause est entendue : elle fait la guerre. Mais la guerre consiste à faire usage de la force militaire contre un ennemi clairement identifié qui présente un danger immédiat pour la nation. Est-ce vraiment le cas ici ? Fort probable en cas de non-intervention française, la chute de la capitale malienne aux mains de la rébellion armée eût été catastrophique. Les exactions commises au Nord-Mali par certains éléments rebelles pouvaient faire craindre le pire. La présence de 6 000 Français, cibles potentielles des jihadistes, exigeait sans doute une opération visant à garantir leur sécurité à Bamako. Car aucun Etat ne peut demeurer indifférent au sort de ses ressortissants, sauf à manquer aux devoirs élémentaires qui incombent à la souveraineté. Mais la guerre engagée par la France au Sahel est d’une tout autre nature. Loin d’être une entreprise de sécurisation, c’est une guerre totale contre un ennemi non-étatique. En intervenant militairement au Mali, la France devient partie prenante d’une guerre civile au cœur de l’Afrique. Et si on se livre à l’exercice de style consistant à lui appliquer les critères classiques de la « guerre juste », on doit admettre que la version officielle tend à se lézarder de tous côtés.
Commençons par le premier critère : les hostilités ont-elles été déclenchées par une « autorité légitime » ?Que l’autorité du président de la République française soit légitime ne fait aucun doute. Mais les combats n’ont pas lieu sur le Rhin ou les Pyrénées. L’intervention française se déroule dans ces immensités désertiques où les colonnes de Faidherbe, à la fin du XIXème siècle, traquaient déjà des bandes armées prenant d’assaut les forts coloniaux en brandissant l’étendard de l’islam. Même si ses troupes stationnent toujours sur le sol africain, la France, toutefois, n’est plus une puissance coloniale. Et si les soldats français se battent aujourd’hui au Mali, ce n’est pas à son initiative, mais à la demande expresse du gouvernement malien. L’article 51 de la Charte de l’ONU prévoit la possibilité pour un Etat de demander l’aide militaire d’un autre Etat contre une agression étrangère. L’Etat malien ne s’en est pas privé, et l’intervention militaire française se voit donc légitimée. Les Etats africains voisins, dont certains contribuent à l’effort de guerre contre la rébellion, ont également cautionné l’opération.
On pourra cependant objecter que la résolution 2085 de l’ONU du 20 décembre 2012 ne l’autorise pas explicitement. De plus, l’appel à l’assistance étrangère prévue à l’article 51 ne vaut que pour une agression étatique, et non en cas de guerre civile. La seule base légale de l’intervention réside, par conséquent, dans le droit souverain d’un Etat à solliciter l’appui militaire d’une puissance extérieure pour régler un problème intérieur. De ce strict point de vue, la légalité internationale de l’intervention française paraît plausible et personne ne l’a vraiment remise en cause. Mais la question de l’autorité légitime se pose bel et bien, en revanche, à propos du gouvernement malien.
Or, sauf à considérer un président-fantoche nommé par une junte militaire comme une autorité légitime, la réponse est plus que douteuse. Car le coup d’Etat de mars 2012 n’a pas seulement destitué l’ancien président pour lui en substituer un autre, il a aussi suspendu la Constitution. L’allié de la France dans cette guerre lointaine, c’est un pouvoir de fait, détenu par des militaires putschistes issus du sud du pays et pressés d’en découdre avec la rébellion du nord. On admettra que le lien qui relie l’intervention française à une source de légitimité quelconque, dans ces conditions, est pour le moins ténu. C’est pourquoi les dirigeants français s’abstiennent d’envolées lyriques, comme s’y adonnait l’administration américaine en d’autres circonstances, sur la défense de la liberté et de la démocratie. Lors des allocutions de François Hollande, l’action militaire de la France est volontiers placée sous le signe du combat pour la paix, ou de la lutte contre le terrorisme, mais rarement sous celui du rétablissement de la démocratie. On comprend aisément pourquoi. Pour justifier son intervention armée, la France peut difficilement la couvrir du manteau de la démocratie et des droits de l’homme. Et du point de vue du premier critère de la guerre juste, celui de l’autorité légitime, cette guerre est donc fortement sujette à caution.
Mais qu’en est-il du deuxième critère, celui de « l’ultime recours » ? Il consiste à se poser la question suivante : la guerre était-elle inévitable ?Toutes les voies de la résolution pacifique du conflit ont-elles été explorées ? A l’évidence,  une menace imminente pesait sur Bamako. Il fallait agir, et vite, pour éviter la prise en otages de ressortissants français. Mais l’action militaire française est allée d’emblée bien au-delà : elle vise dès le début l’élimination des forces rebelles et la reconquête du Nord-Mali. De plus, donner quitus à l’intervention française au nom d’un péril immédiat ne répond pas à la question, car il faut aussi se demander pourquoi un affrontement qui ne date pas d’hier s’est radicalisé. Pour y comprendre quelque chose, il convient alors de se pencher sur la chronologie des événements.
La victoire du Mouvement national de libération de l’Azawad, début 2012, fut le point culminant de la quatrième rébellion touareg depuis l’indépendance du Mali. Elle provoqua l’implosion de l’armée et de l’Etat malien, désarçonné dans la foulée, en mars, par le coup d’Etat militaire du capitaine Sanongo. Mais devant le refus de toute négociation par les militaires putschistes, le MNLA, laïc et sécessionniste, perdit le contrôle du Nord au profit de la mouvance islamiste, et notamment d’Ansar Eddine (Défenseurs de la religion), dissidence salafiste du MNLA. On fit mine, pourtant, de reprendre les négociations, et le 21 décembre 2012, à Alger, des représentants du MNLA et d’Ansar Eddine se déclarèrent prêts à cesser les hostilités. Mais le chef d’Ansar Eddine, qui fut tenu à l’écart par les responsables algériens, dénonça ces pourparlers et appela à la reprise du combat. La prise de Konna par la rébellion, le 8 janvier, fut la conséquence directe de la rupture inopinée, le 7 janvier, des discussions d’Alger. Ainsi le refus de toute négociation sérieuse avec la rébellion touareg n’a pas seulement favorisé sa radicalisation salafiste. Il a aussi persuadé les plus radicaux, à tort, qu’un ultime rapport de forces pouvait désormais changer la donne.
L’idée qu’il n’y avait plus rien à négocier et que la guerre était la seule solution est donc contestable. C’est plutôt l’incapacité avérée à renouer les fils de cette négociation qui est à l’origine de la radicalisation du conflit. Cette démission du politique a procuré depuis longtemps au mouvement touareg le motif de sa conversion au salafisme. Elle lui a fourni des cohortes de jeunes combattants recrutés parmi les laissés-pour-compte du Sahel post-colonial. Certes, la responsabilité de Bamako ne dédouane pas de la sienne une rébellion armée qui prétend imposer par la force sa conception rigoriste de l’islam. Elle n’accorde aucune excuse aux brutalités d’un autre âge dont la fraction dure de la rébellion s’est rendue coupable. Mais elle souligne l’inanité d’une justification de l’action militaire de la France au nom de l’impossibilité de toute solution négociée. Car cette guerre n’est pas le résultat inévitable d’un échec des négociations, elle est le fruit amer de négociations qui n’en avaient que le nom. Elle n’est pas l’ultime recours d’un Etat qui a tout fait pour l’éviter, mais le choix d’une armée putschiste qui veut régler militairement le conflit. Et si la solution militaire a fini par s’imposer des deux côtés, c’est aussi parce que l’Etat malien, de concert avec les salafistes, a contribué à rendre le problème politiquement insoluble.
Reste l’argument imparable selon lequel on ne négocie pas avec les terroristes. Ceux qui parlent de négociation ne sont-ils pas de doux rêveurs, pire encore de faux naïfs ? Or cet argument repose sur un amalgame grossier que dénoncent tous les spécialistes de la région. La rébellion armée compte quatre composantes entre lesquelles les relations sont variables, de la rivalité à l’affrontement et de l’alliance à la surenchère. La plus nombreuse, Ansar Eddine, est issue d’une scission salafiste du MNLA. Ses combattants luttent militairement contre l’Etat malien et n’ont jamais accompli d’action terroriste. Les deux autres composantes sont Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et le Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao). Historiquement, c’est donc le refus de négocier avec le MNLA qui a précipité son déclin au profit d’une dissidence salafiste qui a trouvé dans AQMI un allié de circonstance.
Mais AQMI est une organisation peu nombreuse, dépourvue de base locale et au recrutement international. Le Mujao représente la tendance « noire » de la guérilla, fidèle aux figures historiques de la lutte anticoloniale d’inspiration islamique du XIXème siècle. Si AQMI et le Mujao pratiquent les enlèvements et ne reculent pas devant l’action terroriste, ce n’est pas le cas d’Ansar Eddine et du MNLA. Non seulement leurs moyens, mais leurs objectifs diffèrent : régionaux pour le MNLA (l’indépendance touareg), nationaux pour Ansar Eddine (l’imposition de la charia au Mali), transnationaux pour les jihadistes du Mujao et planétaires pour ceux d’AQMI. Confondre cette constellation de mouvements sous l’appellation de « nébuleuse terroriste » relève donc soit de l’ignorance excusable, soit de la malhonnêteté intellectuelle, qui l’est beaucoup moins. Se satisfaire de cette confusion revient à s’interdire, volontairement ou non, de comprendre les origines de la crise actuelle. Car non seulement elle est démentie par l’examen des faits, mais elle interdit de distinguer entre des rebelles avec qui la négociation est possible, et des terroristes qui, à l’instar de leur ex-mentor saoudien, servent indirectement les intérêts de ceux qui prétendent les combattre.
Il n’est pas nécessaire d’être expert en relations internationales pour comprendre l’immense bénéfice que procure cet amalgame aux belligérants malien et français. La confusion sémantique qu’il autorise justifie rétrospectivement le refus de toute négociation avec les rebelles et l’option exclusive en faveur de l’action armée. De plus, la diabolisation de l’ennemi justifie une guerre sans merci, elle vaut dérogation aux lois de la guerre et absolution pour les exactions de l’armée malienne, déjà avérées dans les zones reconquises. Elle ouvre la porte à des règlements de compte interminables où l’appartenance ethnique deviendra le seul critère de survie. Enfin, en identifiant l’adversaire, de manière indistincte, à la figure coutumière du barbu sanguinaire, cet amalgame anesthésie aux yeux de l’opinion occidentale toute réflexion sur les causes du conflit. Ramené au schéma habituel de la lutte inexpiable entre le Bien et le Mal, l’affrontement dans les dunes du Sahel revêt une signification faussement limpide, parfaitement conforme à la doxa géopolitique en vigueur. Un simplisme commode jette une lueur trompeuse sur cette guerre lointaine, dont l’intelligence échappera pour de bon à une opinion qui verra, sur TF1, ce que le service de presse des armées voudra bien lui montrer. Et l’atmosphère d’exécration de l’islamisme y trouvera un ingrédient supplémentaire, d’autant plus efficace que les exactions des jihadistes, bien réelles, donnent un visage odieux à l’action de ces forces maléfiques.
Cette sémantique du conflit conduit, par conséquent, à s’interroger sur les véritables intentions de la France. Il faut alors se poser la question impliquée par le troisième critère de la guerre juste : l’intention des belligérants est-elle une « intention droite » ? Pour ses dirigeants, la France ne défend aucun intérêt matériel et se bat exclusivement pour la paix. Tout se passe comme si de nobles principes guidaient les pas de la patrie des droits de l’homme, étrangement insensible à l’appel d’intérêts prosaïques. Mais comme les gisements d’uranium du Niger exploités par le consortium européen AREVA assurent le tiers de ses approvisionnements en minerai, il est permis de s’interroger sur la générosité française. Si la capitale malienne était tombée aux mains des rebelles, il n’y a aucun doute que ces installations eussent été rapidement prises pour cibles, du moins par AQMI. C’est donc un heureux hasard si le combat chevaleresque de la France coïncide avec la proximité de ses intérêts miniers. Et si elle se montre si empressée de combattre pour la paix, d’autres théâtres d’opération, injustement délaissés parce que sans intérêt stratégique, attendent impatiemment de bénéficier du même zèle pacificateur.
Le discours officiel des autorités françaises, évidemment, serait plus conforme à la réalité s’il avouait que cette action militaire vise à sécuriser des approvisionnements stratégiques. Conviés sans relâche à faire bloc autour des troupes tricolores, les citoyens français méritent mieux qu’une litanie de discours lénifiants. Lorsqu’elle invoque les valeurs universelles, non seulement la communication élyséenne ne dupe personne, mais elle se dérobe aux exigences du débat démocratique. Et plus l’exécutif français s’empresse de jeter un voile pudique sur ses opérations extérieures, moins le contrôle de l’opinion peut s’exercer. A l’inverse, l’aveu que la France défend tout simplement ses intérêts, comme l’y invite l’opposition de droite, ne serait pas non plus sans risque. Une telle franchise rabattrait la rhétorique officielle sur l’expression d’une « Realpolitik » que la France s’est toujours obstinée à nier. Avouer que l’on fait la guerre au Mali pour protéger les mines du Niger, on en conviendra, ôterait sa candeur apparente aux allocutions de M. François Hollande. Mais surtout, cet improbable abandon d’une duplicité patente présenterait un double inconvénient politique.
Premièrement, il priverait la France des dividendes substantiels de la lutte contre le terrorisme. Comment affirmer sans sourciller que l’on combat le jihadisme international si l’on admet simultanément que l’on défend des gisements d’uranium ? Un tel aveu jetterait le soupçon sur l’opération par laquelle les puissances occidentales ont coutume de désigner comme terroristes tous ceux qui menacent leurs intérêts régionaux. L’intérêt de la lutte contre le terrorisme, c’est qu’elle n’éprouve jamais le besoin de se justifier, puisque sa seule désignation suffit à la légitimer : elle autorise absolument tout, en s’exonérant d’office des obligations qui relèvent ordinairement du droit de la guerre. Certes, personne ne croit que les forces françaises affrontent les rebelles sahéliens pour sauver les manuscrits de Tombouctou. Mais en confessant qu’elle défend d’abord ses intérêts stratégiques, l’ancienne puissance coloniale courrait le risque de discréditer ses professions de foi humanistes. Elle saperait les ressorts d’une communication gouvernementale qui joue avec insistance sur la dimension culturelle d’un conflit censé opposer la civilisation et la barbarie.
Deuxièmement, le doute sur le désintéressement de la France au Mali aurait aussitôt pour effet de réveiller les vieux démons de la « Françafrique ». Il jetterait l’opprobre sur une action militaire destinée à perpétuer l’exploitation néo-coloniale du sous-sol africain. La France risque d’autant plus d’être mise en accusation que la déstabilisation du Sahel provient largement de la démobilisation des combattants touaregs de Khadafi. Rentrés chez eux avec davantage d’armes que de bagages, ils ont jeté des ferments de trouble dont la fragile société sahélienne a fait les frais. En s’engageant au Mali, la France tente donc, maladroitement, d’endiguer les effets pervers de sa politique lybienne. Mais elle ne va pas seulement jouer ce rôle ingrat, imposé par les circonstances, du pompier pyromane pris au piège de l’incendie qu’il a allumé. Elle va devoir aussi combattre des ennemis auxquels le retour inespéré de l’ex-puissance coloniale donne déjà des lettres de noblesse anti-impérialistes. Après avoir indirectement fourni à la rébellion une partie de ses armements, elle va lui procurer par sa présence militaire sur le sol africain les armes idéologiques qui viendront en justifier l’emploi contre les forces françaises.
A supposer qu’une guerre puisse être juste, la tradition médiévale admettait trois critères principaux pour en juger : autorité légitime, ultime recours, intention droite. Au terme de cet exercice de style, le moins qu’on puisse dire est que l’action militaire de la France au Mali n’en sort pas indemne. La France a le droit de défendre ses ressortissants menacés et de veiller sur ses intérêts à l’étranger. Mais au Mali, elle s’est engagée, à la demande d’une junte militaire, dans une guerre sans merci contre une rébellion régionale. Certes, elle aime convoquer ses vertus à l’appui de ses prétentions, comme si une bonne fée s’employait magnanimement à faire coïncider sa morale et ses intérêts. Ce faisant, elle feint d’oublier que l’intervention militaire, même auréolée de nobles principes, consiste toujours à porter les horreurs de la guerre chez les autres. Comme s’il était naturel d’ajouter à la discorde endogène ce supplément de haine que suscite l’invasion étrangère, on distingue alors, avec une fausse candeur, les bons et les méchants. Mais si un tel simplisme, en désignant clairement l’ennemi, permet de définir une stratégie militaire, il ne garantit pas pour autant le succès.
La guerre classique, a fortiori sous les couleurs de l’ancienne puissance coloniale, est vouée à l’échec parce qu’elle est parfaitement inadaptée à la situation. L’intervention étrangère ne résoudra ni le problème de l’unité nationale malienne, ni celui du terrorisme  transnational au Sahel. Car la question touareg ne peut être réglée que par la voie d’un compromis entre Maliens de toutes origines doublé d’une négociation internationale. Et la lutte contre le jihadisme, qui requiert d’autres moyens que les blindés et l’aviation, ne peut être gagnée pour de bon que sur le terrain symbolique. Cette nouvelle expédition militaire en terre africaine va-t-elle rééditer le scénario d’une guerre occidentale qui a invariablement conduit au désastre en Iraq, en Afghanistan, en Lybie ? C’est le risque majeur encouru par une entreprise qui consiste à faire prévaloir, une fois de plus, le militaire sur le politique. Et si elle se prolongeait, l’aventure malienne de la France pourrait devenir l’ultime avatar hexagonal du bellicisme néo-conservateur, au moment même où il semble timidement refluer aux Etats-Unis.

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