mardi 1 mai 2012


Alhassane ag Touhami : « Les sources de paix et de liberté des Touaregs sont menacées »

Entretien réalisé en français et tamasheq, avec un interprète, avant le concert de Tinariwen au Printemps de Bourges le vendredi 27 avril 2012

Rencontre avec Alhassane ag Touhami, membre fondateur du groupe Tinariwen, compositeur, chanteur et guitariste.
Tinariwen (pluriel de « ténéré », du tamasheq « déserts ») est un groupe de musique originaire de Tessalit, ville de 5 800 habitants environ au Nord-Est du Mali, proche des frontières avec l’Algérie et le Niger. C’est aussi une famille d’une quinzaine d’artistes touaregs où chacun participe à sa guise à l’activité du groupe. Celui-ci a vu officiellement le jour en 1982 et a joué un rôle important lors de la rébellion touarègue, au Mali et au Niger, à partir de 1990. Sa musique de résistance, qui exprime la souffrance, l’exil, la solitude, la nostalgie, circule alors dans le désert via des cassettes, et plusieurs de ses membres intègrent le Mouvement populaire de l’Azawad.
À partir de 1992, Tinariwen se consacre à la diffusion de la culture touarègue. Le groupe intègre des choristes féminines et propose une synthèse entre blues, rock et musique traditionnelle. En 1999, sa participation au Festival Toucouleur à Angers le fait connaître en Europe. Son album « The Radio Tisdas Sessions » sort en 2002, puis son renom international s’installe en 2004 avec « Amassakoul » et en 2007, avec « Aman Iman », album soutenu par Robert Plant (ex-Led Zeppelin). En 2010, il participe au concert d’ouverture de la Coupe du Monde de football en Afrique du Sud, peu après la sortie d’« Imidwan : Companions ». Enregistré dans le sud algérien en 2011, le 5e album « Tassili » reçoit un Grammy Award aux États-Unis dans la catégorie « musique du monde ». Une consécration.
Cette année, le conflit touareg s’est trouvé réactivé, suite au retour au pays de rebelles qui avaient rejoint l’armée libyenne en 1990, puis au coup d’État militaire à Bamako, le 22 mars, qui sème la confusion dans la région. Deux mouvements s’y affrontent. L’un est laïque, porté par le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA). L’autre, porté par le mouvement Ansar Dine, prône la constitution d’une république islamique et l’application de la charia. Dans cette période, les membres de Tinariwen tiennent un discours de paix, défendant leur culture et revendiquant un accès à l’éducation pour leurs enfants et le droit de pâturage ainsi que l’accès aux puits pour leur bétail.
La Croix  : Compte tenu de la situation actuelle au nord du Mali, votre présence au Printemps de Bourges constitue-t-elle une occasion pour vous d’envoyer un message au monde ou la musique prime-t-elle sur tout le reste  ?
Alhassane ag Touhami : Certains pleurent tandis que d’autres rient et chantent… Ainsi va le monde ! Nous chantons avec joie pour les gens qui nous écoutent, et nous ressentons toute cette énergie. Mais nos cœurs sont chez nous, avec la tristesse de chez nous. Dans ces grands moments où les spectateurs sont heureux, nous-mêmes ressentons de la joie, de la fierté. Et nous avons aussi un message à porter, celui de notre peuple, fait de liberté, de paix et de fraternité. Ce sont les valeurs que nous voulons faire passer dans les cœurs des gens qui viennent nous écouter en leur apportant une partie du souffle de notre désert.
Considérez-vous ces valeurs particulièrement mises à mal ces dernières semaines au nord du Mali, du fait de la prise de pouvoir sur certaines villes par des mouvements islamistes ?
En effet, les sources de paix et de liberté sont menacées aujourd’hui chez nous. Elles sont mises à mal par des gens et des idées qui ne sont pas de chez nous, par un état d’esprit qui ne ressemble pas au nôtre. Malgré tout, cet état de paix et de liberté se trouve ancré dans le cœur de chacun de nous. Il réside dans le nomadisme, mais il est également ouvert sur le monde. Nous revendiquons des écoles pour nos enfants, ou l’accès à la santé et aux soins, car il ne peut y avoir la liberté sans le minimum vital…
Ces valeurs, nos enfants les porteront toujours, comme l’avaient fait nos parents. Tant qu’ils auront un souffle de vie, ils les porteront aux yeux du monde. Depuis le début, nous chantons cette liberté et cette paix qui restent à acquérir pour notre peuple. Nous savons que c’est en étant libres que nous pouvons toucher la paix. Et nous les chantons aussi pour le monde. Nous ne chanterons jamais rien d’autre. Nous sommes un peuple pacifique qui ne demande qu’à vivre librement dans ses territoires.
Votre dernier album « Tassili », en 2011, a obtenu plusieurs récompenses dans le monde. Cette reconnaissance met votre musique en lumière comme jamais, alors même que votre culture est mise à mal. Comment vivez-vous ce paradoxe à l’intérieur du groupe et vous sentez-vous une responsabilité particulière ?
Dans l’histoire de notre peuple, c’est souvent dans les moments chaotiques que les choses avancent. Le fait d’avoir obtenu un Grammy Award, il y a quelques mois, est important à nos yeux, cela permet d’ouvrir notre culture au reste du monde, de la faire connaître. Elle est mise à mal aussi par le fait que beaucoup de Touaregs aujourd’hui ont adopté les modes de vie des Maliens ou des Algériens arabes, nos voisins.
L’identité touarègue est difficile à préserver. Mais en Europe, aux États-Unis, grâce à cet éclairage, on s’intéresse à notre mode de vie, on découvre par exemple que la femme occupe une place primordiale dans la culture touarègue. Il n’y a pas une décision politique, culturelle, sociale à laquelle la femme ne soit pas associée. Elle y participe d’autant plus que, souvent, c’est elle qui prend la décision !
Alors, même si cet intérêt soudain se passe dans un moment où chez nous, il y a de la tristesse et des larmes, cela nous donne une responsabilité particulière, qui ne nous avait de toute façon jamais quittés auparavant. Par ailleurs, chez nous, personne ne sait ce qu’est un Grammy Award. Ce décalage nous oblige à la modestie lorsque nous sommes au pays. Nous continuons de vivre comme nous avons toujours vécu. Cette notoriété neuve à l’extérieur ne provoque rien de nouveau à l’intérieur.

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