mardi 24 avril 2012


« Le Mali est un domino décisif »

Une exploration en profondeur d’une crise en plein désert à multiples facettes
Mathieu Guidère, islamologue
Mathieu Guidère, islamologue
A quand un émirat islamiste au nord du Mali ? Il n’y a qu’à se rappeler les conséquences de l’installation des talibans à Kaboul en 1996 pour saisir la gravité des interrogations suscitées par la crise actuelle qui frappe au cœur de l’Afrique sahélienne. Pour Mathieu Guidère, spécialiste du monde arabe et musulman, la nouveauté tient dans l’apparition d’une faction islamiste chez les Touaregs, ce peuple du désert à qui feu Khadafi avait promis un Etat pan-africain à cheval sur l’Algérie, la Mauritanie, le Niger, le Burkina et le Mali.
Mais ce combat islamiste pourrait bien cacher un autre dessein plus prosaïque, la lutte pour le contrôle de ce qu’il faut bien appeler “l’industrie des otages”. Une activité florissante que Mathieu Guidère, fin connaisseur des réseaux, cerne au plus près et qui pourrait rendre la région, menacée de “somalisation”, infréquentable aux Occidentaux. Au point peut-être de remettre en cause un jour prochain l’accès au si précieux uranium du Niger voisin.
La crise actuelle du Mali, pays multiethnique à la frontière du monde arabe et du monde africain, est le résultat de deux phénomènes concomitants et néanmoins différents : la chute du régime de Kadhafi en Libye et la montée en puissance des islamistes au Maghreb. D’un côté, le gouvernement de Bamako a dû faire face au retour massif des Touaregs en provenance de Libye, notamment les militaires touaregs autrefois embrigadés par Kadhafi dans sa “légion verte” ; et d’un autre côté, le président Amadou Toumani Touré s’est retrouvé, du jour au lendemain, affaibli par un retournement d’alliances d’une partie des Maures, des Arabes et des Touaregs.
Face au putsch du 22 mars 2012, certains ont préféré rejoindre les rangs d’une rébellion hétéroclite plutôt que de subir la junte au pouvoir à Bamako. Même s’il s’agit d’une alliance de circonstance, elle a été efficace sur le terrain militaire et a réduit à néant le pouvoir du gouvernement central sur le nord du pays. Après plusieurs semaines de confusion et d’incertitude, la nomination de Dioncounda Traoré comme président par intérim signe le retour au cours habituel de la vie politique à Bamako, mais ne règle aucun des problèmes de fond pour lesquels il y a eu un coup d’Etat au sud et une rébellion au nord du pays. Bref, le Mali est passé tout près de l’implosion et il n’a pas fini de digérer le contrecoup de l’instabilité libyenne et maghrébine à ses frontières.
La toile de fond de la réislamisation 
On oublie souvent que l’islam est la principale religion du Mali, puisque plus de 90 % de la population est musulmane. L’islam est archi-majoritaire, y compris parmi les “hommes bleus”, les Touaregs, et la religion est omniprésente au nord comme au sud du Mali. Mais il s’agissait jusqu’à ces dernières années d’un islam à dominante soufie, plutôt personnel et imprégné de traditions locales et notamment animistes. Or, avec le “printemps arabe” et la montée en puissance des mouvements islamistes en Afrique du Nord, l’islamisme politique est apparu comme une alternative idéologique et les idées islamistes ont connu une progression fulgurante au sein des populations maliennes.
Au sud, cela s’est fait sous l’influence des fondations religieuses et des missionnaires salafistes ; au nord du pays, la présence d’AQMI a joué un rôle de catalyseur. Aujourd’hui, le phénomène est patent et l’application de la charia ne paraît pas être une revendication marginale. Lors de la prise de Tombouctou par les islamistes touaregs, cette revendication est naturellement réapparue et la charia a été mise en œuvre par les nouveaux maîtres de la ville. L’avenir dira si le mouvement de réislamisation, qui a été initié dans les pays du Maghreb, constitue une lame de fond qui s’étendra aux pays du Sahel.
Une nouvelle donne locale 
La crise malienne a révélé de nouvelles forces et de nouvelles alliances au sud comme au nord du pays. Tout d’abord au sud, le président déchu, Toumani Touré, a été dépassé par les événements et par une armée qu’il connaissait pourtant bien puisqu’il en est issu. Le putsch, même s’il n’a pas débouché finalement sur un pouvoir militaire, a montré la fragilité de la démocratie malienne, longtemps citée en exemple pour les autres pays de la région. Désormais, on sait que n’importe quel capitaine de l’armée peut mettre fin à la démocratie au Mali. Sans la médiation ivoirienne et la menace de la Cédéao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest), appuyées par la communauté internationale, c’en était même fini du Mali tel qu’on le connaissait.
Au nord du pays, la situation n’est pas plus rassurante. Du jour au lendemain, nous avons assisté à une alliance contre-nature entre des forces disparates et antagonistes, qui remet en question les grilles d’analyse habituelles. Il y a bien sûr le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) qui milite pour une large autonomie, voire pour une indépendance, du nord du Mali. C’est un mouvement ancien, fondé par Ibrahim Ag Bahanga, plutôt laïque et bien apprécié en Occident justement pour son caractère séculier. Mais on a vu aussi s’affirmer d’autres mouvements et groupes rebelles qui se sont retrouvés, aux côtés du MNLA, contre le même ennemi, à savoir l’armée malienne et le gouvernement central de Bamako. Il y a d’abord un mouvement islamiste touareg, Ansar Al-Din (Défenseurs de la religion), apparu en décembre 2011 sous la houlette d’un vétéran de la rébellion touareg, Iyad Ag Ghaly, qui passe pour être “l’homme des Algériens” dans la région.
En raison de son salafisme affirmé, il est soupçonné de liens avec AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique). Mais on a vu également apparaître un “Front de libération nationale de l’Azawad” (FLNA), constitué essentiellement d’anciens militaires arabes de l’armée malienne, ou encore un “Front de libération de l’Aïr et de l’Azawad”, formé par des Maliens du Sud à la suite à la décision de la Cédéao de chasser le MNLA du nord du pays. Mais ce sont bien sûr les groupes islamistes et, en particulier, ceux alliés avec AQMI, qui inquiètent le plus les pays voisins et les démocraties occidentales en raison des menaces qu’ils font peser sur le Sahel en général et sur le Mali en particulier. Certains craignent l’instauration d’un Etat islamique sur tout le pays, d’autres la création d’un sanctuaire terroriste au nord du Mali.
La portée réelle de la menace d’AQMI 
La menace d’AQMI doit être contextualisée et relativisée parce que l’organisation terroriste a, certes, bénéficié de la prolifération des armes libyennes dans la région, mais elle a également subi de plein fouet les suites politiques du “printemps arabe”. Le renversement des régimes en Libye et en Tunisie, puis la victoire des islamistes en Tunisie et au Maroc, a non seulement généré un questionnement existentiel au sein d’AQMI sur le mode “à quoi bon le jihad ?”, mais il a aussi vidé les rangs de l’organisation des membres tunisiens, marocains et libyens, qui ont préféré rejoindre leur pays d’origine, convaincus que la nouvelle donne politique nationale et régionale était plus favorable à l’activisme islamiste à l’intérieur.
Dans certains cas, on peut parler d’une véritable hémorragie, l’organisation ne compterait plus que quelque 300 hommes. L’exemple des salafistes-jihadistes tunisiens est édifiant à cet égard puisqu’ils sont tous rentrés au pays avec armes et bagages après la victoire d’Ennahda aux élections d’octobre 2011. Ainsi, il ne reste quasiment plus que des Algériens et des Mauritaniens au sein d’AQMI, appuyés par des groupes peu nombreux issus des autres pays du Sahel (Mali, Niger, Burkina, Tchad) et par quelques éléments transfuges du Nigeria (Boko Haram) et de Somalie (Shebab). L’essentiel des combattants est enrôlé dans trois brigades (katiba), d’une centaine d’hommes chacune, agissant essentiellement au nord du Mali et dirigées depuis des années par des Algériens : Yahya Abou Al-Hammam, Abdelhamid Abou Zeid, Moktar Belmoktar, dit “Laouer” (le borgne) ou “M. Marlboro” pour sa longue expérience dans le trafic de cigarettes.
Le bras droit de ce dernier personnage (Belmoktar) est un Touareg malien, Imad Ag Hama, qui a connu une ascension fulgurante au sein d’AQMI au cours des dernières années parce qu’il a facilité son implantation au nord du Mali et fait rentrer un grand nombre de Touaregs dans l’organisation. Il se trouve que ce personnage (Ag Hama) n’est autre que le neveu du leader historique de la rébellion touareg, Iyad Ag Ghaly, aujourd’hui à la tête du principal mouvement islamiste touareg, Ansar Al-Din.
Il y a donc une alliance de fait et une convergence d’intérêts entre AQMI et les islamistes touaregs, qui fait craindre un risque de somalisation si tous ces groupes devaient se disputer le contrôle du territoire malien pour imposer leurs vues idéologiques et politiques. D’autant plus qu’ils se retrouveraient alors concurrents sur un certain nombre de trafics lucratifs et d’activités criminelles très juteuses telles que les prises d’otages.
L’industrie florissante de la prise d’otages 
Depuis 2008, AQMI s’est fait une spécialité des prises d’otages occidentaux. En quatre ans, l’organisation a kidnappé plus de 60 personnes, toutes nationalités confondues, et engrangé plus de 50 millions d’euros. Les pays d’origine des otages qui refusent de payer, comme la Grande-Bretagne, ont vu leurs ressortissants tués à chaque fois, soit par le groupe ravisseur à l’expiration du délai fixé, soit lors de tentatives de libération par les forces spéciales. C’est dire qu’il s’agit désormais d’un véritable business très bien organisé et très lucratif qui attise les convoitises et les rivalités, étendant le domaine du danger et rendant la zone infréquentable. Ainsi, le dernier groupe jihadiste né d’une scission d’AQMI, le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), s’est immédiatement positionné sur ce “marché” en enlevant trois humanitaires à Tindouf en Algérie, puis six diplomates algériens à Gao et une ressortissante suisse à Tombouctou.
Pis, sans l’intervention et l’aide du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), AQMI et le Mujao auraient kidnappé plusieurs otages européens, dont des Français, lors de la prise des principales villes du nord du Mali (Kidal, Gao, Tombouctou). Depuis début avril, une quinzaine d’étrangers ont été exfiltrés vers les pays voisins, notamment vers l’Algérie et la Mauritanie, pour éviter qu’ils ne soient enlevés et négociés pour le compte d’AQMI. Car il existe désormais une véritable industrie des otages au nord du Mali, avec ses “informateurs”, ses “rabatteurs”, ses “hébergeurs”, ses “intermédiaires” et ses “négociateurs”. Chacun est rémunéré en fonction de ses efforts et des bénéfices escomptés de l’enlèvement. Face à la multiplication des intervenants, les prix se sont envolés au cours des deux dernières années.
Ainsi, AQMI, qui détient encore une dizaine d’otages européens, réclame 90 millions d’euros pour les seuls quatre otages français enlevés à Arlit (Niger) le 16 septembre 2010. L’organisation aurait touché 3 millions d’euros pour la libération de deux Autrichiens, 9 millions d’euros pour la libération de trois Espagnols, 5 millions d’euros pour la libération de deux Canadiens… Certains “médiateurs” ont touché jusqu’à 200 000 euros par otage libéré. Bref, AQMI s’est enrichie au cours des dernières années et cet argent lui a permis de s’assurer le silence, voire la complicité, de militaires, de fonctionnaires, de commerçants, au nord du Mali, ce qui a renforcé son implantation et son influence sur le terrain. Etant donné la faiblesse de l’Etat central, ce trésor de guerre a également permis à AQMI d’investir d’autres activités criminelles telles que le trafic d’armes et le narcotrafic.
On se souvient du fameux avion d’“Air Cocaïne” pour lequel plusieurs personnes ont été inculpées en 2011 pour “trafic international de cocaïne” dans le cadre de l’enquête sur l’atterrissage d’un Boeing 727 dans le nord du Mali en 2009. L’avion était en provenance du Venezuela et avait été retrouvé incendié dans la région de Gao au nord du Mali, celle-là même qui se trouve aujourd’hui aux mains d’AQMI et des islamistes touaregs.
Les risques d’une extension de la rébellion touareg 
Si le Mali est un pays clé du Sahel, c’est parce qu’il est la première pièce d’un domino qui risque de déclencher un enchaînement sécessionniste incontrôlable dans toute la région. Si un Etat touareg de l’Azawad venait à exister, effectivement, il ne fait aucun doute que les pays voisins, en particulier le Niger, la Mauritanie et l’Algérie, ne tarderont pas à voir éclater d’autres rébellions du même type et pour les mêmes motifs, c’est-à-dire l’autonomie ou l’indépendance des Touaregs. Car dans chacun de ces pays, le poids des Touaregs varie de 10 à 30 % de la population et la revendication autonomiste est ancienne. La rébellion a souvent produit un effet de contagion : ainsi, les Touaregs du Niger se sont rebellés à la suite de ceux du Mali en 1992-1995, puis en 2007-2009. Or, ces rébellions affectent les intérêts vitaux de plusieurs pays, dont la France qui importe près de 20 % de son uranium du Niger voisin, où Areva exploite la région touareg de l’Aïr.
Sans parler des compagnies qui exploitent l’or et le fer maliens. Le président malien Amadou Toumani Touré n’a jamais été véritablement au clair sur ses intentions concernant AQMI et a maintenu une position ambiguë à l’égard de ce que les Occidentaux considéraient comme la principale menace en Afrique subsaharienne. Il lui est arrivé de déclarer que le terrorisme était un problème des Occidentaux et non pas du Mali. Il est même allé jusqu’à accuser son puissant et susceptible voisin, l’Algérie, d’exporter ses terroristes vers le Mali. Il a souvent refusé aux Français, aux Mauritaniens et aux Algériens sa coopération pour l’éradication d’AQMI. Tout cela fait que lorsqu’il a été renversé par le putsch du 22 mars 2012, il n’y avait pas grand monde pour venir à son secours ni pour défendre sa cause. C’est plutôt sur les principes (démocratie, intégrité territoriale) que les pays voisins et les Occidentaux ont vivement réagi.
La marge de manœuvre limitée de l’Occident
Depuis le début, la clé de la crise ne se trouvait pas à l’intérieur mais à l’extérieur du Mali. La rébellion touareg a éclaté comme conséquence collatérale à la situation libyenne. Le putsch du 22 mars 2012 n’aura été qu’une réponse inappropriée, car interne, à un véritable problème qui était, lui, de cause externe : le retour de Libye de colonnes entières de Touaregs surarmés sous le commandement d’un ancien colonel de Kadhafi, Mohamed Ag Najim, aujourd’hui chef d’état-major du MNLA. Si le nouveau président par intérim, Dioncounda Traoré, parvient à ramener les chefs touaregs à la table des négociations et s’il s’attaque sérieusement à la présence d’AQMI au nord du pays, il gagnera le soutien des Occidentaux (Etats-Unis, France) et celui des pays voisins (Mauritanie, Algérie).
Mais il aura surtout à convaincre l’Algérie, qui apparaît plus que jamais comme le pays incontournable pour la résolution de ce conflit. Cela est d’autant plus vrai qu’elle a démontré, dans le passé, sa capacité à amener les différentes parties à signer la paix ou la réconciliation, le dernier en date étant l’accord du 4 juillet 2006 signé à Alger. Le nouveau président malien bénéficie d’un contexte favorable puisque les puissances occidentales, dont l’Algérie craint l’ingérence dans la région, sont décidées à ne pas intervenir directement pour éviter toute réaction de rejet de la part de la population qui profiterait aux islamistes et aux terroristes. En toute logique, l’Algérie devrait donc jouer un rôle de premier plan dans le règlement de cette crise, mais il faudra aller vite car l’Algérie connaît à son tour, en mai 2012, des élections très attendues pour connaître l’état réel des forces politiques et notamment islamistes dans le pays, vingt ans après l’interruption du processus électoral qui devait conduire ces derniers au pouvoir.
Crise humanitaire et contagion identitaire 
L’un des aspects les moins médiatisés et pourtant les plus importants de la crise malienne est celui des déplacés et des réfugiés. On évalue à 200 000 le nombre des personnes qui ont fui les combats au nord du pays et qui se sont réfugiés dans les pays voisins, c’est-à-dire en Algérie, en Mauritanie, au Niger et au Burkina. Il existe une urgence humanitaire au Sahel, mais ceux qui sont censés traiter cette urgence, les humanitaires, sont menacés par les groupes combattants, en particulier par AQMI qui voit là surtout une source de revenu substantielle. Or, le départ des organisations humanitaires, outre le fait qu’il aggrave la situation des réfugiés et des déplacés, laisse le champ libre à l’action de propagande et de recrutement dans les camps de tous ces groupes, qu’ils soient indépendantistes comme le MNLA, ou islamistes comme Ansar Al-Din, ou encore terroristes comme AQMI et le Mujao.
Pis, au-delà de l’urgence humanitaire, c’est toute la paix sociale qui est aujourd’hui en danger. La coexistence des différentes ethnies et communautés du Mali (Arabes, Maures, Songhais, Kountas, Peuls…) est gravement menacée par la revendication indépendantiste des Touaregs, qui s’est exprimée militairement au cours des derniers mois. Or, il n’y a pas que des Touaregs au nord du Mali. D’autres ethnies vivent depuis très longtemps sur ces territoires désertiques et ont appris à coexister dans le Grand Sahara. De fait, la rébellion touareg a chassé l’essentiel des autres ethnies et il devient très difficile de vivre dans certaines villes du nord du Mali sans être touareg.
Il faut espérer que la contagion identitaire et indépendantiste ne gagne pas les autres ethnies et communautés, sinon c’en est fini du Mali et au-delà, de la paix dans l’ensemble du Sahel.
Par Philippe Plassart

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