vendredi 20 janvier 2012

VENDREDI 20 JANVIER 2012
Pierre Boilley, chercheur et responsable du Cemaf, à propos de la nouvelle rébellion touarègue au Mali
RFI
© Editions Karthala
Par Christophe Boisbouvier
«Tous les gens qui s’intéressaient à l’affaire savaient que ça allait repartir un jour ou l’autre depuis la constitution du MNLA [né de la fusion de groupes touaregs en octobre 2011, NDLR] qui revendiquait quelque chose qui va beaucoup plus loin qu’avant, c’est-à-dire l’indépendance, tout au moins une très grande autonomie »
Lire la version écrite de l'interview ci-dessous. 
Depuis trois jours, quelques centaines de rebelles touaregs défient le pouvoir malien. Les combats qui ont eu lieu Menaka, Aguelhoc et Tessalit, ce mardi 17 et mercredi 18 janvier 2012, entre rebelles touaregs et armée malienne ont fait 47 morts -45 rebelles et deux soldats- dans deux des trois villes du nord du Mali attaquées par la rébellion, selon un communiqué publié ce jeudi 19 janvier par le ministère malien de la Défense. Pourquoi ce défi ? Le chercheur français Pierre Boilley dirige le Cemaf, le Centre d'études des mondes africains, et enseigne à l'Université de Paris I. Il répond aux questions de RFI.
RFI : Pourquoi les rebelles touaregs se réveillent-ils après une trêve de trois ans ?
Pierre Boilley : Première chose, les rebelles touaregs ne se sont jamais vraiment endormis puisque les rébellions à  bas bruit  (*) de ces derniers temps ont continué à exister. Néanmoins, effectivement, on se trouve là dans une situation assez nouvelle qui est l’attaque de ce nouveau mouvement, le Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA), qui a recommencé un combat. La question se pose : pourquoi maintenant ? Je pense qu’il y a d’abord des raisons conjoncturelles qui sont celles du retour des combattants touaregs qui avaient aidé majoritairement le colonel Kadhafi mais qui, en partie aussi, avaient combattu dans les rangs du Conseil national de transition (CNT) libyen; et du retour d’une masse d’armes assez impressionnante, y compris en termes d’armes lourdes, très lourdes même. Il y a une opportunité de création d’une branche armée, ce qui était peut-être plus difficile auparavant. Et puis la seconde raison, c’est aussi que le Mali a réinvesti assez fortement le Nord en installant de nouveaux postes militaires et cette installation a accéléré la décision de réattaquer. Néanmoins, les choses couvaient depuis pas mal de temps. Tous les gens qui s’intéressaient à l’affaire savaient que ça allait repartir un jour ou l’autre depuis la constitution du MNLA [né de la fusion de groupes touaregs en octobre 2011, NDLR] qui revendiquait quelque chose qui va beaucoup plus loin qu’avant, c’est-à-dire l’indépendance, tout au moins une très grande autonomie. Et on savait forcément qu’il y aurait du mouvement mais ce qui n’était pas forcément évident, c’est que ça se passe comme ça, par des attaques de villes.
RFI : Qui sont ces chefs du MNLA ? Est-ce que ce sont essentiellement d’anciens officiers de Mouammar Kadhafi ou plutôt des lieutenants de l’ancien chef rebelle Ibrahim Ag Bahanga, mort en août 2011 ?
P. B. : Très franchement il est assez difficile de savoir actuellement qui est le chef ou qui sont les chefs, dans la mesure où le MNLA est un condensé de trois mouvements. On est plus dans une direction collégiale -ce qui peut d’ailleurs poser un problème à ce mouvement- que dans une véritable direction unique. Donc il y a des chefs qui étaient des lieutenants d’Ag Bahanga, et puis toute une série de gens qui ont des postes importants éventuellement au Mali, comme des postes de députés et qui peuvent aussi avoir un mot à dire dans la direction.
RFI : A quelles communautés touarègues appartiennent-ils ?
P. B. : Majoritairement, ce sont des Kel Adagh, des gens de la région de Kidal c’est-à-dire de la ville au nord de Gao. Mais il y a aussi des populations proches de Gao, des gens qui peuvent être considérés au sens très large comme des Kel Adagh mais qui sont plutôt des Imrad, donc des gens qui ne sont pas nobles. Et puis il est très probable qu’il y ait aussi des Iwellemeden (**), des gens qui sont plus au sud et plus à l’est. La nouveauté aussi, c’est que le MNLA se réclame de l’ensemble ce que qu’ils appellent l’Azawad, des populations du Nord et pas simplement des touaregs. Il semblerait qu’il y ait aussi des sonraï, des maures etc, à l’intérieur de ce mouvement.
RFI : Est-ce qu’il y a des déserteurs de l’armée malienne parmi eux ?
P. B. : oui, ça c’est sûr. Officiers et hommes sont parmi eux. C’est quelque chose qui n’est pas nouveau non plus.
RFI : Ils réclament donc l’indépendance du Nord-Mali mais il y a vingt ans, ils avaient mené le même combat et ils avaient échoué. Qu’est-ce qui a pu les décider à reprendre les armes ?
P. B. : Il y a vingt ans, en 1990, l’indépendance n’a jamais été réclamée et tactiquement en plus, il a été clair pour tout le monde qu’il ne fallait pas le faire. Donc ce qui a été demandé, c’est un statut particulier qui avait été accepté dans le pacte d’ailleurs en 1991 et qui a permis quand même une certaine autonomie politique de la région nord au même titre que les autres régions. D’une certaine façon, je considère que la révolte en 1990 n’a pas échoué. Elle a été positive sur pas mal de plans : sur le plan de l’autonomie d’une part, sur le plan de l’intégration des touaregs dans l’armée, dans la police, dans la douane etc… sur le plan de la meilleure connaissance entre le Nord et le Sud et sur le plan démocratique aussi parce qu’il y a eu malgré tout pas mal de gens qui ont été intégrés dans la vie politique malienne. Je considère que c’était une réussite quelque part. Si la révolte reprend maintenant, c’est peut-être parce qu’il y a eu un net ralentissement -il faut le dire- sous la gestion notamment du dernier président, Amadou Toumani Touré, qui, actuellement -et c’est tout à fait intéressant- est relativement pointé du doigt par tous les Maliens, particulièrement ceux du Sud qui disent en fait, le problème du Nord n’est pas une bonne chose, la guerre n’est pas une bonne chose, mais le grand responsable c’est quand même le président qui n’a pas fait ce qu'il fallait.
RFI : Quels sont les liens entre ces rebelles touaregs et les terroristes d’al-Qaïda ?
P. B. : A priori, les touaregs eux-mêmes s’acharnent à le dire et le redire : il n’y a pas de lien entre al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) et les rebelles touaregs. Il n’y a pas de lien non plus a priori entre les populations touarègues, les maures etc… et al-Qaïda. Al-Qaïda est vraiment un corps étranger, enkysté maintenant dans la région depuis 2007. Il y a eu des « mariages », mais malgré tout, tout le monde passe beaucoup de temps à dire que les touaregs et les maures etc, ne sont pas des terroristes. L’islam qui est pratiqué n’est pas le même que les salafistes et qu’a priori, il ne faut pas faire la confusion. Et si vous allez sur le site du MNLA, vous voyez qu’il y a un grand article [reprise d'un article publié par le quotidien La Tribune de Genève, NDLR], sur « Les touaregs sont le rempart à l’expansion du terrorisme d’Al-Qaida » .
RFI : Il n’empêche qu’après leur libération, plusieurs otages ont dit qu’il y avait des touaregs parmi leurs ravisseurs ?
P. B. : Il y a quelques jeunes touaregs. Les notables touaregs ont fait une action ces derniers temps et ont fait revenir dans les foyers une vingtaine, une trentaine de jeunes touaregs qui s’étaient fourvoyés. Je pense qu’effectivement, un certain nombre de jeunes ont pu être séduit par les sirènes islamistes et les profits qu’on peut en tirer. [intervention RFI : et l'argent qui va avec ?] Mais ça n’a jamais été un fait très important. Pour le moment, Aqmi reste extrêmement majoritairement composée d’Arabes algériens.
RFI : Que peut faire le président Toumani Touré, riposter ou négocier ?
P. B. : Ce qui est assez fascinant, c’est de voir à quel point l’armée se déploie contre quelques centaines de gens qui effectivement attaquent des villes, mais elle ne s’est absolument pas déployée contre Aqmi. Je ne pense de toute façon que la bataille soit la solution parce que l’armement est lourd des deux côtés. Maintenant, on n’est plus au niveau des armements de 1990 et ça peut vraiment aboutir à quelque chose d’assez grave. Et j’ai le sentiment, en écoutant un certain nombre de prises de paroles du MNLA, qu’il y aura des négociations qui seraient assez facilement possibles et rapidement.
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(*) À bas bruit : sans symptômes permettant d'alerter.
(**) Les Iwellemmeden de la région de Ménaka sont appelés Iwellemmeden Kel Ataram (« Ceux de l'Ouest »). Les Iwellemmeden Kel Denneg (« Ceux de l'Est ») sont rattachés à Tahoua qui fait partie du Niger.
A lire: Les touaregs Kel Adagh, Karthala, 1999

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